Yource

Bientôt trente ans, Marguerite Yourcenar…

Grâce à mon amie et blogueuse-chef, Lola Gassin, j’ai appris que Pierre-Emmanuel Schmitt a été le parrain de Villa en fête, le 12 juin dernier, à la villa départementale Marguerite-Yourcenar. Elle se trouve au Mont Noir, le lieu de sa famille, cette colline des Flandres située à quelques centaines de mètres de la frontière franco-belge et à quelques kilomètres de Bailleul.

Voilà qui m’a donné envie de vous parler de cet immense écrivain que j’aime tant (aurait-elle voulu écrivaine ?) dont nous commémorerons, en 2017, le trentième anniversaire de la disparition bien regrettée.

Fragments d’archives

Marguerite Yourcenar

Marguerite Yourcenar

Née à Bruxelles, en juin 1903, Marguerite Yourcenar s’appelle en vérité Marguerite Cleenewerk de Crayencour, Yourcenar étant l’anagramme presque parfaite de ce Crayencour de noblesse achetée en même temps que le domaine, dans cette partie de Belgique dont Archives du Nord, deuxième volume de Le Labyrinthe du monde, nous racontera l’histoire. Sauf la sienne d’ailleurs, puisqu’elle vient à peine de naître au point final de cette trilogie au demeurant inachevée.

Saviez-vous que Marguerite a passé la première partie de son bac à Nice ? Ce n’était qu’une validation en fait, puisqu’elle n’a jamais fréquenté l’école de cette ville. Ce passage niçois était dû au hasard des voyages de son père, ce Michel tant aimé, brillant, charmeur, libertin, anticonformiste, grand voyageur et terriblement joueur et dépensier. Il mourra quasi ruiné en 1929, laissant Marguerite dans un presque dénuement.

Michel, le père, l’ami

Michel était son ami autant que son père. Elle n’a pas connu sa mère, de vieille noblesse, qui mourut dix jours après naissance. Tandis que Michel l’éduque à sa manière, Marguerite passe ses hivers à Lille, chez sa grand-mère paternelle Noémi (sans e, oui…). Noémi Dufresne dont Marguerite fait, dans Archives du Nord, un portrait à l’acide. Le jour de la disparition de Noémi, subitement « morte du cœur », Marguerite se serait exclamée, en l’apprenant : « Du cœur ? Elle s’en était pourtant si peu servie ! ».

L’été, jusqu’à la Première Guerre mondiale, Marguerite réside dans le château familial du Mont Noir, dans la commune de Saint-Jans-Cappel. Le château a été construit en 1824 par son arrière-grand-père Amable Dufresne et il restera la propriété de la famille Dufresne jusqu’à la mort de Noémi, en 1909. Michel de Crayencour l’hérite et le vend peu après. Il sera détruit pendant la Première Guerre mondiale.

Avec Michel, c’est une vie bohème qui s’égrène de Bruxelles à Athènes, des îles grecques à Constantinople, en passant par Rome, Tivoli où elle découvre la villa d’Hadrien, Paris et Monaco – et donc Nice. Mais Michel meurt, et assez vite Marguerite se défie de l’Europe qui se tend comme un arc prêt à lâcher ses flèches.

En 1939, elle part alors pour les États-Unis rejoindre Grace Frick, née la même année. Elle va en partager la vie jusqu’à la mort de Grace, en 1979, après une très longue maladie qu’elle affrontera avec une force surprenante. En 1939, Grace est professeur de littérature britannique

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Grace Frick

A New York. Elles se sont rencontrées par hasard, à l’hôtel Wagram, à Paris, en février 1937. Aimant désormais une femme, Marguerite Yourcenar a été auparavant amoureuse d’un homme, mais il était gay et leur histoire n’eut pas de longues suites « sensuelles » selon l’expression qu’elle employait pour parler de sexualité. Des décennies plus tard, à l’occasion d’un petit livre d’entretiens passionnants qu’elle accorda à Matthieu Gallet (Les yeux ouverts), il lui demanda si c’était important de préférer les hommes ou les femmes. Elle répondit (de mémoire) que « cela a la même importance que de préférer les pommes ou les poires ».

Grace Frick, la compagne, le soutien

Voici donc Marguerite et Grace aux USA. Ce sont d’abord quelques années new-yorkaises. Marguerite travaille pour la première et dernière fois de sa vie (comme professeur) et n’en gardera pas un très bon souvenir… En 1950, les deux femmes s’installent dans l’île des Monts Déserts, dans le Maine : Mount Desert Island. Elles acquièrent Petite-Plaisance, sorte de chalet doté d’un beau jardin dont Marguerite dira qu’il s’agit d’une maison « modeste mais logeable ». Elles y passeront toute leur vie. Grace Frick sacrifiera sa carrière universitaire pour Marguerite dont elle sera non seulement la compagne mais aussi la quasi secrétaire, l’intendante, celle qui veille à tout, à commencer par les documents de travail dont Marguerite n’était pas fanatique, mais elle veille aussi aux questions administratives et d’argent dont le moins qu’on puisse dire est qu’il s’agissait-là de sujets fort éloignés des préoccupations de l’écrivain… Grace sera aussi – et c’est majeur –  la traductrice de son œuvre.margyurs3

Et l’œuvre est considérable. De son premier roman refusé par les éditeurs, au début des années 20, à La voix des choses paru l’année de sa mort, Marguerite Yourcenar a écrit des romans, des essais, du théâtre, une vaste biographie de sa famille ; elle fut aussi traductrice de poésie, auteure d’études historiques (Si vous pouvez, lisez Ah ! mon beau château par exemple qui raconte Chenonceau *).

Érudite, elle lisait couramment le grec ancien et le latin et avait une grande connaissance des textes antiques tout en étant également passionnée par l’Asie (Cf. Nouvelles orientales et le très beau livre sur Mishima, Mishima ou la vision du vide). Elle dit d’ailleurs quelque part que de toutes les pensées cosmogoniques ou religieuses, si elle avait à choisir, c’est probablement pour le bouddhisme qu’elle opterait.

Tout au long de ces années d’écriture où le succès vient peu à peu jusqu’à la diffusion moyourcenar2ndiale de  Mémoires d’Hadrien, en 1951, Grace Frick est à ses côtés, vigilante, discrète, stable malgré sa maladie : et Marguerite avait bien besoin de cette stabilité, elle qui avait une nature hypocondriaque et, pour dire les choses, assez « parano » comme en témoignent par exemple ses rapports tant avec ses éditeurs qu’avec les critiques littéraires, voire certains de ses lecteurs (Cf. Lettres à ses amis et à quelques autres, Gallimard, 1995).

Grace Frick a toujours été le soutien, le rempart. Mais Grace n’était plus là lorsqu’en 1980 Marguerite Yourcenar fut la première femme élue à l’Académie française, notamment du fait de l’action inlassable de Jean d’Ormesson.

 Jerry Wilson

Après la mort de Grace Frick, Marguerite oscillera entre « un repli presque érémitique », comme le dit Josyane Savigneau dans sa remarquable biographie, et une course à travers le monde, au long de voyages en bateau car elle détestait l’avion. Ses dernières années, elle aura pour secrétaire et compagnon de périple le séduisant, intrigant et talentueux Jerry Wilson dont les photographies illustreront les textes choisis par Yourcenar, dans La Voix des Choses. Leurs étranges rapports – certains diront qu’elle l’avait en quelque sorte considéré comme l’Antinoüs de son cher Hadrien – se terminent tragiquement : Jerry meurt du sida le 8 février 1986. Dans le cimetière de Brookside à Somesville, un des villages de Mount Desert Island, Marguerite avait déjà fait graver une dalle à la mémoire de Grace : Hospe comesque, « Elle est l’hôte et la compagne ». Pour Jerry, elle en fera graver une autre, en malachite : ΣΑΠΦΡΩΝ ΕΡΩΣ qu’elle traduisait par « Le calme, l’intelligent amour ».

Moins de deux ans plus tard, c’est Marguerite Yourcenar qui nous quitte. Le 17 décembre 1987, à l’hôpital de Bar Harbor. Au moment où elle a expiré, Diddy, celle qui s’occupait d’elle depuis la mort de Grace Frick, s’est souvenue que Marguerite Yourcenar avait ouvert la fenêtre après le dernier souffle de Grace en disant que certains prétendaient que l’esprit avait besoin de s’envoler. Elle avait ajouté comme pour elle-même, en tournant la poignée : « On ne sait jamais ». Alors Diddy a elle aussi ouvert la fenêtre…  Marguerite est allée rejoindre Grace et Jerry au cimetière de Brookside. Sur sa pierre tombale, figure l’une des phrases de Zénon, celui qui était « comme un frère » dans sa famille imaginaire, le héros auquel elle s’est le plus identifiée dans son œuvre : « Plaise à Celui qui Est peut-être de dilater le cœur de l’homme à la mesure de toute la vie ».

Une œuvre singulière

Même si ses non-amoureux, si ce n’est détracteurs, sont considérablement moins nombreux que ses admirateurs, on connaît leur chanson : Marguerite Yourcenar n’était pas un auteur en prise avec son temps, elle était bien davantage un sorte d’historienne qu’une romancière. J’ai même lu sous la plume d’un auteur que j’estime – et donc que je ne citerai pas – qu’Hadrien « n’est pas un vrai roman » car il y manque ce côté seul contre tous que les bons romans auraient, aiguisant le suspense, prenant à parti le lecteur. J’ai lu aussi qu’elle « écrivait comme un homme », que ses phrases « classiques » étaient « ciselées dans le marbre » et donc sans invention.

Ah oui ?

Les grands thèmes de Yourcenar sont en vérité de tous les temps, et l’on a envie d’ajouter : « hélas ! » pour la plupart d’entre d’eux. L’intolérance, la persécution, la guerre, la violence, la vanité, le manque de réflexion et de savoir qui laisse la place aux instincts les moins sympathiques. Mais elle parle aussi d’amour et de la recherche de la sagesse dont elle disait qu’il ne faut surtout pas voir en elle « le pâle résidu des passions éteintes mais la goutte d’or au fond de la cornue ».

Yourcenar développe aussi un axe qui lui est propre : l’homme relié à tout. Il y a chez elle la conviction que les conditions animale, végétale, minérale et humaine font partie d’un tout insécable et interactif. Deus sive natura, disait le grand Spinoza : Dieu, c’est-à-dire la nature – peut-être avec un grand N. Elle ne le cite jamais à ma connaissance, mais elle choisit en revanche, dans la Voix des choses, de courts textes de mystiques chrétiens y compris dans les évangiles apocryphes, ou des poètes tels que Blake ou Thompson pour parler de l’homme relié à tout, dans une approche panthéiste : c’est Jésus qui dit « Fends la bûche, je suis au centre. Soulève la pierre, je suis dessous ». C’est le poète qui écrit : « Tout est relié, visiblement ou invisiblement, et l’on ne peut pas couper une fleur sans déplacer une étoile ».

Tout nous est commun et nous appartenons à ce grand tout. Dans la vie la plus concrète, Marguerite Yourcenar fut une des premières à s’alerter des misères faites aux animaux et c’est elle qui saisit Brigitte Bardot sur ce sujet. Elle était également active dans le domaine environnemental aux Etats-Unis, en tant que citoyenne américaine autant qu’en qualité d’intellectuelle reconnue. Au total, Marguerite était loin d’être coupée du monde dans son existence quotidienne, comme elle sut parler dans son œuvre, avec une exceptionnelle force de vocabulaire et d’images, des sujets éternels qui rythment la vie des Terriens.

La liberté et la prison

Marguerite Yourcenar avait un goût majeur pour la liberté dont elle fera dire à Hadrien, empereur de plus de la moitié du monde connu de son temps, qu’il la préférait à la puissance sauf lorsque la puissance pouvait servir sa liberté. Et Zénon, dans L’œuvre au noir, préférera décider lui-même de sa mort dans sa cellule plutôt que de laisser son sort aux mains du bourreau.

Oui, la liberté, alors que l’organisation de la société ne la favorise vraiment pas. Celle qui pousse à voyager, découvrir d’autres modes de vie : « Qui serait assez fou pour mourir sans avoir voir fait au moins une fois le tour de la prison » demande-t-elle.

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Marguerite Yourcenar

La prison…Ce sentiment de traque, de « trappe » (« Il faut bien tomber dans une trappe quelconque » écrit-elle lorsqu’on arrête Zénon pour un des nombreux motifs qui, à cette époque de tout début de la Renaissance, valaient la prison et la mort), marque le caractère comme l’œuvre de Marguerite Yourcenar. Ce qui est vrai chez Zénon l’est aussi chez Alexis dans Alexis et le traité du vain combat, le premier ouvrage qui la fait réellement connaître. Alexis ne cesse de se justifier et d’implorer qu’on le comprenne plutôt qu’on le juge. Et c’est, au paroxysme, Nathanaël, dans le merveilleux Un homme obscur. Il se croit responsable d’un crime qu’il n’a pas commis et sa vie entière basculera à cause de ce faux auto-procès. La trappe, c’est peut-être même Hadrien, selon la version que l’on retient de la mort d’Antinoüs, qui peut-être se châtie lui-même en faisant tuer celui qu’il aime passionnément et dont il se reproche de ne pas l’aimer encore assez.

La passion et la raison

On l’a parfois dite hautaine, distante, voire froide. Froide ? Il est vrai que son ton, sa voix un peu « aristo », certaines de ses remarques où pouvait percer une ironie face aux agitations des hommes le laisseraient penser. Pourtant si on lit Feux la passion y brûle précisément, mais elle lui fut si nocive (traduire par : elle lui fit si mal) qu’il est clair qu’elle se jura ne plus y succomber. Et la passion flambe aussi chez Hadrien, celle pour son superbe jeune berger devenu son compagnon pour qui il fera construire une ville entière qui porte son nom et dont il fera figurer l’effigie sur la monnaie de l’empire.

Froide, Marguerite ? Sûrement pas. Disons : animée d’une volonté de ne plus souffrir autant qu’à la recherche de ce qui élève et nécessairement détache un peu des passions humaines. Une volonté d’acceptation mêlée d’une lucidité sur le monde et les gens, sans romantisme, sans tricherie, qui éclate notamment dans les trois volumes du Labyrinthe du monde.

Fraternelle mais pessimiste, généreuse (elle aida de très nombreuses fondations américaines et internationales), mais méfiante envers les capacités de violence des hommes, elle était en résumé complexe, c’est-à-dire éminemment intelligente, en alerte et vivante. Je pense souvent à cette phrase d’elle : « Cette même pauvre, parfois touchante et toujours décourageante humanité ». Celle qui se demande d’où elle vient et ignore son sort ; celle qui parfois nous bouleverse par ses élans de solidarité ; et celle qui tôt ou tard, hélas, replonge dans ses folies.

Au fond, j’envie ceux qui n’ont pas encore lu Yourcenar : ils ont tant de bonheurs à venir !

Thierry Martin

* Elle répondra à Matthieu Gallet qui lui demande pourquoi avoir écrit sur Chenonceau : « C’était une commande, assez ridicule, d’une revue américaine qui m’offrait beaucoup d’argent, à condition de présenter une image romantique de Chenonceau, « Château d’Amour ». Je connaissais le château, comme tout le monde, et je me suis dit : vérifions si la vie y fut ou non romantique. Je me suis tout de suite rendu compte qu’il n’en était rien, et que les crises dues à des bouleversements politiques, des questions d’héritage et des soucis d’argent ont prédominé. J’ai donc prévenu la revue que j’écrirai un article sans « glamour », et on n’a pas voulu de l’article proposé, mais j’ai tout de même continué, assez fascinée par le sujet. J’y voyais l’illustration de l’instabilité dans ces demeures du passé qu’on croit si paisibles et si luxueuses, et non les rêveries attendues sur les amours de Diane de Poitiers et d’Henri II.

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