La caméléone #Chapitre 2

L’homme est entré dans la chambre brutalement, comme s’il habitait la maison et que passer d’une pièce à l’autre était la chose la plus naturelle du monde. Il semble qu’il le fasse sans s’en rendre compte. Zacharie se souvient maintenant qu’il a dû venir deux ou trois fois déjà. Il se dit qu’il doit absolument trouver un moyen de mesurer le temps et ces visites pourraient en être un, mais comment le noter puisqu’on lui a enlevé, crayons, papier…

– Monsieur Etchegary, Zac, si vous permettez, car je crois qu’on vous appelle comme ça, essayez de me raconter votre rencontre avec Jane depuis le début. Ce ne sont pas les faits qui m’intéressent, mais l’atmosphère générale, les choses simples qui pourraient vous revenir en mémoire…

– Martin, car c’est ainsi qu’on vous nomme, me semble-t-il… avons-nous déjà parlé de Jane Summers ensemble ? Eh bien, justement j’essaye de me souvenir, il y a des moments où tout est précis, d’autres où tout se brouille et j’oublie comment les choses sont arrivées. J’aimerais prendre des notes…

– Je préfère que vous me racontiez, Zac, c’est plus simple, plus naturel et puis une question de ma part peut faire resurgir une chose oubliée, il vaut mieux parler. Essayons de reprendre l’histoire à son début, de retrouver votre état d’esprit, vos conditions de vie, vos fréquentations. Allez-y, Zac, j’ai tout mon temps.

Zacharie se demande pourquoi ce type s’intéresse tant à lui, mais comme ici personne ne veut lui répondre quand il pose des questions, et surtout pas Serge qui lui jette à la tête : il est encore venu te voir, Martin, il va te tirer les vers du nez et avec lui, tu sais, les petits mensonges, ça ne marche pas.

Il est vraiment con, ce Serge, je n’ai à mentir à personne. On parle, c’est tout. Je ne sais pas pourquoi Martin veut savoir des choses sur moi mais j’aime bien sa façon de m’écouter. Il s’assied au pied de mon lit, il regarde dans le vague puis observe ses mains et ses ongles. Il les cure avec un bâtonnet qu’il sort de sa poche, ensuite il scrute le mur à nouveau.

De temps en temps, je l’imagine avec deux énormes oreilles, comme les pavillons des vieux phonographes, reliées à une mécanique qui enregistre toutes mes paroles. Martin, c’est un type pas antipathique, pas un copain non plus, mais un brave type.

– Zac, vous m’écoutez ? Commencez à me raconter votre histoire. L’autre jour vous m’avez dit : tout a commencé à ma sortie de l’hôpital ; reprenez à ce moment-là, allez-y !

– L’hôpital, je vous ai parlé de l’hôpital, de Claire, des quarante kilomètres qu’il m’est arrivé de faire à pied pour aller la voir lorsque je n’avais même plus d’argent pour payer le train ; de son agonie, de sa mort, je vous ai parlé de tout ça !

–  Non, pas de l’histoire de Claire, celle de Jane (Martin s’efforce de prononcer ce prénom comme le fait Zac, Jaine, à l’américaine)…

– De Jane ?

Pourquoi insiste-t-il pour que je lui parle de Jane ? Encore un qui fait semblant d’être sympa avec moi pour arriver jusqu’à elle, lui plaire, lui faire du gringue, pour qu’elle le regarde enfin. Jane, ils bavent tous devant, mais elle, elle ne voit personne, enfin si, elle s’intéresse aux gens mais pas à ces petits malins qui veulent la séduire, ceux-là, elle voit à travers ! Zacharie se cale dans ses oreillers et regarde Martin avec méfiance, bouche cousue, l’œil mauvais. Martin sent que le contact est rompu et il s’en veut d’être allé trop vite, mais cette affaire peut durer des mois si à chaque visite, il faut d’abord établir une relation de confiance en marchant sur des œufs pour que les paroles de Zacharie sortent naturellement ! Martin s’abandonne de nouveau à la contemplation alternée du mur et de ses ongles pour laisser à Zacharie le temps de se calmer. Il sait maintenant qu’aborder le sujet Jane demande un doigté particulier sans lequel toute question risque de faire monter chez son interlocuteur une bouffée de colère difficile à endiguer. Zacharie se calme aussi, car il reconnaît dans la violence de sa réaction cette montée de jalousie qui submerge tout et lui balance une bassine de sang dans la tête. Tout est rouge, il voit rouge, entend rouge jusqu’à ce que, doucement, ça redescende. C’est un peu comme dans les foires, si on tape fort sur le ventre du boxeur la colonne atteint le sommet. Il suffit de relâcher l’effort et de la laisser redescendre ensuite gentiment et vous avez gagné ! Zacharie, calmé, se dit qu’au fond il aime bien Martin et que s’il le questionne sur Jane, c’est peut-être pour l’aider à se souvenir. Pourquoi alors ne pas tenter de remonter le temps depuis sa sortie de l’hôpital Lariboisière et raconter à Martin comment les choses sont arrivées…

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