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« Enfant de salaud » de Sorj Chalandon  

Grasset – août 2021 – 329 pages – 20,90 €

C’est assez rare que je ne sache pas trop quoi penser d’un livre. Il peut m’arriver (hélas !) de m’ennuyer en lisant un ouvrage ; il peut aussi m’arriver (plus rarement heureusement !) d’en détester certains, et dans ces deux cas je ne les chronique pas car je n’ai aucun attrait pour les « polémiques » comme notre époque semble tant aimer en faire naître sur n’importe quel sujet.

Enfant de salaud entre, à mes yeux, dans une catégorie particulière, celle où l’on n’est ni vraiment enthousiaste ni profondément réfractaire. Malgré des lourdeurs dans le style qui ont réussi à passer au travers du filtre de l’éditeur, on ne s’y ennuie pas, on continue de tourner les pages pour voir comment tout ça va évoluer.

Mais quel « tout ça » ? C’est sans doute le problème…

Sorj Chalandon entre reportages, engagements et littérature

Le prénom de naissance de Sorj Chalandon est en fait Georges ; il a choisi de le modifier, reprenant la façon dont sa grand-mère le nommait.

L’enfance de Sorj Chalandon a été marquée par la violence et la mythomanie de son père. Peut-être traumatisé par son géniteur, le jeune Georges de l’époque a souffert de bégaiement, ce qui lui a inspiré son premier roman Le Petit Bonzi. A 17 ans, alors que de ce temps on était majeur à seulement 21 ans, il obtient son émancipation et quitte la maison.

Le voici qui s’engage à l’extrême gauche – La Gauche prolétarienne –, puis il participe à la création du quotidien Libération dont il sera l’un des journalistes de 1973 à 2007. Chroniqueur judiciaire, grand reporter, puis rédacteur en chef adjoint de ce quotidien, il est l’auteur de reportages sur l’Irlande du Nord et sur le procès de Klaus Barbie qui lui a valu le prestigieux prix Albert-Londres en 1988. Depuis août 2009, Sorj Chalandon, également critique cinéma, est journaliste au Canard enchaîné où il tient la rubrique La Boîte aux images.

Sorj Chalandon

L’écriture l’a toujours accompagné, notamment au travers de neuf romans publiés chez Grasset dont Une promesse, qui a reçu le prix Médicis en 2006 et Le Quatrième Mur, lauréat, en 2013, du prix Goncourt des lycéens. Son ouvrage Mon traître obtient le Grand prix du roman de l’Académie française en 2011.

Sorj Chalandon a en outre coopéré à l’écriture de séries télévisées, et il s’est investi à la fois dans le soutien à la création romanesque, dans la formation des journalistes, sans cesser de s’engager dans des causes, notamment la dénonciation des « damnés de la guerre ».

Dans l’optique de la chronique d’Enfant de salaud qui raconte comment un fils découvre enfin l’histoire vraie de son père, il faut revenir sur un fait : Sorj Chalandon a déjà écrit sur ce père, sur ses rages et ses mensonges. C’était dans Profession du père. Dans Enfant de salaud, l’auteur y revient avec cette fois, semble-t-il, beaucoup plus d’éléments autobiographiques.

Deux guerres en parallèle

Ce roman raconte deux guerres en parallèle, nous dit son éditeur Grasset. On peut dire en effet les choses ainsi, en forçant quand même le trait, car d’une part le nouveau roman de Sorj Chalandon raconte comment un fils va entrer en lutte avec son père dont il découvre enfin l’histoire – non romancée – durant la Deuxième guerre mondiale, et d’autre part la traque de la vérité par le narrateur épouse un autre combat : le procès d’un des plus sinistres personnages de cette guerre, Klaus Barbie.

Depuis l’enfance, une question torture le narrateur : qu’est-ce que son père a réellement fait durant l’Occupation ?

« Mais il n’a jamais osé la poser à son père, dit Grasset. Parce qu’il est imprévisible, ce père. Violent, fantasque. Certains même, le disent fou. » Longtemps, il a bercé son fils de ses exploits de Résistant, jusqu’au jour où le grand-père de l’enfant s’est emporté : « Ton père portait l’uniforme allemand. Tu es un enfant de salaud ! »

« En mai 1987, nous dit Grasset, alors que s’ouvre à Lyon le procès du criminel nazi Klaus Barbie, le fils apprend que le dossier judiciaire de son père sommeille aux archives départementales du Nord. Trois ans de la vie d’un « collabo », racontée par les procès-verbaux de police, les interrogatoires de justice, son procès et sa condamnation. »

Le narrateur fouille. Il croyait tomber sur la piteuse histoire d’un Lacombe Lucien « mais il se retrouve face à l’épopée d’un Zelig », l’homme-caméléon du film de Woody Allen dans lequel le héros devient gros face à un gros, dont le teint fonce à côté d’un Noir et qui dit avoir connu Freud face aux médecins. Ou bien le fils croyait tomber sur l’aventure rocambolesque d’un gamin (son père alors âgé de 18 ans), sans instruction ni conviction, menteur, faussaire et manipulateur, « un gamin paumé qui aurait traversé la guerre comme on joue au petit soldat ». Il a porté cinq uniformes en quatre ans, il a été quatre fois déserteur de quatre armées différentes. Traître un jour, portant le brassard à croix gammée, puis patriote le lendemain, allant jusqu’à arborer fièrement la croix de Lorraine – et même, après la Libération, une fausse Légion d’honneur.

En décembre 1944, ce père recherché par tous les camps, a continué de berner la terre entière.
Mais aussi son propre fils, qui va devenir journaliste.

« Lorsque Klaus Barbie entre dans le box, ce fils est assis dans les rangs de la presse et son père, attentif au milieu du public. Ce n’est pas un procès qui vient de s’ouvrir, mais deux. Barbie va devoir répondre de ses crimes. Le père va devoir s’expliquer sur ses mensonges. » Soit dit aussitôt, s’agissant de ce procès Barbie, les chapitres que le livre lui consacre sont passionnants et bien souvent bouleversants.

Mais quid de l’autre procès ? Celui fait au père par le fils.

L’étrange cri d’un amour déçu

Manifestement ce fils a adoré ce père. Tant et tant que le héros du roman, double de l’auteur, s’écriera en découvrant les montagnes de supercheries : « Le salaud, c’est le père qui m’a trahi. »

Cet élan de rage et de désespoir pourrait être très choquant si le père avait été un vrai salaud nazi, un complice de déportation, un tortionnaire, car toutes ces horreurs sont bien plus importantes que les inventions dont un père gave un fils ; mais le père n’a pas été cette sorte de salaud. Sous les uniformes qu’il a portés, dans les armées qu’il a fait semblant de servir, il n’a été que figurant, fuyant, à peine arrivé, encore menteur, toujours faussaire. Pour autant, le narrateur estime que ce père affabulateur systémique « a jeté son fils dans la vie comme dans la boue. »

Cris d’amour trahi, donc – on les sait douloureux. Mais est-il compréhensible que ce fils, devenu adulte et en outre cultivé, s’époumone à débusquer puis à brandir les preuves de tous les mensonges de son père malade psychotique ? Certes, ils ont englué son enfance et son adolescence – et à certains égards ils se prolongent ; mais agiter la vérité toute nue sous les yeux d’un mythomane pathologique risque de ressembler davantage à l’expression d’un furieux ressentiment qu’à une tentative salvatrice pour le malade. Et le paradoxe, c’est que le fils le sait.

À propos de son père, le fils écrit, en pleine conscience : ses « illusions le tenaient debout. Elles étaient son socle, son ossature, sa puissance. À force de temps passé, d’histoires fabriquées répétées en boucle, d’image brodées une à une jusqu’à ce qu’elles deviennent réalité, mon père ne se mentait peut-être même plus. »

C’est bien là le propre des mythomanes gravement atteints. Cette maladie qui entre dans la catégorie des troubles du comportement et des troubles du lien social est certes relativement peu étudiée – sa définition n’est même pas donnée dans la classification du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM-IV). Mais elle n’est pas pour autant ignorée ni totalement opaque.

On sait que le mythomane ment et affabule pour se mettre en valeur auprès des autres et compenser une très faible estime de soi. On sait aussi qu’un mythomane, à la différence d’un menteur, croit pertinemment en son mensonge. « Et pour cause, dit Pascal Neveu, psychanalyste et Directeur à l’Institut Français de Psychanalyse Active (IFPA), car pour y croire autant, il est parvenu à confondre totalement le mensonge à la réalité. Avant de convaincre les autres, le mythomane a construit pour lui-même tout un argumentaire qui enroberait solidement son mensonge. En d’autres termes, il s’est convaincu lui-même de sa propre histoire. »

Pascal Neveu poursuit : « La satisfaction du mythomane réside dans le rêve qu’il déclenche chez son interlocuteur ». Et, de fait, le héros du livre (et peut-être Sorj Chalandon lui-même dans la vraie vie) a été heureux et fier de ce père cumulant prétendument les aventures et les exploits. D’où bien sûr sa cruelle désillusion.

Pascal Neveu ajoute : « Le mythomane le plus dangereux, aussi bien pour les autres que pour lui-même, est donc celui pour qui la valeur de la réalité est inférieure à celle qu’il a créée. Dès le moindre soupçon communiqué par son entourage, une rupture violente peut pénétrer dans son univers artificiel et le pousser au pire. Soit il coupera toute relation avec autrui en disparaissant, soit il passera à l’acte en tuant la personne détentrice du secret, soit il ne supportera pas l’image qui lui sera renvoyée et se suicidera ». Ces « solutions » radicales n’ont d’autres explications que le sentiment de n’être plus rien, causé par un vide existentiel et identitaire. »

Effectivement, dans Enfant de salaud, lorsque le fils brandit devant son père les documents qui attestent de l’accumulation de ses mensonges, celui-ci, comme halluciné, lui hurle de s’en aller, qu’il ne veut plus jamais le voir et l’on sent qu’il est à deux doigts de le tuer ou de se tuer lui-même.

Sauver ou enfoncer davantage ?

« Pendant des années, écrit le narrateur en parlant de son père, j’avais accepté de te suivre, pour ne pas te contrarier, te blesser, t’obliger à te réfugier encore plus loin dans ce monde imaginaire ». Car il a donc compris que, pour son père, ses « mensonges étaient une question de survie ».

Mais alors pourquoi faire tant de recherches historiques et d’efforts pour finir par lui mettre un jour sous le nez les preuves de ses duperies ? Utilisant un bien étrange argument, le fils-auteur écrit que les mensonges de son père « pour moi, (…) étaient le couloir de ta mort [et que] c’est pour ça que j’ai voulu t’imposer la vérité ». Comprenne qui pourra ! En somme, en agitant la vérité devant son père enferré dans ses fantasmes malades, le fils pourrait à la fois le tuer et le faire vivre… Ça m’a fait penser, en souriant amèrement, à la fameuse expérience de Schrödinger, le célèbre physicien quantique autrichien, dans laquelle un chat est à la fois vivant et mort… Mais soudain, lors d’une scène-clé où le fils met sous les yeux de son père les preuves irréfutables de ses histoires, ce fils se met à douter. Face à l’air complètement terrorisé de son père, il s’exclame dans le roman : « J’avais voulu te soustraire à la folie et j’étais en train de t’arracher à tes rêves ». Comme décillé, on pourrait même dire comme dessoulé, il note aussi : « Je n’avais pas réussi à te ramener du royaume des fantômes au monde des vivants. J’étais en train de te torturer (…) de te condamner (…) j’allais t’exécuter ». Le chat de Schrödinger…

Sans doute la déception était-elle trop forte, et la rancœur, pourtant encore mêlée d’amour, était-elle devenue étouffante. Le narrateur s’adressant à son père écrit : « Lorsque j’étais enfant, ton père m’avait offert ton  » mauvais côté « , un petit caillou noir que j’avais caché au fond de ma poche. Mais aujourd’hui, adulte, c’est un sac de pierres que je transportais. Je charriais ta vie de gravats et je voulais de l’aide. Tu ne pouvais pas me laisser seul avec ton histoire. Elle était trop lourde à porter pour un fils. »

C’est cette ambivalence de lucidités et de sentiments que je n’ai pas comprise dans ce livre. Bien sûr j’ai été touché de lire l’aveu : « Tu m’aurais avoué tout ça, le soir, en confident secret. Peut-être n’aurais-je pas compris, mais tu m’aurais parlé, enfin. Enfin tu te serais débarrassé de ces oripeaux militaires et tu aurais endossé un bel habit d’homme. Un costume de père. » Mais tout cet amour du fils pour ce père ne pouvait-il pas dominer le ressentiment face à la réalité de la situation ? Clairement, ce n’est pas à un père seulement faible ou enjoliveur qu’il s’adresse, et ce n’est pas un père un peu fantasque qu’il accule dans les tout derniers retranchements :  ce fils fait face à un grave malade dont la barque est partie depuis longtemps beaucoup trop loin du rivage des hommes pour qu’aucun courant ne la ramène. Ni les reproches, ni la photographie du monde réel, ni même l’amour n’y peuvent plus rien. Ou alors, l’amour de faire comme si…

Thierry Martin

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