Eric Bourret, à travers ses paysages.
Que dire d’un artiste qu’on connait bien en tant que tel, mais aussi comme ami ? Tant de textes ont été consacrés à Eric Bourret, de qualité pour la plupart, sur de nombreux registres : analytique, poétique, didactique, scientifique, critique, ce qui rend mon espace d’intervention bien restreint pour raconter, autrement, une autre histoire …
Comme le font les conteurs, j’ai donc choisi de commencer ce portait d’Eric Bourret par : il était une fois un jeune parisien de quinze ans qui partit en colonie de vacances et consacra ses nuits à contempler les étoiles, imprimant dans sa mémoire encore peu encombrée, des champs stellaires, des nébuleuses que l’après-midi il développait, tirait, s’essayant à quelques manipulations balbutiantes, mais assez fascinantes cependant pour qu’après ces nuits et ces jours de découvertes, de retour à Paris, il déclare à ses parents : « Je veux être photographe ». Affirmation péremptoire, mais qui, compte tenu de l’ampleur d’un tel domaine exploratoire ne lui évita pas, vu son jeune âge, de poursuivre une scolarité normale, rapidement suivie d’une école photographique à Paris puis d’un départ pour le sud de la France où notre jeune homme s’inscrivit, en candidat libre, aux Beaux-Arts de La Seyne-sur-Mer.
Eric Bourret a alors vingt ans. Dès les premières années de son enracinement dans le Sud, il n’a de cesse de se consacrer à arpenter la Sainte-Baume et la Sainte-Victoire, les massifs qui entourent Toulon où il vit, ainsi que le littoral varois. Au-delà de ce qu’évoquent culturellement ces paysages, en particulier la Sainte-Victoire qui le renvoie à Cézanne, ce qui le motive c’est de rendre compte, à travers la marche, d’une relation profonde avec le paysage.
Cette « expérience de la marche » comme il l’appelle lui-même, cette relation quasi osmotique avec le paysage, Eric Bourret ne l’atteint pas dès le début. Il réalise, comme tout un chacun, oserait-on dire, des images qui sont une succession d’instants arrêtés, d’instants décisifs, pour reprendre le dogme de Cartier-Bresson et toute la philosophie autour de Barthes… Ce n’est que plus tard, à l’écoute assidue de musiques indo-orientales ou de musiques contemporaines américaines, Cage & Co, et compte tenu de sa mobilité au paysage, qu’il saisit la capacité que peut avoir l’outil photographie à rendre compte du mouvement, du flux qui anime le corps en mouvement, dans un paysage lui-même en mouvement…
Peut-être pas vous, mais moi à cet instant, je veux pénétrer, et non pas simplement effleurer cette notion de flux animant à la fois le photographiant et le photographié. Aussi ai-je besoin de la parole de l’artiste, saisie, et je l’espère peu trahie, malgré le brouhaha qui envahissait les salles d’exposition d’Espace à Vendre.
Eric Bourret dit : « ce qui va singulariser mon travail c’est ma volonté d’animer une image dont la fonction est d’être fixe. En fait, je prends à revers les constitutifs de l’outil photographique. On dit d’une image photographique qu’elle arrête le temps. Avec un processus que j’ai mis en place, lorsque je vais photographier de nombreuses fois sur le même négatif, je multiplie du temps sur des temps… C’est un processus fondamental qui se met en place, où il y a un télescopage temporel entre ce que je suis, un corps vivant dans son époque d’humain, associé à la temporalité d’un élément dit naturel, une montagne, dont l’échelle va être incommensurable par rapport à l’homme. Comment, avec un outil photographique, rendre compte de ce qui va animer ces deux corps qui se traversent, ces deux durées, l’une humaine de moins d’un siècle et celle d’une montagne de cinq à dix millions d’années ? Comme je le disais précédemment, c’est prendre à revers les constitutifs de la photographie, non plus du temps arrêté, mais des temps qui se superposent. Il y a là une conjonction de protocoles conceptuels ; je m’impose une règle du jeu, je traverse un paysage, je considère que je vais photographier six, neuf fois le motif sur un parcours de 100, 200 ou 500 mètres. Mon protocole étant posé, ma règle du jeu établie, je vais marcher au paysage, épousant ses accidents, et le photographiant selon ce protocole. Le respect d’une règle, n’écarte en rien ma relation poétique à l’espace puisque je ne sais jamais, sauf lorsque l’image est développée, ce qui va inscrire dans le négatif. »
Détaillons maintenant les pièces exposées à l’Espace à Vendre, dans ce vaste lieu que Bertrand Baraudou a bizarrement appelé, Le Château. Ces œuvres, récentes pour la plupart, explorent diverses recherches de l’artiste. Au sol, trois blocs de grand format, accueillent des vues de l’océan. Le traitement en noir et blanc des images donne à l’élément liquide une étonnante matérialité, évoquant une coulée volcanique, pétrifiée, noire, dure… Eric Bourret explique : « je regarde la mer, en plongée, depuis une falaise, en hiver, de manière à avoir une lumière frisante. Je multiplie les images au point d’avoir une saturation des points lumineux que produit le soleil sur les vagues, jusqu’à obtenir cette ambigüité visuelle entre le liquide et le solide. »
Au mur trois grandes photographies argentiques, d’un bleu intense, sont des images de l’océan Atlantique prises cette fois depuis une petite embarcation, au raz de l’eau, en fin de journée. La multiplicité de prises de vues des vaguelettes sur le même négatif, donne à ces pièces un rendu pictural saisissant, un hommage très cosmique à Yves Klein…
L’humain n’apparait pas chez Eric Bourret, sauf dans la récente série blanche qui amène une intéressante variante dans un travail essentiellement axé sur le paysage. Ce que j’ai appelé des griffures sur le blanc des étendues de neige, Eric les explique ainsi : « ce sont de petits idéogrammes qui nous renseignent sur une présence humaine peu visible, sur le corps respirant, le corps marchant au paysage. Certes c’est une image photographique, mais il y a une relation assez ténue, mais quasi permanente dans mon travail à la peinture, au dessin. Je me sens proche des dessins d’Henri Michaux.
Pour clore le tour d’horizon de cette exposition, comment ne pas remarquer la beauté du grand diptyque de la Sainte-Victoire accroché au fond de ce vaste espace de présentation.
Mais ce qui prime dans l’exercice virtuose de la photographie chez Eric Bourret, et qui en fait son principal intérêt, c’est qu’au de-là de l’aspect géographique localisable des images, s’affirme une volonté de transcrire, avec l’outil photographique, la traversée des paysages. L’artiste le revendique : « je suis constitué de paysages que je traverse et qui me traversent. Pour moi, l’image photographique est un réceptacle de formes, d’énergie et de sens. »
Je citerai en conclusion ce très beau passage du livre de Sylvain Tesson, Un été avec Homère, qui rehausse la citation précédente : « (…). Le génie des lieux nourrit les hommes. Je crois à la perfusion de la géographie dans nos âmes. Nous sommes les enfants de notre paysage, disait Lawrence Durrell . »
Pour situer cet entretien avec Eric Bourret, je rappelle qu’il s’est déroulé par un agréable samedi après-midi de juin 2018, durant lequel la galerie Espace à Vendre recevait de nombreux visiteurs et que notre conversation a essentiellement concerné les œuvres accrochées aux cimaises.
Cependant, et j’y fais allusion au début de ce texte, Eric Bourret et moi, nous sommes de vieux amis qui se sont connus par l’intermédiaire d’une personne qui n’aime pas qu’on parle d’elle publiquement. J’ai suivi son parcours et vu plusieurs de ses expositions : l’Hôtel des Arts de Toulon, Théâtre de la Photographie et de l’Image, Nice, Musée d’Art Moderne et d’Art Contemporain (MAMAC), Nice, Centre d’Art Le Moulin, la Valette-du-Var, parmi les nombreuses événements qui lui ont été consacrés en France et à l’étranger.
Il m’a reçu à plusieurs reprises dans son grand atelier du Var et à Marseille. Nous avions envisagé de travailler ensemble, mais les pièces qui m’intéressaient étaient trop volumineuses pour s’accommoder de mon espace confidentiel…
L’un comme l’autre, nous souhaitions évoquer ces moments communs dans notre entretien, mais l’art a pris le dessus, tout simplement, et c’est très bien comme ça !
automne 2018 : Shenzhen Art Museum, Chine.
hiver 2019 : Musée de Lodève,
Suite à l’ ouverture spéciale du Tribeca Art + Culture Night: le 20 juin de 18h à 21h
http://www.saparcontemporary.com/
http://www.saparcontemporary.com/ericbourret
vous pouvez lire la traduction de mon texte en anglais :
Eric Bourret, through landscape
What can you say about someone you know not just as an artist but also as an old friend? A great deal has been written about Eric Bourret, much of it admirable, and in numerous registers – analytical, poetical, informational, theoretical, critical – which means that there’s little room for another account, another approach…
I’ll start this sketch of Eric Bourret the way storytellers do: once upon a time there was a 15-year-old Parisian boy who spent his time in summer camp contemplating the stars. Each night he’d imprint his still-uncluttered mind with stellar fields and nebulae, which, the following afternoon, he’d develop and spin out, with manipulations which, though immature, fascinated him to the point where, back in Paris, after his nights and days of discovery, he announced to his parents: « I want to be a photographer. » Despite the scope of his ambition, this abrupt declaration didn’t spare him a normal schooling. But afterwards, he studied photography in Paris. He then left for the south of France, where he sat in on lectures at the art school in La Seyne-sur-Mer. He was now 20 years old.
During his first years in the south, Eric walked round the Var coast and the mountain ridges of Sainte-Baume and Sainte-Victoire, inland from Toulon, where he lived. Apart from the cultural connotations, in particular those of Sainte-Victoire (Cézanne, of course), what motivated him was his profound relationship with nature. This « experience of walking », as he says, implied a quasi-osmotic nexus with landscape. But he didn’t attain it right away. Like anyone else (so to speak), he produced a succession of still shots, instances of Cartier-Bresson’s « decisive moments » and the philosophy associated with Barthes… It was only later, through Indo-oriental and contemporary American music (Cage and Co.), and his own continuing peregrinations, that he saw how photography could capture movement, the flow patterns of a body in movement in a landscape, also in movement…
I don’t know about you, but at this point I’d like to examine, and not just gloss over, a concept of flow that encompasses both the photographing and the photographed. And in this respect I’d note – accurately, I hope, given the noise level at Espace à Vendre – what the artist himself said. « My work is marked by a desire to animate images whose function is to be immobile. This is the opposite of what photography’s meant to consist of. Photographic images supposedly suspend time. What I’ve developed is a process of making numerous exposures using the same negative, multiplying time over times, over time… It’s a fundamental process, a temporal telescoping of what I am – a human body living in its human era – and something ‘natural’, a mountain, whose scale is incommensurable with that. How can photographic techniques give an account of two entities traversing each other across two such different durations: that of the human, lasting less than a century, and that of the mountain, spanning five or ten million years? As I’ve said, this is the opposite of what photography’s supposed to be – not static time, but superimposed times. There’s a conjunction of conceptual protocols. I establish a set of ground rules; I traverse a landscape; I photograph a scene six, nine times from 100, 200 or 500 metres. Having set out the protocols and the ground rules, I walk into the landscape, accepting its character and photographing it according to the protocols. Respect for a rule doesn’t preclude a poetic relation to space, given that until the image is developed I don’t know what the negative will reveal. »
But let’s look at the works exhibited at Espace à Vendre, in the large space that Bertrand Baraudou, curiously, calls « Le Château ». Mostly recent, they display different aspects of Eric Bourret’s method. On the floor there are three large blocks with views of the ocean. The black-and-white images impart a surprising materiality to liquidity, like a petrified, hard black lava flow. He explains: « I looked at the sea from the top of a cliff, in the slanting winter light. I multiplied the images to the point of saturating the sunlight on the waves, so as to attain a sense of visual ambiguity, between liquid and solid. »
On the wall, three large, deep blue prints – images of the Atlantic, taken from a small boat at dusk. A pictorially striking effect, with the superimposition of wavelets on a negative – a cosmic tribute to Yves Klein…
In Eric Bourret’s work, humanity appears only in the recent white series that represents an interesting deviation from his essential focus on landscape. They’re what I’d call « scratches » on expanses of snow. As Eric himself says: « They’re ideograms, speaking to us about a human presence that’s not highly visible – a breathing body, walking in a landscape. These are photographic images, of course, but in my work there’s a relationship to painting and drawing which, however tenuous, is more or less permanent. I feel an affinity with Henri Michaux’s drawings. »
And as a final comment on this exhibition, I have to mention the Sainte-Victoire diptych at the far end of the exhibition space.
But what really epitomises Eric Bourret’s virtuoso exercise of photography is the fact that apart from the geographically localisable aspect of the images there’s a desire to transcribe crossings of landscapes. And he says so explicitly: « I’m made up of the landscapes I traverse, and which traverse me. To my mind, the photographic image is a receptacle of form, energy and sense. »
In conclusion, I might just cite a passage from Sylvain Tesson’s book Un Eté avec Homère that accentuates the previous quote: « The genius of place enriches people. I believe in the infusion of geography into our souls. As Lawrence Durrell said, ‘We’re the children of our landscapes.' »
It was on a fine Saturday afternoon in June 2018, during which Espace à Vendre was thronged with people, that Eric and I had our conversation. As I’ve said, we’re old friends. (We were introduced by someone who doesn’t care to be mentioned by name.) I’ve followed his career, and have been to a number of his exhibitions, notably at the Hôtel des Arts in Toulon, the Théâtre de la Photographie et de l’Image in Nice, the Musée d’Art Moderne et d’Art Contemporain (MAMAC) in Nice, and the Centre d’Art Le Moulin in La Valette-du-Var. I’ve also visited him several times at his studio in the Var, and in Marseille.
At a certain point, we thought about working together. But the pieces that interested me were too large to fit into the available space.
At Espace à Vendre, our intention was to talk about these shared memories. But art took over – and that was quite okay!
nouvelles dates : walk – solo show – Xie Zilong Museum, Changsha, Chine, août-oct
Formidable texte qui me fait penser à Andy Goldsworthy, de grands artistes d’une sensibilité terrienne immense
merci, deux grandes sensibilités en effet
Bonjour,
je dirige le musée Géo-Charles, j’ai eu l’occasion d’inviter Eric Bourret et le musée a pu acquérir une grande photographie « Excuse me, while I kiss the sky » j’ai rédigé un des textes du catalogue « carnet de marche » 2015-2016 pour l’exposition du musée Dauphinois. je suis son actualité avec grand intérêt et je regrette vivement de ne pas avoir vu l’exposition de Nice. j’aime particulièrement votre entretien et votre ressenti. A l’occasion d’un passage à Nice je serai ravie de vous rencontrer. Bien à vous, Elisabeth
je serais heureuse, moi aussi, que vous me fassiez signe… mon téléphone : 0674292336
Bien à vous
Hélène
Merci Hélène …
Bonjour Lola,
Ton blog toujours très intéressant !
Juste pour te dire que nous présentons également l’oeuvre »Sainte Victoire, la montagne de Cristal » de Eric Bourret » dans l’exposition »Bis Repetita Placent ». Expo visible jusqu’à dimanche.