Histoire de la violence
« Histoire de Violence », Édouard Louis, Seuil, janvier 2016.
Paris, 25 décembre, au petit matin. Enfin, Reda est parti. Il faut aller à l’hôpital. Édouard a de multiples contusions au cou, il a saigné pendant le viol, il saigne encore. Il a peur d’avoir attrapé le sida, il veut une trithérapie préventive. Hagard, il se lave, et puis il prend une deuxième douche et d’autres encore, les odeurs semblent incrustées au plus profond de sa chair, cimentées jusque dans ses narines.
Il sort. Il voit sur un mur une affiche exubérante pour voyage exotique. Dans sa tête, l’idée qu’il ne pourra plus jamais supporter les gens heureux ni rien qui ait trait au bonheur.
C’est à l’hôpital que commence « la folie de la parole ». Mais Édouard craint qu’on ne le croie pas : peut-être pleure-t-il aussi à cause de ça.
Le médecin de l’hôpital – une femme bien peu aimable – fait les premiers examens, prescrit les premiers médicaments. Mais le lendemain, il faudra aller dans un autre hôpital, aux urgences médico-judiciaires, pour laisser scruter son corps en détail, le changer en tissu d’indices, même dans ses plus intimes replis.
Avant qu’il s’en aille, la médecin lui dit qu’il faut aller à la police. Il ne veut pas, elle insiste. Il a peur de la vengeance, mais il ne veut pas non plus » pour des raisons politiques (…) à cause de [sa] détestation de l’idée même de la répression » et « parce que je pensais que Reda ne méritait pas d’aller en prison. » Lui, Édouard Louis, l’a connue, non pour lui-même mais lorsqu’il allait rendre visite à un membre de sa famille. Comment imposer ça à quelqu’un même s’il a fait ce qu’il lui a fait ?
Retour chez lui. Soudain il se met à tout laver, les draps bien sûr, mais aussi le sol, les poignées de porte, les chaises, les persiennes, il passe même une éponge sur les livres de la bibliothèque. Puis il vide un flacon de désodorisant dans son studio et un autre de déodorant, il répand du parfum, il fait brûler des bougies d’encens. Il récure la douche, il verse près de deux litres d’eau de javel, il jette dans la poubelle les vêtements que Reda a touchés. Son odeur semble ne jamais pouvoir disparaître. A sa fenêtre grande ouverte, Édouard fait exprès de tousser le plus possible pour expulser de ses poumons l’air que Reda a inspiré et expiré ici.
Ses deux plus proches amis qu’il voit dans la matinée – et qui ne le quitteront pas durant les jours suivants – reviennent sur l’idée de porter plainte, au moins pour éviter que Reda ne récidive et que le sort de la prochaine victime ne soit encore plus dramatique. Mais Édouard ne veut toujours pas, il ne veut pas porter plainte, il ne veut pas « porter la plainte sur [son] dos « , marcher « courbé pendant des mois », sous son poids. De guerre lasse, il finit par y aller, accompagné de ses amis. Alors il faut raconter une histoire dont on ne veut pas qu’elle soit notre histoire et d’ailleurs c’est une autre histoire qui se constitue devant lui qui la raconte, presque étrangère sous les questions des deux policiers. Une femme, un homme, attentifs, avec leur volonté d’aider et leurs préjugés aussi. Reda devient une sorte de portrait-robot : pas très grand, brun, les yeux sombres, la peau mate, « Type maghrébin » finit par résumer le flic. Il y a des silences qui en disent long, et puis quelques remarques. Pourquoi est-il venu là ? Pourtant il faut continuer et même changer de commissariat, « Ce n’est pas pour nous, une affaire comme la vôtre« .
La beauté du diable ?
Est-ce qu’il s’appelait vraiment Reda, ce mec si beau ? Il a dit qu’il était le fils d’un Kabyle échoué dans un foyer minable, plus de vingt ans auparavant, il a raconté ce que son père a enduré, la promiscuité, les cafards, les humiliations, la volonté de fierté mais surtout la honte – est-elle transmissible ?
Reda a abordé Édouard sur la place de la République déserte à cette heure de la nuit, ce soir de réveillon de Noël. Le vent était glacial. Édouard ne répondait pas à ses questions, il écoutait le souffle de Reda qui flottait autour de lui. Il dira plus tard à sa sœur « J’avais envie de prendre son souffle entre mes doigts et de l’étaler sur mon visage« . Mais il était tard, Édouard voulait rentrer chez lui, au chaud, et commencer à lire ce que ses amis Didier et Geoffroy venaient de lui offrir. Est-ce qu’on choisit quoi que ce soit quand on se sent à ce point désiré par quelqu’un qui vous fait lui-même si fort envie et qu’on a dans le corps la fièvre d’un jeune homme de vingt-trois ans ? Ils sont montés ensemble chez Édouard.
Après, ça a été comme est souvent la vie, le paradis, l’enfer, mais l’un bien plus lumineux que les anciens paradis, l’autre bien plus sombre que les vieux enfers – plus violent même que ce qui nous traverse parfois la tête, avec ses charges de peur et de violence.
Pour l’instant, tout va bien, si bien même. Ils sont dans le studio, ils ont fait quatre fois l’amour. La nuit s’achève, ils sont fatigués. Mais la vie c’est souvent con aussi. En revenant de la salle de bains, Édouard trouve Reda rhabillé qui esquive quand il lui demande comment le contacter pour se revoir. Voilà, il met son manteau, il va partir, c’est la fin, avec une vague promesse de se retrouver un jour dans un café pas très éloigné. Machinalement, Édouard cherche son portable pour regarder l’heure, il ne le voit plus sur la table – mais il aperçoit en revanche l’angle en métal de son IPad dépasser de la poche du manteau en simili cuir de Reda. Édouard a compris mais il ne veut pas comprendre, surtout il ne veut pas vexer Reda en réclamant le téléphone qui reste introuvable, avec, dedans, les photos auxquelles il tient tant. Il invente des stratagèmes pour le récupérer sans humilier, aussi un peu par peur sans doute. Mais soudain le ton monte, Reda crie, ce n’est pas un voleur et lui, avec ses insinuations, il l’insulte et il insulte du même coup sa mère, toute sa famille.
Brusquement, une écharpe attrape le cou d’Édouard, se resserre, elle l’étrangle. Ça continue, ça dure longtemps, il va mourir. Puis d’un coup tout s’apaise, ce n’est pas un film en noir et blanc dont le noir va crescendo. Reda n’est pas juste un violent et Édouard n’est pas un saint, il dit que lui aussi a volé quand il était adolescent, il le dit parce que c’est vrai, il le dit pour signifier que malgré les airs qu’il se donne pour assassiner ce qu’il a été avant de venir à Paris il n’est pas un petit bourge, une sainte-nitouche, encore moins un juge.
A cet instant, il suffirait peut-être d’un rien pour que Noël soit finalement beau. Mais l’orage revient et la rage de quelqu’un de fier qui a été pris les mains plongées dans un pot complètement pourri. Soudain, un revolver surgit qui était caché dans une poche du manteau de Reda – et puis après c’est une horreur. Pourtant, plus tard, derrière la porte enfin refermée, le viol accompli, la voix de Reda, dans un souffle, demandera pardon.
C’est un livre magnifique.
L’enjeu de la vérité
« L’enjeu de la vérité » est au cœur de la démarche d’écrivain d’Édouard Louis : « Faire un roman et (…) dire que tout ce qui y est écrit est vrai. », déclare-t-il dans une interview aux Inrocks. « On me l’a reproché, comme si ce n’était pas le rôle de la littérature. [Pourtant] La violence est si présente dans nos vies, et tellement peu en littérature. (…) Quand j’écris, j’essaye de combler cet écart, ce gouffre. (…) Il faut écrire sur cette violence, et dire qu’elle est vraie, contemporaine, qu’elle est comme une condition de nos vies« .
Après Eddy Bellegueule, écrire sur la violence n’était pas l’intention première d’Édouard Louis. Le roman qu’il avait commencé « était une histoire d’amour, une sorte de passion dévorante comme celles de Passion Simple d’Annie Ernaux [qu’il admire], ou Fou de Vincent d’Hervé Guibert. Et puis, à Noël 2012, il s’est passé cet évènement ultra-violent que je décris dans Histoire de la violence. Dès le lendemain je me suis dit : « Tu dois écrire là-dessus « . J’ai eu honte d’écrire une histoire d’amour, je trouvais ça presque indécent, comme si le fait d’avoir éprouvé la violence dans ma chair me faisait comprendre qu’il fallait écrire sur la violence, comme si la nuit avec Reda m’avait rappelé toute la violence du monde et qu’il y avait une espèce d’urgence à en parler.
L’enjeu de la vérité. Édouard Louis ne manque pas de courage en émaillant son livre d’aveux que le romancier pouvait parfaitement taire. Lui, pourtant si politiquement engagé qui s’inscrit dans le sillage de Pierre Bourdieu – auquel il vient de consacrer un ouvrage – et dans celui de Michel Foucault à qui il a forcément pensé en choisissant comme titre Histoire de la violence, comme un écho à Histoire de la folie dit, vers la fin de l’ouvrage: « J’étais devenu raciste« ». Lui ! Lui, pour qui le racisme est « comme l’extérieur radical« » de sa personnalité. Mais dans les jours qui suivent la tentative de meurtre et le viol, il baisse les yeux dans le bus ou le métro si un homme noir ou arabe s’approche de lui, et il supplie en silence « Ne m’agresse pas, ne m’agresse pas« ». Oui, lui qui avait été l’objet de tant de critiques après avoir décrit dans En finir avec Eddy Bellegueule le racisme ambiant de son village picard d’origine. Lui qui, à la suite des très hauts scores que le FN a enregistrés en Picardie lors des élections régionales, dira aux Inrocks : » Tous les discours qu’on m’a opposés en disant que j’exagérais la présence du racisme, ce qu’on a opposé à Didier Eribon et son Retour à Reims, ce vote prouve que je n’exagérais pas, et lui non plus… » Signalons au passage que En finir avec Eddy Bellegueule est dédié à son ami Didier Eribon, le sociologue, chercheur, écrivain, cet homme si intéressant et si attachant.
Cet envahissement de lui-même par un racisme qui lui est fondamentalement étranger durera « deux ou trois mois.«
L’enjeu de la vérité. Dans la même interview, Édouard Louis dit : « Toute littérature qui en vaut la peine a fait entrer dans l’espace du visible ce et ceux qui avant en étaient exclus« . Et de citer par exemples « l’homosexualité chez André Gide, les Noirs américains chez James Baldwin ou Toni Morrison « . Sur le plateau de François Busnel, il reformulera à peu près la même assertion dont Jean d’Ormesson, également présent, dira avec un air manifestement heureux qu’elle peut constituer une bien intéressante définition de la littérature : faire entrer la vie dans les livres.
Édouard Louis ajoute : « Dans Eddy Bellegueule comme dans Histoire de la violence, j’avais envie de donner une place dans la littérature au monde de mon enfance, ce qu’on peut appeler le lumpenprolétariat, que je sentais souvent absent des livres que je lisais« . Mais il fait observer – et la remarque mérite attention : » Rendre justice à des individus, ça ne veut pas dire en faire l’éloge, ou les aimer.. On a souvent confondu la politique avec l’amour, comme si pour se battre pour une classe, pour une catégorie, il fallait l’aimer, en faire l’éloge, comme Pasolini le faisait avec les classes populaires. Je crois au contraire qu’il faut lutter contre des inégalités objectives. La violence, qu’elle frappe des individus aimables ou pas, est inacceptable. Il y a des gens dans mon enfance qui m’ont bouleversé par leur générosité, d’autres que je détestais, qui me dégoutaient. (…) Quand j’écris, je veux être juste, aimer ou ne pas aimer n’entre pas en compte…«
Roman, autobiographie ou autofiction ?
A lire ou écouter ses interviews, Édouard Louis – dont l’ouvrage s’intitule Roman en couverture – a cherché en vérité une forme littéraire spécifique pour Histoire de la violence. Ainsi est née l’idée » d’une autobiographie dite par quelqu’un d’autre. »
Quelques temps après cette nuit de Noël avec Reda, il va se reposer chez sa sœur qu’il n’a plus vue depuis deux ans. Tandis qu’il est dans sa chambre, il l’entend raconter à son mari le récit qu’il lui a lui-même fait. C’est donc elle qui nous dit cette histoire même si Édouard Louis intervient parfois, entre parenthèse et en italiques, pour corriger ou nuancer tel ou tel propos de sa sœur et même s’il parle aussi et directement dans le livre. Au total, le récit final est donc produit par trois narrateurs.
Lorsqu’on lui demande pourquoi avoir fait ce choix, Édouard Louis avance plusieurs raisons. Tout d’abord « Essayer de donner une place dans la littérature au langage populaire [celui de sa sœur Clara], très métaphorique, très saccadé« . Pour lui, ce langage n’est pas à « le dehors absolu de la littérature « , contrairement à ce que semblaient penser Faulkner ou Céline qu’il cite.
Mais il avance aussi une autre raison, au moins aussi importante à ses yeux : la volonté de « mettre en avant une caractéristique essentielle de nos vies : nos vies sont toujours prises dans les discours des autres, définies par les mots des autres. » Faisant référence à un ouvrage de son autre grand ami, le philosophe Geoffroy de Lagasnerie à qui Histoire de la violence est dédié, il nous dit que « ces mots des autres ne correspondent jamais vraiment à ce qu’on est. » Alors même que « ces mots des autres produisent notre identité » (…) « on ne se reconnait pas dans la manière dont le monde social parle de nous » (…) et « la souffrance naît de cet écart, de ce manque de vérité.«
Bien entendu, Édouard qui écoute sa sœur derrière la porte ne se reconnait pas dans tout ce qu’elle dit de lui à son mari. Dans le texte, il la laisse même balancer quelques vacheries sur sa personnalité, ce qui, au cas où l’homme Édouard Louis ne se retrouverait pas dans ces critiques parfois sévères (il ne nous le dit pas), serait une façon de pousser l’exercice de dénaturation discursive à son maximum. A moins qu’il n’ait cherché une façon moins frontale que celle de l’aveu pour nous révéler des défauts qu’il serait le premier à déplorer ?
Sa sœur Clara qui est loin d’être sotte traque volontiers les subterfuges dont elle sait capable ce petit frère pas comme les autres. Affirmant, au hasard d’une digression dans son récit, qu’elle avait très bien accepté l’homosexualité d’Édouard quand il l’avait révélée à sa famille [et Édouard écrit aussitôt dans une parenthèse : Ce n’est pas vrai], elle en vient à se demander si, au fond de lui, le Eddy de ce temps-là, celui d’Eddy Bellegueule, n’avait pas espéré « secrètement qu’on l’accepterait pas » (…), s’il n’avait pas en vérité souhaité « que de nous le dire, ça l’éloignerait de nous parce qu’on lui en aurait voulu de son secret et qu’on aurait pas accepté« . Moitié fine, moitié rosse, Clara ajoute pour son mari : « Il aurait pu raconter aux autres, avec son air arrogant : vous voyez, c’est de leur faute si je me suis éloigné d’eux [il a, de fait, littéralement fui à Paris], (…) c’est eux qui me rejettent, c’est pas moi qui les abandonne, c’est de leur faute« .
La troisième raison du choix par l’auteur de ce dispositif littéraire original tient à la tentative « de rompre avec l’autofiction qui pense à partir du langage et d’une expérience subjective« . Édouard Louis précise : « J’écris au contraire à partir des réalités objectives, du dehors.«
Écrit à fleur de sang, Histoire de la violence n’est jamais impudique malgré toute l’impudeur qui le compose.
Je ne sais ce qu’aujourd’hui Édouard Louis conserve dans sa mémoire et dans sa chair de ces moments fous qu’il a traversés. Il semble dire qu’il n’est plus le même : on pourrait le comprendre. En tout cas il est – et à mon avis bien plus qu’avec son premier roman – un écrivain de grand talent à lire absolument, et qu’il faudra suivre.
Thierry Martin