« Amours sur mesure » de Mathieu Bermann, P.O.L, mai 2016
Un livre édité par P.O.L : je l’achète les yeux quasi fermés. Avec Sabine Wespieser et Minuit, cette maison fait partie des toutes premières, à mon avis.
Me voilà chez moi. Je ne connais pas l’auteur – j’apprendrai ensuite que c’est son premier roman.
Le début me plaît assez, j’aime bien le style direct, les phrases précises même si elles sont parfois tournées d’étrange façon. Et puis je commence à m’interroger – m’ennuyer ? Que nous dit le roman ? Le narrateur est amoureux de Lisa mais Lisa a un amant pas tout à fait comme les précédents, dans la relation « ouverte » qu’ils ont nouée tous deux : celui-là a l’air de compter. Alors, un peu plus malheureux ou jaloux qu’il ne l’aurait cru et voulu, le narrateur regarde les garçons, comme il l’a toujours fait, ou plutôt un garçon le regarde. Il lui laisse son numéro de téléphone dans le train qui conduit vers Montpellier où le narrateur va souvent voir ses parents. L’un a vingt-huit ans (le narrateur), l’autre dix-neuf, le Valentin du train, ce qui n’a pas l’air de déplaire au narrateur qui manifestement bloque un peu sur les questions d’années.
Bon. Et ? Et rien. Car le garçon regarde lui-même un autre garçon, Stéphane, sous les yeux de sa sœur étonnamment jalouse – sœur quasi incestueuse mais qui elle-même « fréquente » un gars.
Bon : et alors ? Alors toujours rien. Parce que Valentin et le narrateur ont beau se voir, se revoir, s’apprécier, dormir dans le même lit, ils ne se touchent pas, ils ne s’embrassent même pas. Et de son côté, Valentin laisse tomber son Stéphane car il a flashé sur un nouveau garçon, Joram. Mais Joram, s’il l’embrasse cette fois, ne le touche pas non plus. Donc rien, nulle part.
Alors, pendant ce temps somme toute moribond, le narrateur qui ne voit plus guère Lisa sort en boîte. Boîte gay. Il drague, il baise. Il pense à Valentin, mais Valentin n’a pas quitté son Joram avec qui il ne baise toujours pas parce que Joram se débine à chaque fois. Et la sœur, très souvent présente, reste avec cette sorte de fiancé avec qui elle se dispute beaucoup. Notamment dans les « soirées » où ils vont tous. Et bien sûr, Valentin finit par avoir des aventures ailleurs.
Bon, bref : stop ou encore ?
Fausse légèreté
Édité chez P.O.L : ça ne pouvait pas être aussi simple – pour ne pas dire simpliste. Et voilà qui en outre aurait été bien étrange de la part d’un auteur agrégé de lettres modernes, également docteur en littérature et langue françaises.
Mathieu Bermann, âgé de 30 ans, confie dans son roman : « Me touche la manière dont les gens se débattent avec ce qu’on appelle amour, rejetant ce qu’ils croient ne pas en être et cherchant ce qui n’en est pas forcément. »
Sa question se révèle peu à peu dans l’ouvrage : l’amour s’est-il englué dans le noir des back rooms, étouffé dans les fils de la Toile qui regorge de sites de rencontres ? Ce que vivent les héros du livre sont des histoires entre amitié, rencontres d’un soir, fantasmes, fugacité, coups de cœur qui font peur et coups de queue qui font plaisir. C’est le roman d’un « désir sans nom », comme dit le narrateur de son histoire avec Valentin. En résumé, le narrateur, comme les autres personnages, ne savent plus trop où ils en sont ni ce qu’ils cherchent vraiment. Est-ce la marque de cette génération ? ou au moins d’une partie d’entre elle ?
« Et s’il avait peur de gâcher votre relation en y introduisant une dimension sexuelle ? », demande le narrateur à Valentin à propos de Joram toujours abstinent, mais en pensant tout autant à son histoire avec Valentin lui-même auquel il tient, à l’évidence.
Comme si l’excès de baise avait fini par se séparer si radicalement de l’amour que l’idée de les fusionner était devenue, non plus une superbe plénitude, mais le danger mortel des sentiments.
L’auteur remarque : « La liberté sexuelle peut prendre de drôles de tournures. »
Amour sur mesures
A la dernière phrase du roman, Mathieu Bermann nous dit que, « en amour, chacun fait sinon à sa volonté, du moins à sa mesure », mais le titre de l’ouvrage – Amours sur mesure – aurait pu en vérité mettre mesure au pluriel. Valentin qui, au contraire du narrateur, est gay pur sucre, a des critères de chasse bien précis. Le mec doit mesurer au moins 1m80, sinon il n’en est pas question. Il doit avoir « une grosse bite » et être sinon musclé « au moins mince ». Mesures, mesures – même si on ignore la taille requise de la bite en question : point trop n’en faut ?
Mesures aussi, ce cercle de gays alentour que l’on peut détecter par l’appli Grindr chargeable sur l’iPhone. 100 profils dans un rayon de quelques centaines de mètres, et pour les abonnés c’est encore davantage. L’appli vous dit à combien de mètres se situe la proie la plus proche. Ah ! les merveilles de la technologie…
Du coup, Valentin et le narrateur s’y mettent, ils grindr à qui mieux mieux, tout excités par la perspective de possibles et nouvelles étreintes mais au risque d’y croiser Joram. Tiens, on dirait que c’est lui justement, à en juger par un torse entrevu sur un profil : petite douche froide tout de même pour Valentin d’autant qu’ils sont venus ensemble dans la même boîte de nuit…
Comment ne pas finir par se perdre dans toutes ces mesures et ces algorithmes de la chair ?
Les mots bleus
Pas de confusion : nous ne sommes pas dans la chanson romantique de Christophe, on est plutôt sur un drôle de ring où les mots semblent perçus comme des coups de poing potentiels avec traces garanties. Ou bien ils sont vus comme un peu ridicules, ce qui n’est pas très éloigné au fond.
Valentin met beaucoup de guillemets dans ses sms au narrateur. Comme s’il fallait prendre de la distance avec les mots qui pourraient engager ou, au moins, signifier vraiment. Les non-dits sont également omniprésents, « le non-dit étant la meilleure conciliation possible entre idéal et réel », confie le narrateur. Pas d’affirmation à la guimauve, encore moins de promesses, pas de danger de bleus à l’âme. Pas d’illusions ?
Peu dire mais pourtant bien dire ce peu. Car tous ces jeunes gens s’expriment bien, de façon assez surprenante même dans notre époque de langage disons créatif. Pas d’imparfait du subjonctif tout de même, mais pas non plus de raccourcis, de verlan, d’argot ou de mots d’ethnicités mélangées : je me suis demandé combien de jeunes parlent encore comme eux aujourd’hui.
D’où viennent-ils ? On ignore ce qu’ils font dans la vie les uns et les autres, on ignore dans quels quartiers ils habitent, ce que font leurs parents. Fils de bobos ? Enfants cultivés des classes moyennes ? A l’évidence, ils sont cultivés, ils lisent, Valentin cite Duras, ils connaissent Robert Mapplethorpe et à propos de photos, ils vont voir l’exposition consacrée à Larry Clark, au musée d’art moderne de la ville de Paris, s’engueulant d’ailleurs, du moins Valentin et Joram, sur le contenu toujours aussi direct et pas vraiment à l’eau de rose (comme toujours avec Clark) et sur l’attitude de la mairie de Paris de l’époque (on est en 2010) qui a interdit l’expo au moins de 18 ans. Elle a sommé en quelque sorte les gens qui ont l’âge des adolescents photographiés de ne pas aller regarder leurs semblables. Étonnant, non ? comme disait Desproges.
Si le narrateur n’est pas d’accord avec cette sorte de censure, Mathieu Bermann ne juge pas les personnages de son livre. Il dira d’ailleurs que, comme tout roman, le sien est plus ou moins autobiographique. En somme, il ne se juge pas non plus. La question n’est bien sûr pas de juger mais de savoir s’il convient de se réjouir de ces libertés que les générations précédentes n’ont pas eues, de se désoler de leurs conséquences ou de se montrer parfaitement tolérant, sachant que la tolérance, brandie en fanion de l’ouverture d’esprit, est en vérité la sœur jumelle, mais cachée, de l’indifférence et du repli sur soi.
Amours, amour
Que penser en bref de l’amour abordé dans son pluriel ? Au singulier, n’est-il finalement qu’un rêve romantique, une chimère ? Une mauvaise blague pour adolescents pas encore décillés ? Est-ce que la somme des plaisirs équivaut au bonheur ? Ou est-il totalement idiot de penser à un bonheur au singulier – ou à un bonheur singulier, au choix.
L’auteur ne nous dit pas ce qu’il en pense, il se contente de filmer, si je puis dire, ces personnages qui se déplacent vite. Pourtant, il glisse, à propos de sa relation avec Lisa : « Peut-être notre histoire manque-t-elle d’éclat et de drame à force de libéralisme amoureux. Trop de silence et de non-dits, et sans doute pas assez de cris et de larmes. » Peut-être, comme il dit.
Et pourtant aussi, comme une ombre, un autre personnage traverse régulièrement le livre. Luca, le premier garçon du narrateur. Ils se sont rencontrés alors qu’ils n’avaient pas 18 ans. C’est Luca qui présentera Lisa au narrateur qui était éperdument jaloux de leur relation. Mais la présentation a lieu au moment où Luca est déjà tombé malade, comme s’il voulait lier entre eux ces deux êtres qui lui sont chers, juste avant de mourir, à 22 ans. Luca avec qui le narrateur glisse, juste comme ça, qu’il a eu « un bonheur inouï ».
L’amour existe encore ?
Thierry Martin