Michel Onfray
Michel Onfray

« Décadence » par Michel Onfray

« Décadence » par Michel Onfray, Flammarion, décembre 2016.

I – Préface et introduction

Aussi fortement décrié qu’aimé, Michel Onfray dont le regard généralement sévère et même méfiant peut devenir soudain doux et rieur – méfions-nous toujours des apparences – a produit un livre de 586 pages que complètent 11 pages de chronologie, 11 autres pages de bibliographie puis 36 pages d’index. Ces précisions ne sont pas anodines car incontestablement il s’agit là d’un énorme travail de recherche. C’est aussi un livre très bien écrit et très brillant. Est-ce pour autant convaincant ?

Le paradoxe du titre

A première vue, l’enjeu de l’ouvrage paraît clair. Déjà, la 4ème de couverture nous prévient : les civilisations meurent car elles sont mortelles, et la nôtre est en train de s’éteindre. La citation de Nietzsche que Michel Onfray met en épigraphe semble encore préciser le dessein du livre : « les eaux en baisse » de la religion « laissent derrière elles des marécages ou des étangs ; les nations s’opposent de nouveau dans de vives hostilités et cherchent à se déchirer. »

Dans sa préface, Michel Onfray revenant vers le même Nietzsche nous dit que l’annonce de la mort de Dieu « coïncide avec celle du début de la fin de la civilisation judéo-chrétienne ». Le propos semble donc établi : nous allons lire un ouvrage analysant ce qu’est une civilisation, ou au moins la nôtre, et nous expliquant pourquoi elle est en « décadence ». Mais en vérité plus de la moitié du livre est consacrée à une démolition systématique du christianisme, avec une méticulosité si pugnace qu’on en vient vite à se demander en quoi tous ces détails sur « la fable » dont parlait Spinoza à propos du livre sacré servent la démonstration de la décadence en question. J’en parlerai dans une prochaine chronique car ce livre est trop considérable pour l’aborder en une seule. Une fois n’est pas coutume, et merci à Lola de l’avoir accepté. Dans cette note de lecture-ci, je souhaite vous faire part de mes réflexions sur la préface et l’introduction de ce livre indéniablement important.

L’introduction du livre d’Onfray est forte et engagée, notamment au travers d’un procès intenté aux philosophies de l’histoire, au sens de l’histoire lui-même. Pour Onfray, « Il n’y a (…) pas un sens à l’histoire, ou un sens de l’histoire, mais un sens donné par l’historien à l’histoire qu’il raconte et qui prend forme sous la puissance sculptante de son verbe. » Citant une fois encore son cher Nietzsche, Michel Onfray reprend à son compte que toute philosophie est la production d’une autobiographie. Pas question pour lui, nous dit-il, « d’aborder le réel avec l’a priori d’une idée ou d’un concept, encore moins d’une idéologie forgée en amont par l’idéologie. Il faut d’abord se laisser envahir par ce qui advient, puis le penser ensuite ». Pour être direct, je ne suis pas si sûr qu’il se soit appliqué ce bon précepte en analysant le christianisme.

Venant à ce que l’on croit être son unique sujet, Michel Onfray nous dit que toutes les civilisations « obéissent au schéma du vivant : naître, être, grandir, croître, se développer, rayonner, se fatiguer, s’épuiser, vieillir, souffrir, mourir, disparaître ». « Mais toutes, poursuit-il aussitôt, ne vivent pas de la même manière : un nouveau-né peut mourir dès la sortie du ventre de sa mère, il peut aussi donner un fringant centenaire. »

Il ajoute que les récits sur l’histoire et les civilisations sont en outre, à cause de l’anthropocentrisme forcené qui nous caractérise, entachés de l’impossibilité à s’inscrire dans ce que l’on pourrait appeler le vrai temps long, celui de l’astrophysique. Or, rappelle Onfray, tout procède d’une explosion en expansion depuis « presque quatorze milliards d’années », d’une « onde dans laquelle s’inscrit tout ce qui vit » et avant laquelle nous n’existions pas.

« Vitalisme ? », se demande-t-il. « Si l’on veut (…), convient-il. La civilisation obéit à la force qui la propulse, exactement de la même manière qu’un projectile qui se contente de subir la loi de qui en a généré le mouvement. » Et, parachevant l’expression d’une de ses plus fortes convictions personnelles, Onfray ajoute : « Dieu lui-même est un projectile des hommes, il n’est pas le projecteur qui, lui, est le souffle de cette étoile effondrée. »

Il en déduit : « On ne peut donc pas proposer une philosophie de l’histoire sans relier l’homme au cosmos. » Onfray reprend alors la célèbre allégorie d’un an complet dont les 365 jours représentent les 15 milliards d’années depuis le big bang (aujourd’hui on pense qu’il s’agit plutôt de 13 milliards 800 millions d’années). Ainsi, un jour est 41 millions d’années, et une seconde, 500 ans. Dans cette allégorie, il faut attendre le 31 décembre à 23 h 59 et 26 secondes pour qu’un homme encore bien rustique peigne sur les murs de la grotte de Lascaux. Un spasme de temps plus tard, au sixième coup de minuit, les pharaons font construire les pyramides de Khéops. « Huit secondes nous séparent d’eux », précise Michel Onfray.

Pour le futur, la même allégorie nous ramène aussi à de bien modestes visions de nous-mêmes. Quelques secondes après le début de cette nouvelle année, le Soleil qui a épuisé tout son carburant nucléaire se change en une géante rouge dont la chaleur rayonnante est telle qu’elle fait bouillir les océans de la Terre. Devenue une boule de roches en fusion, propulsée hors de son ellipse, notre ancienne planète se met à errer dans l’immensité. Vers le 10 mai, le Soleil meurt totalement. Entre parenthèses, espérons pour le genre humain qui malgré ses innombrables défauts possède de magnifiques qualités que nous aurons déménagé depuis longtemps. Et tous – c’est l’une des questions, à mon avis.

Michel Onfray de conclure : « Une philosophie de l’histoire qui ne regarde que la microcoupure qu’est une civilisation en imaginant que des jeux de force volontaires opposent des hommes, des cultures, des civilisations avec des desseins clairs se trompe. (…) Ce qui est vit pour aller vers sa mort. Une civilisation comme toute autre chose bien sûr. »

Mais pour l’heure, notre civilisation est encore debout. Toujours dans cette bien intéressante introduction, Michel Onfray souligne qu’une civilisation « lutte d’abord contre ce qui la met en péril (…) [et] qu’« elle n’existe qu’autant qu’elle a raison de ce qui la menace et veut sa fin ». Il ajoute : « Le temps qui naît dans les limbes astrophysiques n’a pas vocation à être éternité. (…) La décadence est un fait. » Il ajoute encore qu’ « il n’existe aucune raison unique à l’effondrement d’une civilisation, sinon un prétexte qui a causé la mort de ce qui devait mourir un jour ».

On se dit alors que la religion tiendra donc une part relative dans la démonstration de la décadence que le livre veut souligner, et que l’auteur s’attachera à en identifier les autres causes. Le christianisme à lui seul sera pourtant l’objet de la moitié de l’ouvrage, Michel Onfray traquant toutes les contradictions, toutes les invraisemblances des textes de foi, surlignant les déraisons, les motifs purement séculiers tapis derrière les décisions conciliaires, impériales puis royales, les atrocités, les barbaries même, avec une telle abondance de références qu’on ne peut imaginer un instant qu’il invente ou en rajoute. Mais la disproportion est bien là entre l’objet annoncé et sa traduction quantitative comme de fond.

Le progrès et les regrets

Pour conclure sa préface, Michel Onfray n’évite pas la question de l’optimisme ou du pessimisme face à ce « fait » de décadence. Passant en revue les prises de position des penseurs au cours de l’histoire, il range dans la même catégorie des optimistes ceux qui croient à l’homme providentiel ou à une perspective messianique, des chrétiens aux marxistes en passant par les maoïstes ou encore les islamistes, tout comme il range dans la même catégorie des pessimistes ceux qui pensent qu’il n’y a rien à faire et que chuter est dans l’ordre du monde. C’est vrai, nous dit-il, de Joseph de Maistre à Freud en passant par Heidegger et Cioran. Onfray a deux formules superbes. La première : « L’optimiste veut améliorer le présent avec le futur ; le pessimiste veut la même chose, mais avec le passé. » Et celle-ci : « L’un promet le paradis avec le progrès, l’autre, avec le regret. »

Mais pour Michel Onfray, c’est une « tierce option » qui s’impose : « la pensée tragique » qui « s’efforce autant que faire se peut de voir le réel tel qu’il est ». Il se trouve, nous dit-il, que « dans une configuration judéo-chrétienne nourrie à la croyance au libre arbitre, il est difficile de concevoir que l’histoire est une aventure dans laquelle les hommes sont des sujets et non des acteurs ». Or, pour Onfray, si Napoléon était mort dans son berceau, « un autre homme aurait fait couler le sang à sa place ». Car « les noms propres sont des masques portés par la nécessité. » La formule est aussi belle que tragique.

Nous voici presqu’à la fin de la préface. Le propos se focalise sur le religieux car « le rameau d’une civilisation est toujours une spiritualité ». Personne ne peut le contester, en effet. Onfray annonce qu’il va nous parler du judéo-christianisme dans la première partie de son ouvrage, de ce « judéo-christianisme [qui] triomphe non pas parce qu’il est vérité, mais parce qu’il est puissance armée, contrainte policière, ruse politique, intimidation martiale ».

Tout part de « la fiction d’un Jésus, pure construction conceptuelle sortie tout droit des textes de l’Ancien Testament des Juifs » (…), rameau sur lequel se cristallisent les molécules (…) : la religion, la théologie, l’armée, la politique, l’art, la loi, le droit, l’État, la police, l’architecture, l’éducation, l’école, l’université, la guerre (…) ».

Pendant mille ans, la raison sera l’ennemie de la religion, poursuit l’auteur, avant que celle-ci, « débarrassée de Dieu », ne « fissure la fiction christique » et le modèle de civilisation établi par des hommes de chair et d’os, sur cette base. Mais pour Michel Onfray – et c’est là, sans doute, hormis son athéisme pour ainsi dire militant, l’autre raison de la virulence de certaines critiques à l’égard de son livre, si ce n’est à l’égard de lui-même, en 1793, année de l’exécution de Louis XVI, il s’est agi en réalité de « garder la théocratie sans Dieu ». Or, nous dit-il, « en retournant le gant, on ne l’abolit pas ». Ainsi, poursuit-il, si « la raison chrétienne ne fait plus la loi (…), la raison philosophique et philosophante non plus. »

Annonçant la seconde partie de son ouvrage, Michel Onfray conclut son introduction : « Ce qui fut négation se trouve nié à son tour avec les avant-gardes intellectuelles et esthétiques du XXème siècle. » En tragique qu’il est, Onfray termine de cette façon : « La raison négatrice de la foi est niée par le retour de la force brutale – l’instinct lâché, l’inconscient libéré, le cerveau reptilien laissé à lui-même, le nihilisme dispose d’un boulevard devant lui. »

La puissance de l’introduction et de la préface de ce livre tient à la précision et à la qualité de l’expression des idées et à un certain courage aussi, car Onfray assène des convictions pas si fréquentes que cela, surtout dans la bouche d’un « libertaire de gauche », comme il se définit lui-même. Si les 540 autres pages vous rebutaient par leur poids si ce n’est leur axe, lire cette introduction et cette préface vous procurerait, je crois, un vif plaisir intellectuel, quelles que soient vos convictions.

Thierry Martin

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