La Caméléone chapitre # 8 et # 9

Résumé des chapitres précédents.

6. Zac, interrogé par un Martin toujours plus attentif à ses dires, reprend le cours de son récit. Il évoque ses préparatifs de départ pour New York, son arrivée à JFK où Lester, son employeur, l’attend. La découverte de son incroyable loft, Varick Street, et sa reconnaissance envers Lester de mettre à sa disposition un tel lieu.

7. Après quelques verres échangés et quelques considérations sur New York vide en août, Lester, rassuré par l’enthousiasme du Français pour son nouveau domicile, s’échappe pour aller retrouver sa femme dans le Vermont. Zac prend ses marques dans cet immense espace, puis s’effondre dans un sommeil réparateur. Il est réveillé par le bruit caractéristique d’un camion des pompiers new-yorkais, s’habille à peine, il fait très chaud à New York au mois d’août, et part se balader dans SoHo, qu’il connaît bien, à cette heure où, entre chien et loup, une faune émerge, curieux mélange d’autochtones désœuvrés et de touristes curieux de découvrir la Grosse Pomme. La chaleur l’amène à se réfugier dans un petit bar assez insolite, mais bien climatisé. Il lie conversation avec Sandy, la serveuse,  jusqu’à l’arrivée d’une incroyable créature en combinaison de latex noir. Littéralement sidéré par cette apparition, Zac est pris d’un désir fou pour cette créature au point de la suivre aux toilettes et de chercher à la posséder. Repoussé avec une violente indifférence par la vamp, il quitte les lieux, désemparé par son geste.

Chapitre 8

Martin n’a pas bougé de sa chaise pendant le récit et il fixe le visage de Zacharie avec une intensité particulière, comme s’il voulait y découvrir encore des traces de cette violence. Il reste silencieux un moment puis interroge, songeur :

– Zac, ça vous était déjà arrivé de vouloir violer quelqu’un ?

– Non, jamais ! J’ai toujours eu les filles que je voulais. Là, c’était comme si j’étais devenu fou !

Martin sourit. Il semble satisfait, comme quelqu’un qui a la réponse à une question. Zacharie se dit que décidément les gens lui font souvent penser à des animaux. Si Léon et son écoute attentive évoquent pour lui un éléphant aux grandes oreilles, Martin à l’instant même lui fait penser à un cochon truffier. Un de ces cochons fouineurs, qui renifle la délicieuse moisissure cachée sous la mousse… Zacharie se met à le détester. Il lui trouve l’air fouille merde, faux jeton, et il se tait.

Martin ne sent pas le changement et revient à la charge maladroitement :

– Continuez, Zac. Ne vous attardez pas sur les détails.

Les détails ! Ce mec est vraiment con, se dit Zacharie. Appeler Lola un détail, alors qu’il avait complètement flippé sur cette gonzesse, qu’il en avait perdu le sommeil, l’appétit, la raison…

– Martin, je vais vous dire une chose, vous n’êtes pas au ciné ni à une séance de lecture. Vous me demandez de vous raconter ma vie. Il faut que j’arrive à rassembler mes esprits, à remonter le fil et vous, vous appelez Lola un détail, alors allez vous faire foutre !

– Cette brune, elle s’appelait Lola ? Vous ne me l’aviez pas dit.

– Comment voulez-vous que je vous le dise, vous n’arrêtez pas de m’interrompre. Oui, cette brune s’appelait Lola mais je ne l’ai su que plus tard quand j’ai interrogé Sandy, à ma deuxième visite au Zanzi Bar.

« Après la soirée fatale, je m’étais retrouvé dans mon loft et dans mon lit sans savoir comment. J’avais navigué entre le sommeil et un demi-coma un temps indéterminé, avec l’aide de la bouteille de whisky de Lester, mais un besoin impérieux de revoir cette femme me fit retourner à l’endroit où je l’avais rencontrée.

Sandy m’accueillit chaleureusement et en bonne barmaid, me servit d’office mon cocktail favori. Après avoir fait tourner et retourner les glaçons dans mon verre et ma langue dans ma bouche, je dis innocemment :

– Pas la même ambiance que l’autre nuit, ce soir, pas de joueurs de cartes ? Pas de tigresse en latex ?

– Ah ! Vous aussi vous êtes baba devant Lola. Je croyais que les Français en avaient vu d’autres et qu’il y avait plein de putains dans son genre dans les rues de Paris !

– Pourquoi, elle est française, cette Lola ? En tout cas, vous, vous n’avez pas l’air de l’aimer. Je ne suis pas baba devant elle, mais il faut reconnaître qu’elle est étrange. Je ne pense pas non plus que ce soit une putain…

– Pas une putain mais une drôle de salope, quoi ! A part ses copains français, elle ne parle à personne, moi c’est tout juste si elle me dit bonjour. Il n’y a que David avec qui elle discute un peu, mais pour impressionner tous les mecs qui entrent dans ce bar, elle s’y connaît.

David, c’était le barman. C’était avec lui qu’il me fallait parler si je voulais en savoir plus. Je repérai, sur un guéridon où s’entassaient de vieux magazines et divers quotidiens, un petit dépliant répertoriant les galeries de SoHo et leurs expositions. Prenant le plan, je m’approchai de David et lui demandai nonchalamment :

– Il y a quelqu’un qui s’intéresse à l’art, ici ?

– Tout le monde un peu, c’est le quartier qui veut ça, c’est plein de galeries, d’ateliers et il y a des vernissages tout le temps. Et puis, vous savez, c’est l’occasion pour bien des gens de boire un coup à l’œil ! J’sais pas si vous avez remarqué, mais j’ai pas que des milliardaires, dans mon bar. Pourquoi, ça vous branche, vous ?

– Oui, c’est mon métier et je suis venu à New York pour ça. Mais dites-moi, je ne sais si vous avez des milliardaires, mais vous avez des belles filles qui viennent chez vous…

– Ben oui, c’est plein de belles nanas à New York, mais vous savez… moi ici, je travaille…C’est tout.

C’était évident que je n’en tirerais rien de plus, en tout cas ce jour-là. Mieux valait retourner vers Sandy, avec qui j’avais nettement la cote.

– Sandy, vous allez dans les galeries, vous ?

– Oui, ça m’arrive, quand je connais l’artiste ou le galeriste. Ils viennent souvent prendre un verre ici et les plus sympas m’invitent parfois. Alors, quand ça correspond avec mes horaires, je vais y faire un tour mais vous savez, j’y comprends rien, à l’art, surtout quand c’est des trucs où y a pas de personnages. J’aime bien quand il y a plein de dessins, un peu comme les types qui écrivent sur les murs dans la rue.

– Ah ! Les graffitistes ! Vous connaissez Keith Haring ?

– Oh ! Oui, celui-là, il est adorable ! Pendant un certain temps, il est venu avec ses copains au Zanzi. Mais pourquoi vous me posez toutes ces questions, Zacharie ?

– Comme ça, je me disais que si vous aimiez, on pourrait aller à un vernissage un de ces soirs, ensemble…

C’était un peu vache car je n’avais rien à faire de Sandy, mais comment continuer à la questionner sur Lola sans devenir un peu plus intime avec elle. Et puis, elle était jolie et c’était plus marrant de courir les vernissages avec une jolie fille que tout seul. Sandy avait rougi en entendant ma proposition. Pas de doute, j’avais la cote et l’idée de sortir avec moi, même pour un vernissage, semblait la brancher. Mon vieux pouvoir de séduction faisait toujours recette ! Le problème était qu’en août, il ne se passait presque rien du point de vue des galeries. Après avoir épluché ensemble le fameux dépliant pour nous apercevoir que tous les vernissages reprenaient en septembre, Sandy s’enhardit et me lança :

– Tant pis pour l’art, venez quand même prendre un verre chez moi un de ces jours, tenez, demain je ne travaille pas, alors… J’habite juste en face du Zanzi, là haut, regardez, on voit la lumière. J’aime pas rentrer dans mon appartement dans le noir, alors je laisse une lampe ! De chez moi, on voit tout ce qui se passe ici, c’est marrant, non ?

Et comment que c’était marrant ! En draguant Sandy je pourrais passer quelques moments chez elle et jeter un œil sur le Zanzi Bar. Epier Lola sans trop me faire remarquer c’était un plan, mais un plan risqué car Sandy n’était pas idiote et si je voulais cet observatoire j’aurais à donner un peu de la personne à la petite.

– Sandy, demain, ce n’est pas possible mais un de ces soirs, pourquoi pas !

Je ne trouvai que ce moyen pour éviter de me jeter tout de suite dans une histoire un peu minable simplement pour comprendre pourquoi une femme avait pu exercer une telle fascination sur moi. Cette gamine n’y voyait que du feu et je me sentais passablement dégueulasse.

Je regagnai mon antre, mon dépliant des galeries à la main, avec la ferme intention, pour oublier mon obsession, de me mettre au travail. Je commençai à noter les lieux où je pourrais rencontrer des artistes, interroger les galeristes, jouer les naïfs, les journalistes novices pour avoir des adresses d’ateliers. Me plonger dans cette entreprise pour laquelle j’étais ici pour plusieurs mois.

 

Chapitre 9

Zacharie, plongé dans ses souvenirs new-yorkais, fait une pose, puis demande à nouveau à Martin qu’il fasse quelque chose, pour qu’on lui rende son carnet.

– Je vais voir, Zac, mais le règlement, ici, c’est le règlement. En attendant, continuez et ne vous énervez pas si je pose des questions hors de propos quelquefois ; je ne peux pas me souvenir de tout, c’est votre histoire après tout…

– Alors laissez-moi tranquille et ne me demandez pas de vous la raconter.

En même temps qu’il prononce ces paroles, il réalise que cet exercice de mémoire lui est salutaire, qu’il le sort de l’état cotonneux dans lequel il est plongé depuis son enfermement. Depuis combien de temps, d’ailleurs, est-il ici ? Et où est-il exactement ? Il continue son récit.

« Grâce à mon carnet, donc, au bouquin très bien fait que Pignon a écrit, il y a quelques années, « New York, l’art et ses lieux», je passai en revue, quartier par quartier, tous les endroits où faire un tour. Désireux de ne pas trop m’écarter du périmètre où j’habitais et surtout, de ce point vers lequel convergeait, d’une façon maladive, mon intérêt, je décidai d’aller voir les galeries de SoHo et aussi de me débrouiller pour rencontrer le maximum d’artistes que je pourrais sélectionner pour mon exposition parisienne. J’écartais après une brève visite les galeries qui montraient des gens connus, trop connus en tout cas pour ma petite entreprise. Mes assureurs voulaient des débutants, du jamais vu.

Comme à Paris, des femmes étaient souvent à la tête de ces établissements. Je tombai sur une Japonaise passablement snob qui me déroula quelques toiles de celui qui deviendrait, d’après ses dires, l’Andy Warhol de la future décennie. Outrée que je semble douter de son affirmation, elle tourna les talons et s’intéressa avec déférence à un personnage lisse et distingué qui portait tous les stigmates du gros collectionneur, ce qui me permit de piquer d’abord quelques cartons de vernissage négligemment posés sur une table basse, puis de lire le livre d’or avec attention. Quelques graffitis indéchiffrables attestaient de l’importance de leurs propriétaires, d’autres plus décryptables appartenaient à des critiques que je connaissais ou dont je connaissais l’existence ; des dessins, des petites phrases dithyrambiques ou perfides alternaient avec des textes sérieux, souvent alambiqués, qui analysaient les œuvres exposées ou donnaient les états d’âme de leur auteur face à elles. Divertissants, un brin ridicules, tous les livres d’or se ressemblent, qu’on parle de Sol LeWitt, de Rauschenberg, de Picasso ou d’un sombre inconnu. En l’occurrence, seuls les inconnus m’intéressaient et cette galeriste, malgré son snobisme, semblait leur porter, en alternance avec de grands noms, un certain intérêt. Une petite phrase tracée nerveusement sur le beau papier bistre du livre retint mon attention : le très intéressant travail de L.S., sa façon d’osciller entre la représentation et l’informel m’interrogent. Est-ce son inspiration, sa technique ou le mystère de son identité qui m’interpelle ? Je ne saurais le dire, mais ce sont en tout cas ses pièces qui font l’intérêt de cette exposition.

Qui pouvait être L.S. et s’il était peu connu ou encore mieux, totalement inconnu et que j’aime sa peinture, quel merveilleux début pour mon exposition. Il me fallait tout de suite en savoir plus et comme ma Japonaise avait été abandonnée par son riche visiteur, je lui posai la question.

– Je suis comme tout New York, je n’en ai aucune idée ! Dans cette exposition collective, j’avais accroché deux toiles de cet artiste que j’ai tout de suite vendues et depuis je n’ai plus aucune nouvelle de lui. Seul son marchand, avec lequel j’avais organisé l’exposition, en sait sans doute plus.

L’histoire m’intriguait tellement qu’elle se substitua un moment à l’obsession qu’était devenu pour moi le personnage de Lola. Mais en empruntant Spring Street pour rentrer chez moi, mon besoin d’elle m’assaillit de nouveau et j’entrai au Zanzi Bar pour voir si par hasard, elle n’y était pas.

On était à fin de l’après-midi, à cette heure entre chien et loup où, à l’époque, tout pouvait arriver à New York. Une heure moins dangereuse que la nuit mais où, brutalement, les passants changeaient, les sages filant vers le home protecteur alors que les autres, les oiseaux de nuit, sortaient du leur repaire en clignant des yeux, alors que les fêtards, les touristes n’avaient pas entamé leurs virées nocturnes. Sandy m’accueillit avec chaleur et David avec indifférence. Pour avoir une raison de rester, car il était encore un peu tôt pour voir arriver Lola, je racontai ma découverte de L.S. à Sandy, qui m’apprit qu’on en avait beaucoup parlé dans les journaux quelque temps auparavant puis plus du tout, à sa connaissance. Elle en profita pour m’inviter à nouveau chez elle pour le soir même, me disant qu’elle avait gardé quelques coupures de presse sur le sujet par curiosité, car elle pensait qu’il pouvait s’agir d’un client du bar, la galerie où il avait exposé étant toute proche. Prétexte ou pas, je sautai sur l’occasion car c’était le seul moyen de rester ici et de l’attendre sans attirer l’attention. J’étais un nouveau venu dans ce bistrot, je ne pouvais me targuer d’y avoir mes habitudes comme à l’Univers où je restais des journées entières à écrire, à écouter les cancans du quartier, à rêvasser, chouchouté par mon bon Léon.

Ravie de me voir accepter, Sandy vaquait à son travail avec bonne humeur, en fredonnant alors que j’étais envahi d’une angoisse contradictoire, celle de ne pas voir arriver Lola en même temps que celle de rencontrer son regard après la scène dans les toilettes.

La deuxième hypothèse me sauta au visage avant que j’aie eu le temps de m’y préparer. Elle était là et plantait ses yeux dans les miens comme pour dire : Alors, connard, tu t’es calmé ? J’étais plein de désir pour elle et maintenant pour ces yeux que j’avais crus noirs lors de mon assaut, tant ils étaient en colère. Eh bien non. Ils étaient d’un bleu sombre, comme constellés de paillettes, bordés de longs cils, alourdis par un intense maquillage noir que renforçait encore l’épaisseur charbonneuse des sourcils. Elle me regardait, sans un mot, avec calme, mais sa bouche charnue esquissait un semblant de sourire, une petite moue dédaigneuse qui plantait dans mon cœur la plus douloureuse des banderilles. Comment, cette fois encore, ne lui avais-je pas sauté dessus pour la battre, pour la mordre, pour la posséder, je ne saurais le dire. Pris comme un rat face au serpent qui va le dévorer, j’étais paralysé et à sa merci. Ce qui me parut une éternité ne dura que quelques  secondes, elle se détourna alors de moi pour aller embrasser David derrière le bar. Sandy n’avait rien vu et en passant, elle me fit un petit signe, histoire de dire « je n’en ai plus pour très longtemps », puis s’apercevant de la présence de Lola, elle m’interrogea du regard, inquiète. Je plongeai le nez dans mon Martini vodka et dans la contemplation des divers cartons que j’avais ramenés de la galerie, en attendant qu’elle me délivre pour que nous puissions partir ensemble.

 

 

 

 

 

 

 

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