« Deux », de Filippo Meneghetti
Avec Barbara Sukowa, Martine Chevallier, Léa Drucker
Dans la course aux Oscars 2021, «Deux», dans la pré-sélection du meilleur film étranger
Cette année, la France propose quinze films pour défendre les couleurs du cinéma français à Hollywood. L’Académie des Sciences et des Arts a dévoilé la liste des pré-nommés le 9 février dernier. «Deux», ce premier film enthousiasmant découvert juste avant la pandémie en fait partie et pourrait notamment se retrouver en concurrence avec «Drunk» le film danois avec Mads Mikkelsen. Les cinq films retenus seront publiés le 15 mars, avant la cérémonie prévue le 25 avril à Los Angeles.
L’occasion est donnée de revenir sur ce film, étonnant par le traitement de son sujet, prenant comme toile de fond l’histoire d’amour de deux femmes sexagénaires, et en filigrane brosse le portrait d’une vieillesse rarement illustrée au cinéma, en proie aux idées reçues.
Synopsis
Nina et Madeleine sont profondément amoureuses l’une de l’autre. Aux yeux de tous, elles ne sont que de simples voisines vivant au dernier étage de leur immeuble. Au quotidien, elles vont et viennent entre leurs deux appartements et partagent leurs vies ensemble. Personne ne les connaît vraiment, pas même Anne, la fille attentionnée de Madeleine. Jusqu’au jour où un événement tragique fait tout basculer…
Mado et Ninna sont deux femmes d’âge mûr, elles habitent deux appartements sur le même palier et s’aiment depuis longtemps, d’un amour profond et passionné. Quand elles décident de tout quitter pour s’installer à Rome, où naguère elle se rencontrèrent, jaillit alors l’espoir de démarrer une nouvelle vie, ensemble et libre. Tout se met en place pour leur départ, mais voilà, Mado a une famille, un garçon et une fille et elle doit leur faire son coming-out avant de partir. La confrontation n’est pas facile et le jugement constant de son fils, conscient du désamour de sa mère pour son défunt mari, la pousse sans cesse à remettre le moment de la révélation. Ninna s’impatiente et lui reproche son attitude timorée. Sa fille, de son côté, dans le déni total entretient les non-dits avec sa mère. Ce fragile équilibre familial va être mis en péril après l’accident vasculaire de Mado, qui va lui faire perdre l’usage de la parole et la diminuer physiquement.
Ninna, entre chagrin, culpabilité et impuissance se voit dans l’obligation de se retrancher dans son appartement sur le même palier qu’elle avait pratiquement abandonné.
Comment va t-elle retrouver l’amour de sa vie alors que la famille de Mado investit son appartement et ne connaît pas l’existence de Ninna ?
Filippo Meneghetti qui signe ici son premier film propose un vision personnelle de l’amour, mise en scène comme un thriller.
«Deux» n’aurait pu être qu’un film de genre autour d’un amour saphique entre deux femmes d’âge mûr. Cependant, le spectateur est immédiatement saisi par l’ambiance donnée par le réalisateur. Il installe l’histoire et ses personnages en suggérant de manière très douce et nuancée le désir et la passion toujours présents malgré les années. Par des effets de mise en scène et une photographie particulièrement soignée, il nous projette dans l’univers du polar. Il distille une tension étouffante par le biais de scènes où l’action se déroule hors champ. On a rarement vu l’angoisse montée sur une longue scène dans une cuisine vide, qui va faire basculer l’intrigue. Plan fixe sur une casserole sur le feu, dont le contenu brûle avec en arrière plan des légumes et des épluchures jonchant sur une table, le drame qui se noue se déroule hors champ. La situation est totalement hitchcockienne.
S’en suit une série de scènes où l’on s’observe par le judas de la porte, on se menace, on s’immisce la nuit dans un appartement habité…
On pense à l’ambiance angoissante du très réussi «Jusqu’à la garde» de Xavier Legrand, mais aussi à la vision de l’amour et de la vieillesse dans «Amour» de Michael Haneke. Toutefois, l’humour n’est pas absent dans la réalisation de Pilippo Meneghetti. S’aimer quand l’âge arrive n’est pas forcément mortifère ! La complicité de ces deux femmes passent aussi par l’humour.
Le casting inattendu réunissant plusieurs univers ajoute un élément important dans l’ambiance du film. Le jeune réalisateur rassemble Barbara Sukowa, l’égérie de la nouvelle vague allemande des années 80, Martine Chevallier, sociétaire de la Comédie Française et Léa Drucker, une des comédiennes françaises les plus remarquées de ces dernières années, récompensée par un césar pour son rôle dans «Jusqu’à la garde». Cette dernière, incarnant la fille de Mado (Martine Chavallier), tour à tour aimante et bienveillante à l’égard de sa mère devient odieuse et dans un refus catégorique de l’amour intense que vit sa mère à son insu, ne sachant gérer ses émotions face à son incompréhension de la situation qu’elle s’est toujours interdit de voir.
Martine Chevallier qui se fait rare au cinéma («Ne le dit à personne», «Les adieux à la reine») apporte un jeu tout en nuance, faisant passer ses états émotionnels par ses regards à défaut de paroles et le couple qu’elle forme avec Barbara Sukowa, tantôt séductrice, intransigeante, obstinée voire inquiétante, fonctionne parfaitement.
Le réalisateur n’en a toutefois pas fait un film de genre concentré sur un amour saphique. Il en a fait la toile de fond afin d’exploiter des thèmes rarement abordés au cinéma. Les sujets de l’amour et du désir chez les personnes âgées semblent sensibles voire tabous dans le cinéma. Meneghetti développe l’idée que la vieillesse n’est pas une fatalité et peu importe l’âge pour vivre ses passions. Mado fait le choix d’écouter ses désirs et de vivre une passion durable avec l’amour de sa vie qui se trouve être une femme. Le fait de le cacher à sa famille sera le grain de sable qui va enrailler la machine et mettre à jour les dysfonctionnements de sa famille. L’accident vasculaire et ses répercussions sur la vie de Mado va faire resurgir tous les non-dits familiaux, donner un sens au rejet de son fils et au déni de sa fille. Si celle-ci refuse toute forme d’explication ou de conflit, l’immobilisme est un refuge dans sa propre vie de femme divorcée avec un enfant. Elle a une certaine idée de l’ordre établi qui doit rester immuable.
A l’inverse, la diminution de son état physique va désinhiber Mado et va faire éclater la situation.
La mise en scène ainsi que la photographie empruntées au genre policier teintent l’oeuvre d’une tension qui va s’intensifier tout au long du film et prouve, pour un premier film que Filippo Meneghetti est un réalisateur à suivre. Le choix du casting, original et judicieux ainsi que la direction d’acteurs complètent la maîtrise de son propos, qui déjoue l’idée première du film à sujet.
Isabelle Véret