« Décadence » – suite par Michel Onfray Flammarion, décembre 2016.
Dans une précédente note de lecture, Thierry Martin a commencé la présentation du livre de Michel Onfray, « Décadence ». Cette deuxième note poursuit l’analyse de cet important ouvrage. Une troisième et dernière viendra la terminer.
II – La déconstruction du christianisme
La « fiction » de Jésus et l’œuvre bien réelle de saint Paul
Dès le début de la première partie, Michel Onfray annonce la couleur par le titre qu’il choisit : « Les aventures de l’anticorps du Christ – Biographie d’une fiction ».
Pour l’auteur, Jésus de Nazareth n’eut jamais de corps car il n’a pas historiquement existé. Il est exact que la question pour le moins cruciale continue de faire débat même s’il semble qu’une majorité de spécialistes, sur le fondement de très rares et maigres sources il est vrai, estiment que Jésus a bel et bien vécu*.
Mais pour réfuter cette existence, Michel Onfray s’appuie surtout sur la logique humaine et opte pour un ton ironique : « Très en avance sur leur temps, le trio Jésus, Marie, Joseph procède de ce que la modernité chérit : une procréation dissociée du sexe, un père qui n’est pas un père (…) » et il y ajoute « Des frères issus d’une mère qui n’en reste pas moins vierge ». Précisons que sur la question des frères de Jésus, une grande majorité des mêmes spécialistes s’accorde sur le fait qu’il en eut effectivement, même si une querelle se perpétue ici ou là sur le sens que des traductions successives de textes auraient pu donner au mot frère en le confondant avec celui de cousin voire d’intime.
Pour Onfray, Jésus est non seulement une fiction mais « une fiction qui cristallise l’annonce qui fut faite de lui » dans l’Ancien Testament. A l’appui de sa thèse, il cite quelques éléments en effet troublants dont le fait que la célèbre et étrange phrase prononcée sur la Croix (« Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? ») soit l’exacte redite d’une phrase figurant dans le deuxième verset du psaume XXII qui a été écrit… plusieurs siècles auparavant.
Michel Onfray passe également en revue la généalogie de la famille de Jésus où se mêlent interventions de prêtres, apparitions régulières d’anges pas moins interventionnistes dans la vie des humains, quelques sacrifices d’animaux et une bonne dose de numérologie pour conclure, encore plus moqueur : « Pareil fatras familial augure mal d’une prospérité équilibrée ».
Vient le tour de Paul de Tarse sans qui le christianisme n’aurait jamais eu l’essor qu’il connut. Paul, devenu saint Paul, « possiblement impuissant », qui « déteste son corps » il est vrai abîmé, rebutant, très malade, va, selon Michel Onfray, défigurer la parole de Jésus. Contrairement à Jésus qui n’a jamais professé le mépris envers la chair, saint Paul affirme « Je meurtris mon corps et le traîne en esclavage ». Onfray écrit : « Paul remplit les blancs de Jésus avec l’encre de ses soucis : ainsi le silence de Jésus sur le sexe devient-il chez Paul haro sur le sexe, le mutisme de Jésus sur les femmes devient-il misogynie chez Paul ». En fustigeant la chair, les désirs, les passions, les pulsions, « autrement dit la vie », écrit Michel Onfray, Paul a voulu « se sentir moins seul dans sa pathologie », il y est parvenu « grâce en partie à saint Augustin ». Et l’Église, elle aussi, ajoute Onfray, fera de la chair « sa grande ennemie ».
L’autre important reproche que Michel Onfray adresse à saint Paul est d’avoir trahi la pensée de Jésus qui distinguait nettement les deux ordres du spirituel et du temporel (le fameux « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu » ). Paul, au contraire, favorisera le césaropapisme * inauguré par l’empereur Constantin qui, y trouvant son intérêt, a fait en sorte que « cette secte devien[ne] religion », nous dit Onfray. Constantin interviendra directement dans les querelles théologiques, ouvrant ainsi la voie à la longue soumission des autorités religieuses au pouvoir du souverain, jusqu’à ce qu’au Moyen Âge le mouvement se retourne et que la papauté prenne le pas sur le pouvoir temporel. Au total, la stricte séparation voulue par Jésus n’a guère eu lieu. Pas plus que n’ont été mis en œuvre son message de paix et de tolérance ni les préceptes de « celui qui tend l’autre joue quand on l’a frappé, celui qui pardonne les offenses, celui qui rend l’amour quand on le hait ». Michel Onfray conclut, à propos de la doctrine de saint Paul, par un rappel de cette « terrible affirmation : « Tout pouvoir vient de Dieu « » qui a fondé les sacres royaux et justifié les absolutismes. A propos de l’œuvre de saint Paul, quasi toujours représenté une épée à la main et qui, par le prêche et par la force, répandit le christianisme sur le monde de son temps – « son » christianisme, dirait probablement Onfray – l’auteur écrit : « L’Église sera l’épée avec laquelle la civilisation se trouve taillée dans le vif de l’Histoire ».
Déconstruction christallographique
Pour Michel Onfray, la civilisation judéo-chrétienne s’est donc fondée sur une fiction puis sur des trahisons du Jésus d’amour que les Évangiles décriront. Elles ont non seulement généré des pouvoirs temporels se voulant sans partage si ce n’est sans limites mais encore fabriqué au sein du peuple la peur paralysante d’un Dieu présenté comme scrutateur et intraitable, tout comme elles auront suscité des hontes particulièrement dégradantes voire des haines de soi.
La suite de cette première partie de l’ouvrage est à la fois une interrogation sans concession de la patristique* qui consolida l’édifice, et une déconstruction méthodique des écrits, débats et comportements d’une partie du clergé tels qu’ils ont jalonné le parcours du christianisme triomphant, sans qu’il faille pour autant oublier les innombrables œuvres de charité et de bienfaisance de la même Église au cours des âges. Onfray justifie son opération : « Toute lecture de civilisation, nous dit-il, s’apparente à une déconstruction christallographique ». Mais toutes ces pages détaillées à l’extrême, cette traque sans merci des illogismes, contradictions, furies, et même folies de larges pans de la doctrine de l’Église – et de ses concrétisations – ont-elles leur juste place dans un ouvrage sur la « décadence » de la civilisation ? Michel Onfray a-t-il voulu vous dire qu’elle aurait dépéri moins fortement ou moins vite si cet amas d’incohérences et souvent de brutalités avait été moins imposant ? Mais le lecteur avait-il besoin de ces innombrables détails ? Le texte paraît plus percutant quand par exemple il présente un rappel, relativement bref, des gabegies, luxures et autres incroyables excès du haut clergé et de la papauté au cours des siècles. Mieux que des amas de précisions savantes, me semble-t-il – il n’est pas question pour autant de minimiser les épouvantables conséquences de tous ces faits sur leurs victimes – ce rappel fait entendre les avant-premiers bruissements des vents de la Réforme, ceux des Lumières et bientôt ceux de la Révolution.
Il faut attendre la page 289 pour que cesse ce recensement méthodique. Puis, en quinze pages à peine, l’auteur nous parle de l’islam dans sa relation à la chrétienté, notamment à partir du moment – tardif – où intervient la traduction du Coran en latin : nous sommes au XIIème siècle.
Comme souvent dans ce livre, les positions de Michel Onfray sont fortes, et somme toute rares, telle cette dénonciation des relations qui « ne furent pas aussi idylliques qu’il est dit dans al-Andalus », c’est-à-dire entre les différentes communautés vivant sous les Omeyyades d’Espagne, période en général présentée comme une sorte de modèle de cohabitation tolérante entre l’islam et les autres religions. Pour Onfray qui s’appuie sur de multiples citations de textes « le Coran légitime les traitements inhumains et dégradants » à l’encontre des non-musulmans.
Mais pour régler plus au fond ce qu’il appelle « le dialogue de sourds » entre musulmans et chrétiens, Onfray ne recourt qu’à une seule source : Entretiens avec un musulman, un ouvrage recensant 26 conversations qui eurent lieu, au XIVème siècle, en Anatolie, entre l’empereur catholique byzantin Manuel II Paléologue et un musulman lettré. C’est vraiment bien peu au regard des échanges qui se sont produits sinon entre ces deux religions, au moins entre ces deux visions de la société, aimablement ou par l’extrême violence, et qui ont en définitive tant influencé notre civilisation « judéo-chrétienne ». On ne trouve rien sur les points de convergence de ces deux mondes dans la vie sociale, intellectuelle ou artistique, pas davantage sur leurs divergences radicales, rien sur la circulation des idées, rien sur les emprunts réciproques, rien sur leurs enrichissements mutuels, en somme rien sur leurs ajouts à la matrice méditerranéenne. S’agissant de civilisation, cette extrême brièveté d’un auteur aussi érudit sur un sujet d’une telle importance, succédant à l’avalanche des détails précédents, est grandement regrettable.
Nous sommes à la fin de la première partie du livre de Michel Onfray. Bientôt va poindre « la déconstruction rationnelle ». Cette partie sera l’objet de ma troisième et dernière note de lecture consacrée à cet ouvrage qui, à mes yeux et malgré mes quelques critiques, est considérable.
* Un bon état des débats entre ces spécialistes a été publié dans Le monde des religions, « Jésus, mythe ou réalité » – novembre-décembre 2016.
* Mot composé à partir de césar et de pape et employé par les historiens pour qualifier un régime politique où, comme à Byzance, les autorités religieuses font allégeance au souverain.
* Le terme « patristique » peut soit désigner la doctrine des Pères de l’Église envisagée du point de vue de la théologie, soit revêtir un sens plus large et désigner l’ensemble des écrivains chrétiens de la période allant du Ier au VIIIème siècle.
Thierry Martin