La caméléone #Chapitre 1

La chambre est nue, impersonnelle. Juste un lit sur lequel Zacharie est allongé, une table de nuit avec un verre et une coupelle où l’on a posé deux pilules. En face, un mur et s’y appuyant, une table en formica avec sa chaise assortie, de ce vert pâle qui vous met immédiatement le moral en berne. Les barreaux qui équipent l’unique fenêtre du mur, à gauche du lit, n’égayent pas non plus le décor, même s’ils laissent pénétrer la chaude lumière de l’après-midi.
Je suis fait comme un rat, bouclé entre ces quatre murs, se dit Zacharie, mais pourquoi ?
Il essaye de mettre un peu d’ordre dans sa tête, de se raccrocher à un quelconque souvenir, mais c’est le vide absolu. Comment peut-on oublier à ce point ce qui vient de vous arriver ? M’ont-ils drogué, se dit-il en fixant les deux cachets, espèrent-ils que j’absorbe ces deux-là pour sombrer complètement dans le néant ?
Il se lève lentement et s’approche de la fenêtre pour tenter de trouver à l’extérieur quelque point d’ancrage pour sa mémoire. Des plates-bandes plantées de saxifrages et d’iris bleus longent une allée bétonnée qui conduit sans doute au bâtiment dans lequel il est enfermé, mais dont il ne peut voir l’entrée depuis son poste d’observation. Il lui semble cependant avoir déjà observé cet accès, sans doute pour guetter une visite, ce qui laisserait supposer qu’il a déjà séjourné dans ce lieu… Moins que l’aspect de l’endroit, c’est le comportement des individus qui le peuplent qui retient son attention. En effet un peu plus loin, sur le grand préau et la pelouse qui le borde, des gens s’interpellent à grand renfort de gesticulations sans qu’on puisse deviner les sentiments qui les animent. Zacharie cherche à reconnaître un visage, une silhouette… Pas de doute la femme à l’aspect gracile, il en est sûr, c’est Michèle. Il n’a pas oublié sa gentillesse, sa douceur, sauf lorsqu’il cherchait à transgresser les règles. Ses yeux bruns alors se voilaient de tristesse. Il se dit qu’elle avait dû, sans doute, être un peu amoureuse de lui. Le gros là-bas dans le coin, c’est Serge, il en est certain. Il le reconnaît, avec ses fesses grasses et ses attitudes faussement naturelles. Il se souvient de l’avoir croisé à son arrivée et de l’avoir entendu marmonner :

– Alors Zac, on a encore fait des bêtises !

Il a lu dans ses petits yeux rapprochés : allez mon petit Zac tu vas en baver,  fais-moi confiance… Aussi a-t-il répliqué après que les yeux de Serge comme deux sangsues, se sont un instant détournés de lui :

-Alors, Serge, ça marche ton régime ?

Histoire de l’emmerder car il se souvenait que Serge cherchait toujours à maigrir et en parlait à tout le monde.
Il ne sait pas pourquoi mais Serge fait monter en lui une animosité qu’il n’arrive pas à contrôler. Jane lui avait dit un jour : ce que j’aime en toi, Zac, c’est que tu ne dis du mal de personne. C’est vrai, soit les gens l’intéressaient, soit ils le laissaient indifférent, alors à quoi bon chercher leurs défauts. Mais Serge, lui, a le don de le mettre en rage. Cette petite haine ravivée occupe un moment son esprit, puis de nouveau l’interrogation se fait impérative : Où suis-je, que signifie toute cette histoire ? Comment retrouver le fil, rien dans cette chambre ne peut le mettre sur la piste, rien qui lui soit personnel, ils lui ont tout pris. Surtout ses petits sacs en plastique bourrés de coupures de journaux, tickets de bus ou de métro, cure-dents, fleurs séchées, galets, paquets vides de cigarettes sur lesquels étaient griffonnés des numéros de téléphone, quelques notes, des résidus de mémoire qui mettaient Jane en rage : Quand jetteras-tu toutes ces cochonneries ! Ces petites cochonneries lui manquent aujourd’hui car elles ont toujours été pour lui comme ces cailloux que le Petit Poucet semait sur ses pas pour retrouver son chemin. Elles sont les gardiennes de sa mémoire, sans elles il n’est plus rien. Sa mémoire a toujours été malade, non pas que le passé n’existe pas, mais il lui est impossible d’en retenir les faits, les détails et leur chronologie. Il sait, par exemple, qu’il a vécu ces derniers moments auprès de Claire intensément, mais si on lui demandait de raconter sa maladie, son agonie, alors qu’il était là à chaque heure, il en serait incapable.
Zacharie se laisse aller sur sa couche de célibataire, les jambes étendues. Il se rappelle soudain de ce que lui disait Jane : Zac, comme j’aimerais avoir tes jambes, avec elles j’aurais conquis le monde…
Jane, te souviens-tu de nos promenades à Nice. Nous marchions au bord de la mer, empruntant le chemin qui longe Coco Beach et son restaurant en proue de bateau pour aller nous asseoir sur le banc de pierre au bout du cap et fixer le soleil jusqu’à ce qu’il disparaisse derrière l’Estérel. J’avais gratté avec ma clef le ciment entre les pierres pour y glisser ce message : Zacharie aime Jane . Nous étions heureux, alors. Pourquoi aujourd’hui ne viens-tu pas me voir, me parler de tout et de rien, à bâtons rompus, une expression que je voulais que tu utilises comme titre de ton prochain livre, celui de tes notes dans ton cahier bleu où était jeté pêle-mêle tout ce qui te passait par la tête sur les gens, tes amis, tes ennemis, l’art, tes voyages, la politique, les affaires.
Zacharie est là, sur ce lit, seul. Il porte son vieux short blanc, des chaussettes, des tennis. On voulait les lui enlever, il a refusé, comme si par cet acte de résistance, il se laissait encore une possibilité de fuir. Ils ont cédé.

 

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