Francis Bacon, une étonnante leçon de peinture
Francis Bacon, Monaco et la culture française, vu le dernier jour de son installation au Forum Grimaldi, m’a laissé l’immense regret d’avoir visité si tard cette exposition qui a été, sans aucun doute, l’événement majeur du panorama culturel de la Côte d’Azur cet été. Pourquoi un regret ? Parce que, ayant agi plus tôt, j’aurais pu vous engager non seulement à aller voir l’œuvre de ce monstre sacré (ce que vous avez sans doute fait), mais aussi vous donner ma modeste lecture d’un travail dont la richesse offre tant d’approches différentes.
Celle du commissaire, de l’exposition, Martin Harrison : Francis Bacon Monaco et la culture française, est particulièrement intéressante par la mise en scène sublime (pour une fois, le mot n’est pas usurpé) réalisée pour le Forum Grimaldi, avec ce labyrinthe de salles qui illustrent chacune une période clé du parcours de l’artiste. Dans les premières : Inspirations, Le Cri, La Caverne Noire, Le Corps Humain, les œuvres sont installées dans un environnement presque noir (malheur à ceux dont la vue ne leur permettait pas de lire les cartels) pour aller vers plus de clarté quand on aborde : La France et Monaco, Le Triomphe du Grand Palais, les Derniers Opus, Portraits. Enfin, nous sommes rétrospectivement projetés dans L’Atelier de Reece Mews, au 7 plus exactement, où Bacon s’installe à l’automne 1961 et qui sera son domicile et son atelier londoniens jusqu’à sa mort en 1992.
Mais quelle que soit la présentation d’une œuvre, elle n’est grandiose que par la qualité de son auteur et la peinture de Francis Bacon, avec la soixantaine de toiles, produites entre 1929 et 1991, réunies à Monaco grâce aux prêts de collections publiques et privées, françaises et étrangères, témoigne, si besoin était, de la place immense que l’artiste a acquise de son vivant : celle du plus grand peintre figuratif anglais* du XXème siècle !
Maintenant, pour revenir au titre de l’exposition : Monaco et la culture française, on ne peut voir l’influence de la Principauté que comme lieu de villégiature pour l’artiste, qui y séjourna, grosso modo, de 1946 à 1950, et l’endroit, l’hôtel Ré, où il a peint son premier « pape », inspiré du portrait du Pape Innocent X par Vélasquez. Dans une lettre à Graham Sutherland, il confie : « Je travaille sur 3 esquisses du pape Innocent II de Vélasquez (sic). « . Quant aux paysages de la Côte d’Azur ils n’ont que peu compté ; Bacon le disant lui-même, il n’est pas un paysagiste, malgré une grande admiration pour Van Gogh, Study for Portrait of Van Gogh I, 1957… Et pourtant, la toile Sea, 1953, n’a-t-elle pas été influencée par nos rivages et en fond de toile de Dog, 1952, n’aperçoit-on pas ce qui ressemble à la Promenade des Anglais ?
L’autre lien avec Monaco est certainement la passion de Bacon pour le jeu, qu’il ne conçoit pas comme une distraction sociale, mais qui infiltre jusqu’à son atelier, comme le révèle Davis Sylvester dans ses entretiens avec Bacon. Ce qui a forgé leur amitié est certainement un amour commun de l’art et du jeu.
Enfin, et tout sera dit sur le rapport entre Bacon et la Principauté, cette exposition a été organisée avec le concours de la toute récente Francis Bacon MB Art Foundation, inaugurée à Monaco en octobre 2014 par S.A.S. le Prince Albert II. A ce sujet, je me dois de citer Majid Boustany : « (…) Ma fascination pour ce monstre sacré m’a amené à créer, en 2014, une fondation dédiée à cet artiste singulier qui a su saisir l’essence même du XXème siècle, dans sa cruauté et sa brutalité, tout en s’inscrivant dans la grande tradition de la peinture occidentale. (…) »
Quant à la culture française, deuxième élément du titre donné par Martin Harrison à l’exposition, il est certain qu’elle a eu plus qu’une influence sur Bacon, elle a été pour lui formatrice, car autodidacte, c’est par la peinture, celle des autres, des grands, qu’il va acquérir cette maîtrise incroyable, nourrie par un questionnement permanent sur la condition humaine et servie par ce don mystérieux qu’on appelle génie.
Si on doit au Massacre des Innocents de Poussin la fascination de Bacon pour le cri humain, qu’il va travailler inlassablement pour ses « papes » : Head VI, 1949, Landscape with Pop/Dictator, c.1946 ; il est aussi captivé par les pastels de Degas, et ce qu’il appelle » l’effet persiennes », ces striations qui font que « la sensation ne vous parvient pas directement ». Il reconnaît sa dette à Picasso, n’ignore ni Fernand Léger, ni Lurçat, ni Duchamp, Portrait of a Man Working Down Steps, 1972, ni même Marie Laurencin et son Portrait de Madame Paul Guillaume, c. 1924, et plus tard il s’enrichit d’une brève amitié avec Giacometti…
Voilà ce que j’ai retenu du brillant exercice que nous a livré Martin Harrison sur l’art de Francis Bacon. Vous l’aurez compris, Bacon apprend par les peintres, d’où mon titre, mais il enseigne aussi tellement de choses aux artistes et c’est un aspect qui pourrait valoir une salle supplémentaire à la démonstration de Martin Harrison !
Maître pour les peintres, c’est une des particularités que j’ai évoquée en préambule, en parlant d’approches différentes pour la lecture de cette œuvre dont la richesse et la complexité sont inouïes. Ces angles me sont apparus au fur et à mesure de ma visite, non pas comme des inspirations, mais comme des familles ; par exemple cette incroyable faculté qu’a Bacon d’évoquer la chair, dans le rose de sa sensualité troublante, une émotion que je retrouve chez Willem de Kooning et sa série Women ;
ou encore cette œuvre de Bacon, Second Version of a Triptych, 1944, qui m’évoque certaines toiles du peintre surréaliste Roberto Matta et plus récemment, je pense à Equinoxe, 2007, une toile du peintre Axel Pahlavi directement issue des « papes » de Bacon…
Deux autres aspects de lecture me viennent à l’esprit, d’abord, la permanence de certains sujets chez les grands artistes, que Bacon traite avec toute l’étrangeté de son génie, tels que les crucifixions avec Fragment of a Crucifixion, 1940 (une des toiles les plus dérangeantes de l’exposition) ; les papes avec Pope I, 1951 ; les miroirs avec Lying Figure in a Mirror,1971 ; le nu dans Triptych – Studies for the Human Body, 1970… Enfin, si Francis Bacon s’interroge avec tant de brutalité sur le corps humain, il charge ses portraits animaliers des mêmes tragiques questionnements, tels Figure with Monkey, 1951 ; Dog, 1952 ; Chicken, 1982 ; Study of a Bull, 1991.
*Considéré comme le plus grand artiste figuratif anglais du XXème siècle, Francis Bacon est, en réalité, irlandais. Il est né à Dublin en 1909, Son père, ancien commandant de l’armée, élève des chevaux ; sa mère, dont la fortune provient des aciéries et des charbonnages de sa famille, monte à cheval, donne des fêtes et se consacre à la vie sociale. L’art ne joue presque aucun rôle dans leurs vies.