De la matière, de la couleur, Villa Arson
Stop Ma Pa Ta (ma matière première n’est pas ta matière)
Je lis sous de la plume de Salman Rushdie, lui qui comme Kamel Daoud vit sous la menace d’une fatwa, ces quelques lignes : « (…) James Joyce disait que la littérature se devait d’être statique et non pas dynamique. Il voulait dire que les romans doivent créer un monde et ne pas donner des conseils ni définir une morale. La politique m’intéresse, mais je ne crois pas que le roman soit le lieu pour en faire (…) » (L’obs, n° 2744). Ce que Salman Rushdie dit du roman peut s’appliquer aux autres formes d’expression artistique et si cet avant-propos peut surprendre, c’est qu’après la formidable explosion de joie et de couleurs que nous ont offerte, en avant-première, Villa Arson, ces étonnants artistes du Bénin, un long discours de repentance sur les méfaits de la colonisation nous a été délivré qui, si nous ne les ignorons pas, n’avait pas sa place ici et demandait par ailleurs à être plus subtilement formulé.

Vue de l’expo :Oeuvres de Aston « Le-voilier-des-temps », 2016 ; Prince-Toffa-Omi, 2015 ; Psycoffi « Corpulence-Humaine »
Cela dit, j’ai été subjuguée par cette exposition qu’a organisée la Villa Arson avec la coopération du Centre des Arts et Cultures Lobozounkpa de Cotonou, Bénin. Les artistes, qui pour la plupart vivent dans leur pays, ont eu à cœur d’affirmer leurs racines, leur culture, leurs croyances, leur imaginaire, avec une conscience aiguë des matériaux utilisés et la liberté de les manipuler comme bon leur semble pour exprimer, par ces objets d’art d’une pertinente modernité, des questionnements sur l’histoire du continent africain, son état actuel et son devenir et sur les rapports aussi puissants que dramatiques qui ont lié et lient aujourd’hui plus que jamais l’Afrique à l’Europe.
Mais comme en Afrique, on a autre chose à faire que fabriquer des complexes, ce sont les œuvres qui parlent et non les discours. Cependant, pour les entendre, il faut faire taire un instant ce discours moralisant qui gangrène notre intelligence, pour nous laisser guider dans cette exposition, comme l’a fait notre cicérone béninois avec son exubérante gestuelle, son humour du commentaire, son ironie dans la critique et ouvrir tout grands nos yeux et nos oreilles pour approcher une perception simple d’un monde que, bien souvent, nous avons perdue.
Ils sont quatorze artistes invités : Richard Korblah, Edwige Aplogan, Aston, Benjamin Dégénon, Daavo, Kifouli Dossou, Euloge Glèlè, Prince Toffa, Charles Placide, Psycoffi, Gérard Quenum, Julien Vignikin, Didier Viodé et Dominique Zinkpé.
La sculpture de Benjamin Déguénon: Stop Ma Pa Ta (Ma matière première n’est pas ta matière), 2015, métal, objets de récupération (courtesy : galerie Vallois, Paris) qui donne son titre à l’exposition, fait référence, avec ironie, à la manière dont les grandes compagnies industrielles occidentales, russes ou chinoises, exploitent, dans le plus grand mépris des peuples locaux, les ressources minières africaines.
Dîner de fantômes, une table et une chaise hérissées de clous de Julien Vignikin stigmatise l’accès inégal à l’alimentation et sa consommation excessive par l’Occident. Prince Toffa présente Récade 2015, bois, métal, aluminium (courtesy : Arts et Cultures, Cotonou, Bénin), une version du sceptre royal de l’ancien royaume du Dahomey, symbole d’autorité du souverain et également bâton de commandement remis au messager pour garantir à son destinataire l’authenticité du message royal.
Avec Voyage vers Mars, 2015, technique mixte (barque, têtes de poupée), Gérard Quenum évoque ces gens qui quittent leur pays pour aller sur un autre continent, comme si, dit-il, ils quittaient la Terre pour aller sur une autre planète…
A retenir aussi pour sa charge émotive, L’équilibriste de Gérard Quenum, 1999, bois, tête de poupée en plastique, métal (courtesy : galerie Vallois).
Pour clore ma visite car je ne peux tout détailler ici, comment ne pas céder à une fascination pour Prince Toffa, artiste atypique, peintre styliste, originaire de Porto-Novo qui sculpte des costumes à partir de cannettes, de sachets de jute et de matériaux plastiques… Sa splendide Robe bleue, 2016, sachets plastiques (courtesy galerie Vallois) n’a qu’un défaut, celui de me rappeler étonnamment La Regina delle Spazzature (La Reine des Immondices), une sculpture géante de l’artiste italienne Enrica Borghi, faite de milliers de bouteilles en plastique, présentée au MAMAC en 2005. Mais j’oublie vite cet emprunt, involontaire ou pas, pour admirer, sans retenue, son somptueux défilé/performance dans les jardins de la Villa.
Commissariat : André Jolly et Eric Mangion.
L’exposition est produite avec le soutien de la galerie Vallois.
Point Quartz Flower of Kent
Si j’en crois sa profession de foi, l’exposition « manifeste l’intérêt d’artistes contemporains pour la céramique, envisagée comme un médium à explorer sans assujettissement à un savoir-faire, sans préciosité, sans enclave, parfois avec irrévérence, sans socles assurément. »
Voilà qui me ravit, moi qui depuis plus de trente ans ai montré de la céramique, et de la bonne apparemment, puisque avec Gérard Rignault et sa galerie « Sans-titre » à Nice, nous avions présenté dans les années 80 Bernard Dejonghe, qui aujourd’hui participe à cette exposition sur la céramique largement réhabilitée…
Son titre Point Quartz, pour ceux qui ignorent la cuisine alchimiste de ce médium, est en effet un indice de température à 573° qui correspond à un passage, une étape délicate vers l’état de fusion qui transforme l’argile en céramique de manière irréversible.

Vue d’ensemble. En premier plan, une œuvre de Johan Creten, en second plan une céramique Bertrand Lavier
L’exposition, pour affirmer sa contemporanéité, prend la forme d’une installation in situ dans les 300m² de la Galerie carrée de la Villa Arson, conçue comme un jardin, mais de carreaux de faïence blanche, émaillée, brillante (une réactivation d’une pièce de Quentin Euverte, Guillaume Gouerou et Paul Lebras), qui se brisent sous les pas des visiteurs… Sur ce sol blanc comme neige, des bouquets verticaux éclosent, tel Le Grand Paysan de Jules-Aimé Dalou,1838-1902, ou Les Chevelures de Vanda, 2013 de Natacha Lesueur, ou encore Les Colonnes révolutionnaires – Crocus Spring, 2009-2012 de Johan Creten… Horizontalement, des parterres se dessinent ; ce sont : Composition bleue, jaune et blanche, 2003 de Bertrand Lavier, Areshima, 2007 de Bernard Dejonghe, Pink Water EquivalentVIII, 2003 de Dave Ball…
Lyman Frank Baum ; Baptiste Carluy ; Paul Chazal ; Marvin Gaye Chetwynd ; Nancy Crater ; Gladys Clover ; Cameron Jamie ; Eun Yeoung Lee ; Pascal Pinaud ; Yvonne Roeb ; Sterling Ruby et Elsa Sahal complètent cet élégant échiquier où la céramique est reine !
Merci à son commissaire, Frédéric Bauchet, artiste et professeur de céramique à L’École nationale supérieure d’art de la Villa Arson, car son pari de faire entrer la céramique dans la cour des grands est gagné. Dans son texte de présentation, il note que la céramique est devenue à la mode ces dernières années, j’ajouterais, en France, car ce n’est qu’en France et pas ailleurs, qu’on lui a longtemps refusé ses lettres de noblesse, la nommant, avec un pincement de lèvres, artisanat d’art.
Jusqu’au 17 septembre 2017
Villa Arson
20, avenue Stephen-Liégeard – Nice