« Ce que je sais de toi » d’Éric Chacour

Eric Chancour
Philippe Rey – 2023 – 300 pages – 22€
C’est une histoire égyptienne. Plus précisément un certain éclairage sur la communauté levantine francophone et francophile qui vivait dans le pays à l’époque de Nasser, avant que l’enflammement de la fierté nationale que conduira le Raïs n’entraîne de fortes pressions sur ces groupes et même des spoliations. De nombreuses personnes finiront par s’exiler, en particulier à Montréal mais aussi en France.
C’est au moins autant une histoire d’amours secrètes – aussi brûlantes qu’interdites, traquées, quasi persécutées. Mais ces secrets, au contraire des voix des disparus aimés qui s’échappent toujours de nos mémoires, vont résonner fort, courant de bouches en fiel à des oreilles en feu, causant drames, et désirs de vengeance. Elle sera ourdie dans les plus sombres replis de la famille de Tarek, le personnage principal du livre.
Le roman se construit ainsi entre photographie sociologique et drames intimes. Les deux approches s’entremêlent sans cesse, constituant précisément la trame du livre. Car cet entrelac est savamment construit. Éric Chacour a dit à une télévision québécoise qu’il a « l’impression d’avoir construit ce livre comme un architecte. »
Sombre et même violente, c’est pourtant aussi une histoire tendre. Recevant l’auteur à sa Grande librairie, l’animateur Augustin Trapenard n’a pas manqué de le souligner – ce qui a illuminé de plaisir le visage sympathique de l’auteur.
Ce que je sais de toi est le premier roman d’Éric Chacour qui est né à Montréal, en 1983, de parents égyptiens. Il partage sa vie entre la France et le Québec.
Une soie qui se déchire – et des personnages aussi
Nous sommes au Caire, dans les années soixante, au sein d’une famille bourgeoise chrétienne et bien installée – le papa est un médecin renommé puis ce sera son fils, Tarek. L’auteur va nous accompagner jusqu’en 2001.
Dans cette famille où l’on parle en français, rarement en arabe, où l’on écoute des chansons françaises, où l’on se précipite au cinéma pour voir les dernières productions « tricolores », tout semble aller pour le mieux. Les talents familiaux se perpétuent, la demeure est vaste et belle, l’argent est abondant, et le clan est respecté de tous. Tissu soyeux, réputé indéchirable, mais qui va bientôt se tendre, se raidir, céder, puis partir en lambeaux – et déchirer chacun.
Voici « Mémie », la grand-mère stricte et facilement comploteuse, ayant une très haute opinion d’elle-même et – habituel effet secondaire de la maladie – une piètre opinion des autres. Elle est bardée de principes et de soucis de respectabilité, régentant son monde dans et depuis son immense villa.
Et voici sa bru, Mira, belle, indépendante, peu diserte. Du temps de son adolescence, elle flirtait avec Tarek, puis un jour elle a disparu du paysage – pendant quatorze ans… Tarek l’a attendue, a renoncé, mais elle est revenue, aussi soudainement qu’elle s’était envolée. Elle a fini par accepter de l’épouser. Sans doute l’aime-t-elle sincèrement, mais pourtant elle s’absente souvent dans des villégiatures élégantes, et même de plus en plus fréquemment. A-t-elle un amant ? Sait-elle quelque chose sur une vie cachée de Tarek ?
Et puis voici Nesrine, la sœur de Tarek, tiraillée entre son affection pour lui et la rigidité familiale exclusive et excluante.
Et voici surtout Ali par qui le scandale va arriver, un jeune homme très pauvre qui un soir appelle à l’aide pour ne pas dire somme le docteur Tarek de venir soigner sa mère, dans un des quartiers misérables du Caire, le Moqattam. Tarek y donne des consultations dans un dispensaire auquel il est très attaché, poursuivant l’œuvre charitable de son père décédé.
Voici encore Fatheya, la bonne à tout faire comme on disait en ce temps – malmenée par Mémie. Elle est facilement curieuse, généralement taiseuse par peur des représailles, mais elle confie parfois quelques clés des secrets de la famille au narrateur.
Et voici ce narrateur : il est bien mystérieux. On reste très longtemps sans savoir qui il est. Il écrit le livre en disant « Tu » et au tout début de l’ouvrage on ne sait pas non plus à qui il s’adresse ; mais on comprend vite qu’il s’adresse à Tarek. Quel est ce narrateur, pourquoi écrit-il ce récit ?
Et voici enfin Le Caire lui-même, ses beautés, ses misères, ses parfums souvent subtils, parfois rudes, sa diversité, sa foule, son vacarme, ses beaux quartiers et ses vastes ilots précaires et comme abandonnés. Le Caire : on le voit, on y est.
Absence(s)
Éric Chacour dit : « C’est avant tout une histoire d’absence. »
De fait, le mystérieux narrateur écrit à un absent pour attirer son attention – l’accuser ? le rencontrer ? L’épouse de son côté masque des vérités en creusant d’insupportables vides. Le pays égyptien lui-même est devenu un absent chez Tarek – un vague mais pourtant inoubliable souvenir. Et Ali semble soudain s’évanouir – absent décisif.
Pourra-t-on vraiment déchiffrer ces absences ? Comprendre ce que veut celui qui se cache derrière la narration ? Savoir ce qu’il est réellement advenu d’Ali ?
Éric Chacour a raison : c’est un livre construit comme le ferait l’architecte d’un bâtiment. Dans celui qu’a édifié Éric Chacour on peut se croiser dans des salons qui semblent briller encore tout comme on peut se perdre dans des couloirs peu éclairés où passent des cortèges d’ombres. Les portes paraissent avoir été installées pour qu’on y écoute, les fenêtres à bow window, pour qu’on murmure à l’abri des stores. Et partout des mains fouillent, à la recherche d’archives qui reconstitueraient enfin l’histoire celée que le narrateur cherche tant à comprendre.
C’est un livre émouvant.
Thierry Martin