« Au revoir là-haut « , un Film d’Albert Dupontel
N’ayant pas lu Au revoir là-haut, le roman de Pierre Lemaitre, prix Goncourt 2013, c’est en toute innocence, au sens exact du mot, que je suis allé voir le film éponyme qu’en a tiré Albert Dupontel, Et je suis tombé sous le charme.
Pourtant l’histoire peut sembler assez peu crédible du fait de rencontres si opportunes entre les personnages qu’on a du mal à les imaginer fortuites. Ces destins mêlés au millimètre tout au long du film font surtout figure de pièces d’un puzzle qu’on ajuste à l’envi pour la teneur dramatique du propos. Mais peu importe, finalement, c’est une donnée de base de cette histoire : sans ces trajectoires savamment entrecroisées, il n’y aurait ni le livre ni son adaptation. J’ai donc avalé l’affaire sans trop rechigner.
Reste le charme. Le film en regorge, tout tramé de délicatesse, d’humour, de tendresse, de folie cohabitant avec la violence la plus extrême : cette épouvantable guerre de tranchées de 14-18, ces « gueules cassées » de tant de jeunes soldats transformés en monstres par un obus, pour le restant de leur vie, et qui ne tenaient que grâce à la morphine lorsqu’ils réussissaient à s’en procurer.
Albert Dupontel filme avec son habituelle inventivité, ses rythmes rapides, son sens de la photo, et son côté délicieusement baroque pour ne pas dire kitsch.
Vrais salauds et beaux masques
Jouant dans son propre film, Albert Dupontel est-il un aussi bon acteur qu’il est un bon cinéaste ?
Il campe Albert Maillard, un Monsieur Tout-le-monde pris dans cette fureur de mitraille, sauvé in extremis de la mort par un jeune soldat, son copain Edouard dont un obus va déchiqueter le visage alors qu’il vient de lui porter secours. Dupontel joue avec justesse mais je ne sais quoi retient de s’extasier. Les louanges spontanées vont davantage aux autres, Laurent Lafitte bien sûr (« de la Comédie française »…) campant un parfait salopard, imbécile, prétentieux, avide de pouvoir et de luxe, mais surtout Nahuel Perez Biscayart dans le rôle d’Edouard-le-sauveur, fils d’une très riche et influente famille.
Nahuel Perez Biscayart qu’on avait vu dans le bouleversant 120 battements par minute crée d’incessants dessins comme son père, Niels Arestrup (excellent), produit de l’argent. Ils ont toujours eu des rapports conflictuels et à présent qu’Édouard est porté disparu, ce père dominant, cynique, impitoyable n’est plus vraiment le même, pourtant caché sous son masque de money maker habituel.
Masques : il y a surtout ceux d’Édouard défiguré mais bien vivant, ruminant entre rage, désir de vengeance et désespoir des stratagèmes pour faire payer à la société sa jeunesse en lambeaux. Il les dessine et les fabrique lui-même, masques de papier, de carton, de métal, de plumes, masques ironiques et tragiques tout à la fois, masques absurdes, magnifiques. Privé de visage et de voix, Nahuel Perez Biscayart ne peut jouer qu’avec ses (grands) yeux bleus et ce qu’il fait passer par ce seul regard est prodigieux.
Il n’est compréhensible que par une toute jeune fille, Mélanie Thierry, qu’on avait vue dans le Quasimodo d’El Paris de Patrick Timsit. Elle s’est attachée à Edouard, malgré ses horribles blessures qu’elle a voulu regarder en face. Elle traduit les borborygmes sortant de sa gorge arrachée comme si sa compréhension venait non des mots mais de ce qu’elle ressent ; parfois d’ailleurs, elle dit ce qu’Edouard voulait dire avant même qu’il ne l’ait exprimé.
Morts pour la France
Et si la mort était une aubaine pour faire de l’argent ? Les uns et les autres vont surfer sur la vague d’émotions et peut-être de honte (restons optimistes) qui suit la « grande guerre » : vrais cercueils pour faux morts qu’usinent quasi industriellement Laurent Lafitte et ses comparses, faux monuments commémoratifs pour vrais morts qu’inventent Édouard et Albert et dont ils vendent les croquis aux patriotes comme aux pauvres gogos.
Mais derrière ces carambouilles et quelques corruptions qu’essaie de combattre un vertueux fonctionnaire de la Troisième République, un père, les yeux secs, pleure son fils rebelle, un père d’apparence toujours aussi cassante, un homme toujours aussi violent avec les autres. Mais un père. Pourra-t-il retrouver Edouard, faire tomber les masques, celui de son fils comme le sien ?
Millefeuilles de violence et de tendresse, d’abjections et de courage, plutôt déglingué, tantôt très prévisible, tantôt difficile à croire, ce film dégage au total un charme et une émotion que l’on n’oublie pas en sortant de la salle.
Thierry Martin