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Journal Intégral de Mathieu Galey

Troisième (et dernière) partie

Du temps a passé depuis ma deuxième note de lecture sur le passionnant Journal de Matthieu Galey : un peu trop, je le crains : navré !

Vers la fin des années soixante-dix, le Journal intégral donne l’impression que l’existence de Matthieu Galey bascule. Sa vie mondaine se fait plus rare. Le grand et tumultueux amour de sa vie, Herbert, s’en va, cette fois-ci pour de bon, même s’il ne restera jamais bien loin de lui. Un nouvel amour survient, tout autre : paisible (trop ?), attendrissant : il s’appelle Daniel. Les aventures sexuelles de Matthieu ne cessent pas pour autant, mais elles n’occupent plus la moitié de son récit – quelques petits paragraphes, par-ci-par-là.

Une à une, les grandes figures de la littérature qui ont accompagné des décennies de la vie de Galey disparaissent. La société change de plus en plus vite  –  et Matthieu aussi change. Il a environ quarante-cinq ans quand débute cette troisième partie (découpage totalement arbitraire de ma part).

Il travaille beaucoup, jamais assez selon lui qui affirme : « La vie est un naufrage, le travail un radeau. »

Il voyage partout en France et aux quatre coins du monde. Il achète une nouvelle maison : il a manifestement adoré les logis et en changer le plus souvent possible.

Il ne s’aime toujours pas, c’est le moins qu’on puisse dire, et l’âge qui vient n’arrange rien, lui qui hait la ruine des années : « « Je suis obsédé par l’âge ; je fais une vieillesse nerveuse. »

Et il aime de moins en moins le monde, à quelques belles exceptions près qui sont particulièrement touchantes, de sa chère Mamé à bien des auteurs. C’est faux de croire qu’il a égratigné tout un chacun.

Et il n’écrit toujours pas. S’il lisait cette phrase, Matthieu Galey s’exclamerait certainement : Mais j’ai passé ma vie à écrire !

Des amis, des relations professionnelles remettent souvent la question sur le tapis, celle qui sous-entend Oui, bien sûr tu écris, mais je te parle d’écrire des vraies choses, des romans…

Avec le temps qui a passé, il n’a pas changé d’avis : non, il n’écrira pas de roman car il a déjà le plus grand mal à croire à l’intérêt des critiques qu’il rédige dans tant de médias. Lorsque quelqu’un lui montre un de ses papiers découpé dans un journal, « aussitôt je parle d’autre chose », dit-il. Il se demande : « Manque de simplicité ou sentiment de mon indignité ? »

Quel mot – et quel aveu psychologique ! Il ajoute : « Plus profondément, si les autres me prennent au sérieux, il faudrait que j’y croie moi aussi, et toute ma vie est à recommencer. »

A pas de loup, la terrible maladie qui l’emportera approche. Lorsqu’elle se déclarera et qu’il pourra la nommer et la regarder en face, sans illusion, il se modifiera encore, forcément. Il préparera la publication de son Journal, en affrontant au quotidien, d’une façon qui force le respect, la déchéance physique.

Le mythe de l’amour et de la paix

« Éternel masochiste », il est conscient de saccager ce qu’il redoute de perdre, « incapable de supporter longtemps l’être-à-deux, non plus que la solitude, abîmant à chaque fois le climat, et le sachant. »

Pourtant Daniel le fait fondre. Quand celui-ci lui dit un jour « Moi, quand je t’ai rencontré, ç’a été l’éblouissement. », Matthieu Galey  commente : « Merveille, non pas de s’entendre dire cela – je n’y suis pour rien – mais de pouvoir le dire, et cinq ans après. »

Daniel contribue à lui apprendre à s’intéresser aux autres, dit-il. Mais Galey dit « un peu ». Car « les autres me rasent, leurs histoires m’assomment, s’ils ne sont pas géniaux ou précis » (…) Je ne sais pas m’intéresser aux êtres, quels qu’ils soient. » Ce qui est une autre façon de dire du mal de lui, car le journal montre que cette sombre assertion est souvent prise en défaut et n’est donc pas parfaitement crédible…

De l’amour pour Daniel, oui. Au 26 août 1980, dans la maison du Beaucet qu’il a achetée, Galey note : « Seul ici, avec Daniel. Calme et heureux. »

Mais le grand amour de sa vie, Herbert, n’est jamais très loin et dès que Matthieu le voit, les regrets le rongent et le font vaciller car, avoue-t-il « Je ne suis pas l’homme des choix. »

Pas de choix : ses aventures qui continuent en témoignent, car, malgré son attachement à Daniel, son entente avec lui, « le corps (…) empoisonne tout le reste ». Mi-sérieux, mi-ironique, il dit plus loin : « Il aura fallu la pleutre religion catholique pour faire de la curiosité un défaut. » Daniel finira lui aussi par partir, mais comme Herbert il ne s’éloignera pas trop loin.

Pourtant, Matthieu semble souvent rêver de paix, de stabilité, mais la brutalité du monde, cette violence partout lui font se demander comment savourer davantage le présent. Comme un acte de désespoir il écrit à propos du présent : « Le vivre deux fois plus, avec l’intensité des sursitaires conscients. »

Complicité et tumulte avec Yourcenar

De toutes les rencontres avec les auteurs (et acteurs) que nous fait croiser cette dernière partie du Journal, celle avec Yourcenar a éminemment compté. Le premier contact entre Matthieu Galey et Marguerite Yourcenar date de 1971, lorsque Galey a accompagné une équipe de l’ORTF à la demeure de Yourcenar aux États-Unis. Les contacts se sont poursuivis, et du 12 au 18 février 1979, ils ont eu ensemble de longues conversations qui formeront la trame du livre Les Yeux ouverts.

L’ouvrage parut quelques semaines avant que Yourcenar ne fût reçue à l’Académie française, le 22 janvier 1981. Il connut vite un grand succès et sera traduit en anglais, en néerlandais, en allemand, en italien. Marguerite ne l’aima pas, pour au moins deux raisons. La première est que la couverture donnait l’impression qu’il s’agissait d’un livre écrit par elle. La seconde est qu’elle estimait en avoir trop dit, s’être trop confiée voire s’être « déshabillée ». Elle déclara : « Matthieu Galey m’a interrogée sur les sujets qui l’intéressaient, lui. Pas sur mes véritables préoccupations.» Malgré l’admiration que je porte à Yourcenar, il est permis d’en douter.

La relation confiante entre elle et Matthieu Galey fut dès lors brouillée et l’entourage immédiat, son amie Grace Frick et son jeune ami Jerry Wilson, ne fit rien pour améliorer les contacts, au contraire. Lorsque Bernard Pivot reçut Yourcenar dans son émission Apostrophes, elle refusa la présence de Matthieu Galey. S’il y eut encore quelques contacts entre eux, ce fut la fin de leur relation de confiance. Avec son extraordinaire capacité à se détacher des choses, Matthieu écrit qu’il « trouve [tout] cela drôle ». Ce qui ne l’empêche pas d’égratigner le nouveau monument littéraire français (qu’il admire pourtant lui aussi), et de prétendre que « ces messieurs du Quai Conti [sont] défrisés, surpris d’avoir élu une femme de marbre qui leur fait l’œil de verre. »

« Permission de cimetière »

La maladie progressivement fait ses ravages. Personne ne sait exactement ce qu’il a ou personne n’ose le lui dire en face. Matthieu Galey constate les dégâts mais en parle peu. Il continue de voyager énormément tant à travers la France qu’à l’étranger, travaille comme un forcené et recherche plus que jamais les plaisirs des sens.

S’il ne dit quasi rien des problèmes physiques qu’il rencontre, soudain, une courte annotation nous laisse glacés : « 27 janvier [1984]. Après le pied, atteint depuis quelques semaines, la paralysie me gagne à présent la main droite, à la vitesse d’un incendie intérieur. Je me cramponne à mon porte-plume pour tracer lisiblement mes lettres. »

Mais ce très étrange caractère ajoute aussitôt : « Curieux, mais au fond, il ne me déplaît pas tant que ce soit si pénible d’écrire : la preuve enfin matérialisée de mes efforts invisibles, tout au long de ces années. »

En Espagne où il est allé voir Lumières de Bohème (mis en scène par Lluis Pasqual), il rencontre le docteur M. « Je le regarde m’annoncer, sans l’avouer, des catastrophes sans doute irrémédiables, une sorte de condamnation avec ou sans sursis, je ne sais encore ». Et Matthieu Galey note dans son Journal : « Je ne peux m’empêcher de trouver comique sa petite moustache de Bel-Ami, taillée en pointe, qui lui donne un air de facétieux croque-mort. »

De retour à Paris, il garde cette sorte de détachement qui le surprend lui-même. « Je ne sais pas pourquoi, je n’ai pas peur. » Il ajoute toutefois : « Pas encore. Tête lourde, mais froide. »

Le 29 février 1984, à Marseille, un médecin qui l’a examiné et fait de nouvelles analyses, l’appelle au téléphone, « vers 6 heures ». C’est une condamnation à mort. « Je n’aurais jamais imaginé, note-t-il dans sa maison du Beaucet, que l’ange exterminateur serait un petit médecin malingre, plutôt sympathique, avec l’œil vif et le teint vert. » C’est le premier qui «  a eu le courage de me dire la vérité. (…) Je sais désormais le nom de mon mal et qu’il est incurable. Reste à savoir la durée probable du sursis ». C’est la maladie de Charcot qui peu à peu paralyse le corps entier.

L’ironie n’est jamais très loin avec ce diable d’homme. Il va voir le médecin en question, à son cabinet et il note, à l’issue de la consultation : « Au fond, ce qui m’a le plus étonné, c’est d’avoir à payer cent cinquante francs mon acte de décès. »

Il va continuer de travailler et de voyager au bout du monde, jusqu’à l’extrême limite de ses forces. Daniel ne le laisse pas tomber, ce n’est pas le cas de chacun : « A mesure qu’on se détache du monde et des autres, ceux-ci se séparent aussi de vous. Quand ils vous savent perdu, ils vous évitent, et l’écart devient un gouffre, chacun fuyant de son côté. »

Il a de plus en plus de mal à marcher, aidé de prothèses, il écrit encore – de la main gauche car la droite est morte – mais il se sait presque illisible. Il parle désormais d’une « voix détimbrée, un rien haletante ». Il trouve l’énergie – ou la pudeur – d’écrire : « Supportable, en somme, si ma jambe gauche ne menaçait ruine à son tour ; si ma main gauche déjà ne s’engourdissait, si l’autre corde vocale n’annonçait à son tour sa faiblesse. »

Il continue d’ironiser, recevant des lettres de gens le sachant malade : « L’inconvénient de survivre : il faut répondre soi-même aux lettres de condoléances. »

Il ne parle jamais de l’au-delà, lui qui a noté quelques années plus tôt dans son Journal : « A Bordeaux, il existe une rue Dieu : c’est une voie sans issue. »

Le 31 août 1985, accompagné d’un ami, il se rend chez un marbrier de Carpentras « dont l’entreprise se trouve derrière le cimetière, comme il se doit ». Il note : « Un couple nous reçoit, un peu égarés ; ils n’ont pas l’habitude de montrer leur catalogue de pierres tombales au mort lui-même. »

Maman vient enfin lui rendre visite chez lui, après qu’il a beaucoup insisté. « Elle reste sur sa chaise mal à l’aise, la pauvre, refusant de tout son être ma maison, ma façon de vivre (…) Chez elle, c’est une autre, adorable, sereine, sensible. Ou alors c’est moi qui déménage… »

Entre deux traitements expérimentaux, mais tout cassé, il voyage encore, avec Daniel notamment. Il considère qu’il vit « par esprit de contradiction. »

Il n’est désormais plus qu’une ombre, dépendant de ses infirmiers pour le moindre acte de la vie quotidienne. Il pense de plus en plus à la publication de son Journal qu’il a commencé de relire et de corriger. Il n’aura pas le temps d’arriver au bout des 840 pages.

Au 23 février 1986, ultime jour de sa vie, il note : « Dernière vision : il neige. Immaculée assomption.»

Thierry Martin

 

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