Journal intégral, Matthieu Galey. Deuxième partie
Le Journal de Matthieu Galey suit deux voies parallèles tout au long des trente-trois années qui sont couvertes : 1953-1986. Mais ce ne sont pas toujours les deux mêmes lignes parallèles. Pour l’essentiel – précisément jusqu’en 1984 – l’auteur traite à la fois de sujets littéraires et artistiques d’une part (avec des incursions dans la « vie mondaine ») et d’autre part de sa vie amoureuse ; puis, lorsqu’il découvre la réalité de sa maladie, c’est-à-dire le fait qu’il ne peut pas s’en sortir, les pages sur ses aventures ou ses chagrins d’amour s’évaporent : c’est à la maladie et la mort que Matthieu Galey s’adresse, mais à sa façon, entre quasi- mépris, rage rentrée et ironie. Même ceux – assez rares finalement, à part les « victimes » – qui n’ont pas ou peu apprécié le Journal saluent la qualité de cette ultime partie du texte (et l’étonnant courage de son auteur).
Le spectacle du monde parisien vu par un portraitiste hors pair

Matthieu Galey (1934 1986), écrivain et critique français, ici en 1973. Photo Louis Monier . Rue des archives
Le Journal est composé de phrases notées lors de dîners ou de rencontres, de monologues captés auprès de grands auteurs, de réflexions personnelles de Matthieu Galey, de quelques aphorismes aussi, et même de jeux de mots, parfois. La fin de l’ouvrage comporte la reproduction de quelques lettres (voir plus bas) et quelques « Portraits littéraires ».
S’agissant de restitution de monologues, Pierre Lejeune, comme d’ailleurs Bernard Pivot dans un papier consacré au Journal intégral, cite notamment « une série époustouflante de conversations avec Nathalie Sarraute, où elle parle (…) dans une intimité confiante, étalant sans précaution son très légitime orgueil. » Retrouvant dans le Journal de Galey ses propos, Nathalie Sarraute « ne lui a jamais pardonné, je le sais, poursuit Pierre Lejeune, puisqu’elle m’a enjoint d’effacer, dans l’étude que je lui ai consacrée, une anecdote (pourtant anodine) que j’avais tirée de ce journal. »
Pour nos yeux de 2018, les récits du Journal ayant trait aux années 1950 et 1960 semblent souvent surannés : à peu de choses près, on se sent plus proche du XIXème siècle que du vingtième. Les attitudes, les habitudes, le vocabulaire, les images sont d’un autre temps (ça se modernise avec l’arrivée des années soixante-dix et a fortiori quatre-vingt). Mais même lorsque le Journal semble très « daté », c’est finalement un intérêt supplémentaire, une petite plongée dans l’histoire, au moins sur le plan du comportement des milieux que fréquentait Matthieu Galey, car à part de brèves mentions ici ou là, il ne s’intéresse pas du tout aux événements politiques et sociaux : pas un seul mot sur « les événements » de 1968, ni, quelque temps après, sur la démission du général De Gaulle…
Il préfère conter – brièvement, juste six lignes, mais une vraie bombe que la première édition s’est empressée d’escamoter – la triste cuisine des prix littéraires. Edmonde Charles-Roux vient d’avoir le Goncourt. Matthieu Galey explique que cette victoire tient en réalité à une rancune d’Hervé Bazin contre Gallimard « parce que trois livres Gallimard, trois fois de suite, lui ayant fait rater le prix, il s’est juré de se venger en empêchant trois fois de suite un prix Gallimard. S’y ajoute une colère déplacée de Claude Gallimard devant ces messieurs, et l’intervention d’Hervé Mille auprès des trois jurés qu’il tient par le Figaro (…) Matthieu Galey conclut : « Et voici la littérature, comme elle se fait »…
Juste six lignes mais qui constituent un scandale dans cet univers très feutré et éminemment lucratif… Censurées !
Certains ont reproché au journal de Matthieu Galey de ne pas approfondir les sujets. Bernard Frank qui collaborait au Cahier des saisons (encore un…), mais aussi à L’Obs et au Monde dira : « Quand je lis le journal de Matthieu Galey, je vois qu’il passe à côté des grands inventeurs en autobiographie (ceux, du moins, que je considère tels), sans un mot qui montrerait qu’il a compris leur projet : le Sartre des Carnets de la drôle de guerre, le Leiris de La Règle du jeu, le Claude Mauriac du Temps immobile. L’art du journal qu’il pratique, et qu’il porte à une certaine perfection, reste un art traditionnel, littérature sociale fondée sur la formule et l’effet, et sur un pessimisme moral et métaphysique (…) »
Autrement formulé, est-ce que le critique et chroniqueur Matthieu Galey était superficiel ? Est-ce qu’il savait « s’engager ? » Écoutons répondre par avance cet homme qui ne disait admirer absolument qu’Aragon et Gracq parmi les auteurs vivants et Proust parmi les défunts récents : « Je n’ai pas plus d’ennemis à combattre que de causes à défendre. Je ne crois en rien, sinon à l’horreur du monde. (…) Sauf exception, mes semblables ne valent pas cette peine. Si j’affecte de m’en tenir à l’aspect anecdotique, à la surface des êtres, c’est que l’intérieur grouille toujours d’intérêts et d’égoïsme. Les gestes, l’apparence suffisent à trahir ce que je pressens. »
Portraits donc, et non analyses : c’est clairement voulu, sur fond de noir désenchantement.
L’art très aigu de Matthieu Galey pour le portrait a été salué par bien d’autres, Bernard Pivot par exemple. : « Chaque dîner ou cocktail qu’il relate devient une scène de genre, un moment de comédie humaine souvent irrésistible. L’acuité, l’ironie et la férocité avec lesquelles il manie l’art du portrait l’imposent aujourd’hui comme un maître du genre, disciple en cela de François Mauriac dont il écrit : » J’aime cette morsure de chaque phrase. Quel appétit pour déchirer ! » »
Morsures ? Jugez-en par vous-mêmes dans ce petit florilège…
A propos de Sollers : « Rond et doucereux, on dirait un raminagrobis de comédie, avec le regard complice d’un vieux politicard jésuite. »
Voici maintenant la baronne Blixen, partant en voyage, un 1er juillet : « Coiffée d’une espèce de casquette de paille noire, les yeux faits à la suie, ses épaules de moineau couvertes, malgré la canicule, d’une étole en renard bleu, c’est un cadavre ambulant avec un sourire de Dracula qui glace les sangs. »
Sur Marcel Jouhandeau qui vient de louper le prix Femina : « Pour un peu, il parlerait de lui à l’imparfait. »
Voici Modiano à qui Matthieu Galey téléphone :
- « Comment allez-vous ?, demande Galey
- Je, oui, je…, répond Modiano.
- Vous travaillez ?
- Oui, je, je…
- Ce livre, ça marche ?
- Je, je, oui…»
Matthieu Galey précise : « Au bout d’un quart d’heure, il prononce des verbes. Au bout d’une demi-heure, des compléments. »
Voici Madeleine Renaud, « petite pomme chinoise » que Matthieu Galey regarde et écoute lors d’une répétition théâtrale : « Avec ce charme, ce sens admirable du théâtre, cette intelligence, [elle] dit un texte dont elle ne comprend pas un traître mot. »
Voilà Robbe-Grillet, en février 1970. « Sa chevelure a poussé drue, crépue. Il ressemble à une George Sand moustachue. » Le même en octobre : « A présent c’est une femme à barbe. »
Et voici notre Jean d’O, en 1957 : « Trente ans et des poussières, pas grand (…), le nez fort, la figure longue, la voix sèche, un peu pointue, mais des yeux bleus d’une caressante beauté. De la classe, et même un rien de morgue sous la gentillesse, qui veut séduire à tout prix, pour le plaisir d’être aimé. » Parfait, non ?
Voilà François-Marie Banier en 1971 : « Chroniqueur au Figaro, servi comme une épice aux petits déjeuners, bourgeois, dandy qui s’habille de provocation, apostrophe les ministres et conteste dans les salons chics, Banier est un personnage avant d’être lui-même. »
Et puis – mais je me fais violence car je l’aime… – voici Marguerite Yourcenar le jour de sa réception à l’Académie : « Ce fut un véritable show (…), quelque chose comme une intronisation du Tastevin, ou le jubilé de la reine Victoria. Grande houppelande de velours noir, avec un col blanc et un châle également blanc, sur la tête, l’entrée de Marguerite est assez stupéfiante. (…) Un sacre, au son du tambour (…) ou une vieille impératrice jugée en Haute Cour par tous ces bizarres magistrats en queue verte. (…) Ce lourd paquet, dans ses velours, se propulse jusqu’à une petite table (..) et commence à lire son beau – mais long – discours. »
Aigu, acide ou impertinent, très souvent drôle, en tout cas doté d’un rare sens de l’observation, Matthieu Galey n’est pas toujours rosse, loin s’en faut. J’aurais du mal à compter le nombre de fois où il s’attendrit sur un auteur (ou une…), et les petits adjectifs gentils qui accompagnent de ci, de là, un portrait.
Très probablement, Matthieu Galey était avant tout un homme tendre sous ses apparences cyniques.
Un romantique inlassablement dragueur
Certes, Matthieu Galey est un sceptique (il dit : « Le scepticisme : un poison qui finirait par vous tuer. »), et certes il est un dragueur de haut vol. Mais il est aussi un romantique – ou avant tout ? Il me semble être d’abord un homme terrifié par la solitude, un homme que jamais assez d’amour ne rassure : « 6 novembre 1965 – Retour à deux heures trente, avec un poids de solitude, une envie d’arrêter les gens, de leur demander un sourire, un recours, une parole, même un regard. »
Essayons d’y voir plus clair dans toutes ces contradictions.
Pour commencer, deux seuls exemples de son ardeur sexuelle. Juin 1973 (il a donc 39 ans), il effectue un séjour familial à Gaillon, en Normandie. Il note, au 11 juin, ces phrases qui avaient été censurées dans la première édition : « Mon temps a surtout été pris par les nombreuses aventures de ces derniers jours, vu ma forme olympique », et de citer six aventures, sans qu’on sache en combien de jours, sauf dans un cas… Il y a un peu de tout dans ce tourbillon, « un spécialiste » (un gigolo en clair), « un délaissé de mon âge », « un petit comptable au club Méditerranée », « un petit chanteur germano-hollandais » de vingt-sept ans, « un Turc du même âge », « et puis, le même soir, la splendeur, Nino, Yougoslave. » (S’en suit une vacherie sur un acteur français, très célèbre et toujours vivant, que je vais taire…).
Le 20 juin (est-il toujours en Normandie ou revenu à Paris ?), la chasse est encore fructueuse : « Raoul, sublime Argentin blond », « re Nino » (un ex), et « un petit plombier italien. »
Forme olympique, assurément ! On peut se demander quel intérêt il y a à consigner ces prouesses dans son Journal. Matthieu Galey donne lui-même la réponse : « Tout cela pour mémoire, l’avenir, les jours de disette ou de nostalgie. »
Mais ce dragueur quasi compulsif est aussi un romantique ayant sans cesse rêvé au grand amour : il voulait « rencontrer l’âme sœur dans un corps frère. »
Il l’a trouvé deux fois, le premier ayant manifestement été, comme c’est fréquent, encore plus fort que le second. Ce premier, c’est Herbert Lugert qui a d’ailleurs aidé Geneviève Galey pour l’édition de ce Journal intégral, l’an dernier.
Que Matthieu ait aimé Herbert, ça ne fait aucun doute. « Ce soir, note-il dans le Journal, il ne manquait que la présence de Herbert. Et je ne l’écris pas pour lui faire plaisir. Ce bonheur-là résiste au temps. Miracle dont je devrais, dont je dois m’émerveiller à chaque seconde. »
Mais Matthieu Galey est habité d’un « nihilisme » dont il confesse lui-même : « Je ne [le] croyais pas aussi noir.» Il ajoute : « Je ne crois à rien, ni à moi (et je l’écris avec une sorte de délectation morose). »
En rêvant de grand amour, de stabilité, d’une vie partagée à deux, « dans une maison qu’on aime », il continue de vivre en cueilleur d’instants. Il ne croit finalement qu’à cela.
Alors il collectionne encore les aventures, sans le cacher à Herbert, lui disant peut-être cette phrase qu’il écrit dans son Journal : « Aux yeux de Dieu, de l’absolu, je suis sûr que c’est cette joie passagère qui compte. »
La recherche de jouissance d’un nihiliste est un sujet inépuisable… Il ne s’agit d’ailleurs pas que de voler des instants charnels, il s’agit d’allumer tous les capteurs à bonheur. Par exemple, admirer ce ciel qui « ce soir, était d’un rose mystérieux à vous rendre fou d’indulgence. » Il s’agit, lors d’une promenade dans Paris d’avril, de respirer cet air « sucré comme du caramel ». Il s’agit de saluer tous ces moments de «joie parfaite, sans rien de plus que le conscient plaisir de vivre. »
En vérité, l’avenir le panique, et la certitude qu’un jour Herbert le quittera. Alors autant faire l’autruche, car « l’avenir n’est supportable que si l’on n’y pense pas. » Autant précipiter ce qu’on redoute le plus ?
Est-il au moins heureux de ces aventures incessantes ? Que pense-t-il vraiment de tous ces matins où il n’y a « pas de phrases, [juste] de pauvres sourires et des serrements de mains. Des serments de main. »
Tantôt il dit : « Les passants, meilleurs souvenirs de la vie », et il monte en épingle des aventures « parfaites », comme, notée au 30 mai 1966, cette « rencontre facile, immédiate, intelligence réciproque, tendresse sans problème, plaisir partagé (…), souvenir joli, rond comme une petite perle, sans défaut. » Car Matthieu Galey ne vit jamais – à de très rares exceptions près – des plans glauques, de la baise pour la baise, pour faire court. La plupart du temps, il note un sentiment qui passe, fugace, forcément éphémère, mais bien là. Et s’il y a souvent une légère tristesse quand les deux amants d’un soir se séparent, il ne faut « point d’illusion ni d’amertume. »
Alors Herbert se met à draguer lui aussi, à force d’entendre Matthieu dire que la « clé du bonheur [c’est de] vivre comme un célibataire, mais à deux. » Herbert le trompe et Matthieu est soudain écrasé par la jalousie. Elle l’étonne mais le tenaille, le navre, et le consume. C’est l’arroseur arrosé.
Après six ans passés avec Herbert (sans cohabiter en permanence), la vie s’effiloche. Herbert a désormais un amoureux régulier.
Dans une des lettres reproduites à la fin de l’ouvrage (Herbert Lugert a accepté que quelques-unes des lettres que Matthieu Galey lui a adressées entre octobre 1963 et juin 1972 soient publiées dans le Journal intégral), Matthieu Galey cherche une issue, « une forme honorable d’armistice. » La tendresse et non plus la passion ? Une « association résignée. »
La lettre est assez longue, elle est en vérité bien triste, même si Matthieu Galey essaie de faire bonne figure : « Je souffre, Herbert, mais je suis tout de même presque heureux, bien que je pleure comme un con en écrivant cette lettre (…) Et merde, alors, qu’est-ce que j’ai bien pu faire de mon ironie et de mon gentil petit cynisme de salon ? »
Quelque temps plus tard, Matthieu écrit à Herbert : « Je pense à toi tous les jours, un peu déboussolé moi-même par cette solitude inhabituelle. Même beaucoup, bizarrement. Vivre à deux, c’est d’abord une sauvegarde de soi-même. Seul, j’erre, je n’arrive pas à me coucher, je suis comme un corps en peine. »
Le second amour s’appellera Daniel Ankri. Il accompagnera Matthieu Galey dans la dernière partie de sa vie, avant de « passer la plume à gauche », comme il l’a dit joliment d’une auteure qu’il aimait bien et qui venait de mourir. Daniel Ankri accompagnera surtout Matthieu dans sa lutte contre la déchéance, puis la mort. Je vous en parlerai dans la dernière partie de cette note de lecture.
Thierry Martin