Il n’y a pas de Ajar, Monologue contre l’identité
Delphine Horvilleur
Grasset – septembre 2022 – 89 pages
Ce n’est pas vraiment un roman, ce n’est pas tout à fait un essai, ce n’est pas réellement un pamphlet, ça pourrait être une lettre : bref, c’est à part. Et Delphine Horvilleur aussi est à part. Née à Nancy en 1974, elle a failli être médecin, mais elle a été mannequin. Puis elle a été journaliste dans différents médias, dont France 2 et a collaboré au Monde. Puis elle a intégré un séminaire rabbinique, celui du mouvement réformé Hebrew Union College, à New York. Elle a reçu son ordination en mai 2008, et elle est devenue une femme rabbin (elle ne dit pas « rabbine ») du Mouvement juif libéral de France.
Elle a écrit également, des essais, une réflexion sur la mort, un dialogue interreligieux. Elle intervient souvent dans des radios ou sur des plateaux de télévision, ou en conférences. Pas banal tout ça…
Elle peut aussi changer de style d’écriture. Dans Il n’y a pas de Ajar, elle opte pour une autre manière qu’elle commente dans une interview en disant : « J’ai écrit parfois en maltraitant un peu le français puisque je voulais absolument que ce soit un livre très oral. » Son roman est d’ailleurs en cours d’adaptation pour la scène.
Que penser de ce nouveau livre ?
L’humour et le calembour
Delphine Horvilleur ne manque pas d’humour et parfois ne recule pas devant le calembour – plus ou moins douteux. À commencer par celui que recèle le titre de son livre. On subodorait d’emblée qu’il s’agissait d’un jeu de mots et l’intuition se confirme dès la première ligne de l’ouvrage. Parlant de l’année où elle est venue au monde, elle note que c’est aussi celle de la « renaissance » de Romain Gary (qu’elle chérit) quand il s’est décidé à écrire sous le pseudonyme d’Émile Ajar. Elle note en s’amusant : « Avouez que c’est une drôle de coïncidence. » Naissance d’une future admiratrice, renaissance du futur objet de cette admiration : il n’y a pas de Ajar. Elle aurait pu dire tout autant : il n’y pas de hasard, cher Émile…
Dans tout le livre, Delphine Horvilleur semble avoir voulu s’amuser et nous amuser tout en abordant des thèmes sérieux. L’illustration la plus aboutie de ses facéties est l’invention d’un fils à Émile Ajar, celui-là même qui nous fait part de ses réflexions. Le rejeton d’un pseudo : il fallait y penser. Et pour prolonger cette assez troublante absurdité, elle le nomme Abraham, le père de tous les croyants, lui-même fils d’un « idolâtre, comme tout le monde à cette époque et comme beaucoup de gens à la nôtre. » Au cas où l’on aurait oublié ce qu’est un idolâtre, elle nous en donne une définition, via Abraham Ajar : « C’est quelqu’un qui croit que Dieu s’intéresse vraiment à ses problèmes, qu’il peut lui demander de l’argent, du succès ou un vélo électrique, du moment qu’il ne le vexe pas et le caresse avec ferveur dans le sens du poil. »
Pas à court de jongleries, Delphine Horvilleur nous dit aussi, toujours via le gamin d’Ajar, que dans la Thora, ce papa idolâtre s’appelle Terakh’ et que comme c’était difficile à prononcer, « dans toutes les bibles on lui a légèrement francisé le patronyme », en en faisant Terrakh, « devenu Tharé. » Abraham, futur père de tous les croyants, est donc un fils de Tharé. Devant se douter que ces révélations pouvaient laisser quelque peu songeur, elle ajoute : « Véridique. »
Cette quasi-fascination rieuse et même potache pour le glissement des sens – grammaticaux… – se régale avec les pseudos. Écrire sous pseudo, nous dit-elle, c’est « un stratagème qui rendrait jaloux tous les désespérés de la terre : renaître de son vivant et déjouer le morbide qui vient toujours de la conscience d’être arrivé quelque part. »
Dans son savoir de rabbin, Delphine Horvilleur va jusqu’à dénicher dans la bible l’histoire d’Elisha Ben Abouya, celui qui avait quitté « la tradition [juive] de son enfance », se mettant soudain « en quête de plaisirs charnels » ; or le voilà rencontrant un jour une prostituée qui le reconnaît, puis se ravise en lui disant qu’il ne peut pas être celui à qui il ressemble : « Toi, tu un autre. ». Or, précise Delphine Horvilleur, « un autre, en hébreu, se dit Ah’er ou Ah’ar » et elle demande, faussement ingénue : « Ah’ar n’est-il pas un peu Ajar ? ».
Amplifiant ce jeu de miroirs qui manifestement l’amuse, elle nous dit aussi, plus loin, que « Gary, écrit en hébreu, signifie quelque chose comme « mon étranger » ou » l’étranger en moi. «
Décidément…
La vérité du pluriel contre le danger de l’authentique
« Autour de nous – tendez l’oreille – hurlent de toute part des voix qui affirment que pour être authentiques, il faudrait être entièrement définis par notre naissance, notre sexe, notre couleur de peau ou notre religion. », écrit Delphine Horvilleur. Dans une interview à la librairie Mollat de Bordeaux, elle ajoute en forme de semi révolte : « Dans la vie, il y a toujours une possibilité de devenir autre chose. »
Devenir tout autre, c’est bien sûr tentant car nous passons nos journées entières avec nous-mêmes et sauf pour les Narcisse pur pistil premium, il y a de quoi être tôt ou tard lassé. Alors peut advenir le désir de tout changer. Mais est-ce possible ?
En pensée, oui, et on se réinvente tous. Qui n’a un jour imaginer une autre existence, souvent dans un autre pays ou au moins une autre ville, dans un autre logis, avec un autre physique, en ayant un autre âge (surtout lorsqu’on a vieilli…), fréquentant d’autres gens, exerçant un autre métier, tentant mille aventures jusqu’alors inconnues, parfois d’autres amours ? « Il n’y a rien de pire que de s’imaginer qu’on est arrivé. » dit Delphine Horvilleur dans une interview. Elle dit aussi : « On n’a jamais fini de dire ce qu’on pourrait être. » Dire ce qu’on pourrait être… Donc en paroles et en rêvant. Mais est-ce qu’on peut vraiment se réinventer dans la vraie vie ?
Ça paraît moins une gageure qu’une chimère. Agrandir ses périphéries, oui c’est possible et même souhaitable ; bousculer d’anciennes frontières, c’est-à-dire s’ouvrir, se revisiter, s’enrichir : oui aussi – oui absolument. Mais le centre, le cœur de soi, peut-il bouger significativement ? Les réflexes familiaux, sociaux, éducatifs – d’ailleurs très vite acquis – sont tenaces, au moins autant que l’influence des livres sur nous, celle de maîtres ou d’amis rencontrés plus loin que l’enfance. Que faire de ce fond qui persiste comme persistent ces vieux gènes qui ont circulé jusqu’à nous, depuis on ne sait quand, légués par on ne sait qui ? Certes, la capillarité du monde irrigue notre arbre et fait pousser des rameaux, mais change-t-elle l’arbre ?
Bien sûr, ça a quelque chose de vexant, cette résistance qui semble souvent plus forte que notre volonté. Mais ce qui ressemble finalement à une forme de fixité de soi, à la fois poreuse et coriace, est-ce si grave ? Yourcenar pensait que la liberté la plus difficile mais aussi l’une des plus fortes était la liberté d’acceptation, qu’elle ne voyait pas comme un renoncement navré, ni comme une amère résignation à ne pouvoir être autre mais, après mille combats, comme un serein acquiescement à n’être que soi, dans ses limites, ses contraintes et aussi ses gains. Que soi, mais tout soi. D’ailleurs le Ajar de Romain Gary que Delphine Horvilleur aime tant n’a-t-il pas fini par révéler « la supercherie littéraire du siècle », dit Horvilleur, comme si le géniteur d’Ajar, après s’être lassé de sa version originale, avait fini par se lasser aussi de son anti-créature, n’y voyant finalement que le même soi maquillé.
Certains, au contraire, veulent absolument rester « authentiques. » Pour Delphine Horvilleur, c’est à cause de la peur d’être « dénaturé. » Et cette peur peut conduire au pire. « Tous les fondamentalismes religieux [l’ont] en commun », écrit-elle ; ils sont alors animés de la « crainte d’une contamination des corps et des idées par un autre, qui prend au choix les traits des femmes, des homosexuels, des convertis, des hérétiques… C’est toujours le visage d’un non-soi qui menace l’intégrité de l’édifice. » Et de lancer un cri qui résonne comme un avertissement : « Gare à l’autre et vive le même ! »
Elle écrivait déjà dans Le Monde des religions de juillet-août 2013 :« « L’intégrisme religieux est cette pathologie du regard qui le rend incandescent. L’obscurantisme renvoie précisément à l’étude dans le noir (…). C’est un retrait du monde qui y met le feu en s’imaginant paradoxalement le sauver. »
Indéniablement, ces constats restent importants à dresser, bien qu’ils aient déjà été énoncés cent fois – et souvent très savamment. C’est d’ailleurs là un des problèmes de ce livre.
Le je pluriel
Pour rester néanmoins encore un instant dans le registre de l’approbation, comment ne pas souscrire à ce que ce livre ne cesse de dire : on n’a jamais fait le tour de nous-même et ce nous-même est étonnamment pluriel. Mais, sans vouloir offenser Delphine Horvilleur, ce n’est, là encore, pas la première fois que cette idée est traitée. Elle était notamment l’absolu mantra de Philip Roth qui ne jurait que par « la multiplicité des » moi « » et, pour rester dans la littérature américaine, c’est aussi le fil rouge d’un autre très grand écrivain, John Irving, qui, en 1978, a tout résumé par le seul titre d’un roman : À moi seul bien des personnages.
Le livre de Delphine Horvilleur n’est-il finalement qu’un concentré amusant d’analyses bien établies ? Plus grave : est-ce qu’il ne brandit pas des archétypes ?
Nicolas Demorand a interrogé Delphine Horvilleur dans la Matinale de France Inter du 16 septembre 2022. Elle lui dit que « chaque génération essaie de se soustraire à ses héritages », et le journaliste lui demande alors :
- Qu’est-ce qui vous dérange, Delphine Horvilleur (…) ? C’est le fait de revendiquer une identité ou d’en faire une idéologie ?
- Nos identités sont composites et complexes, répond-elle. Salman Rushdie dit que la simplification de nos identités amène très vite à voir en l’autre un ennemi.
Poussé à l’extrême, c’est vrai. Mais c’est quand même un peu court. Delphine Horvilleur a d’ailleurs ajouté : « Mais la vérité est qu’il faut bien faire avec [ces héritages] et les emmener quelque part. »
Alors, faire sans ? Faire avec ? Face à ce rebond paradoxal, que comprendre de son livre ? Il paraît naviguer de façon assez superficielle entre la redite de problèmes forts et l’assertion péremptoire de solutions radicales. Les vieux et inépuisables thèmes fondamentaux de l’inné et de l’acquis, les tout aussi anciens et tout aussi importants sujets de la mémoire et de la transmission, la thématique en vogue mais bien réelle de « l’assignation » me semblent mériter mieux que quelques formules jetées de façon mi-sérieuse mi-ironique. Parfois, ça sonne juste, mais c’est souvent excessif voire caricatural. Le petit Ajar nous dit par exemple que désormais « chacun n’est plus qu’un seul truc, catho, gay, végan, qu’importe, mais exclusivement l’un ou l’autre. » Ah bon ?
Quand c’est un peu moins tranché, ce n’est pas pour autant plus convainquant : « On est tous en chemin vers ce qu’on peut encore être, et cela implique forcément de quitter ce qu’on était ». Pourtant Gary disait via Ajar : « J’ai essayé désespérément de me soustraire mais il n’y a rien à faire, on est tous des additionnés. » Pour le faux fils de ce faux père, il ne s’agit plus d’additionner mais de tout quitter. Et « forcément » en outre. En somme, « Y’a qu’à ».
J’aimerais bien savoir ce qu’en pense la « transfuge de classe » Annie Ernaux – sans parler du résilient Boris Cyrulnik.
Thierry Martin