La caméléone chapitres # 21, # 22, # 23

Résumé des chapitres précédents

19. La petite Volkswagen se range aux abords de la plage et Jane prend à peine le temps de se déshabiller pour se jeter à l’eau. Zac regarde ce corps qu’il désire sauter dans les rouleaux de l’océan. Ils sont prêts à faire l’amour sur la plage, mais dérangés, ils préfèrent aller chercher leurs bagages et Otello, le chat, pour rejoindre la petite maison de la mère de Jane. A peine arrivés, Jane s’offre à Zac avec ardeur. Ils font l’amour passionnément dans une jouissance simultanée jusqu’à l’épuisement. Jane dit : « ça devrait toujours être comme ça, faire l’amour » et Zac pense « l’amour », car lui se sait amoureux.

Durant le reste du week-end, ce ne sont que plaisirs et jouissance partagés. Ils font l’amour, dégustent des fruits de la mer arrosés de vins délicieux, se promènent dans la campagne environnante et reviennent dans cette maison dont Zac apprécie l’étrangeté et le privilège d’être le seul, lui dit Jane, à y avoir été invité.

20. Martin écoute Zac avec une attention soutenue, comme un enfant à qui on raconte une histoire, ce qui exaspère Zac qui lui redemande pourquoi il est enfermé et sans aucune visite. Martin trouve les mots pour le calmer, aussi Zac poursuit son récit.

Après avoir regroupé chat et bagages, ils reprennent le chemin du retour. Jane sifflote gaiement et Zac encouragé par sa bonne humeur pense qu’il est indispensable qu’il lui dise ce qu’il a fait. Il lui parle de son agression de Lola, de sa petite aventure avec Sandy, mais surtout il lui avoue qu’il a pensé qu’elle et Lola n’étaient qu’une seule personne et plus encore, qu’elle était aussi L.S. ce mystérieux artiste dont elle avait une toile accrochée chez elle. Il rit de lui-même et de ses pensées folles, effacées, lui dit-il, par la façon dont elle s’est donnée à lui.

La voiture s’arrête, Jane entre dans une colère noire, le traite de tous les noms, et le jette hors du véhicule, le laissant au bord de la route, pour poursuivre seule le chemin du retour.

Zac, anéanti, est secouru par un brave type qui le ramène à New York.

 

Chapitre # 21

Cette fois c’en est trop pour Martin ! Il éclate avec une familiarité qui surprend Zac :

– Elle exagère vraiment, Jane ! Après tout, il y avait une certaine logique dans vos soupçons et elle n’a rien fait pour vous rassurer. Elle vous allume puis vous repousse, elle se donne à vous avec passion, puis vous jette comme un chien. Quelle drôle de fille, enfin, de femme… Ils sont souvent comme ça, les gens qui ont quelque chose à se reprocher. Ça me rappelle une affaire avec un élu du coin. Il était tout blanc tout propre, il aidait les associations caritatives, les artistes, les animaux et je ne sais plus quoi encore… Puis un jour on a découvert qu’il était le noyau d’une secte dangereuse et que toutes ces bonnes actions lui servaient à recruter des membres. Quand on a mis le nez dans ses affaires, il a poussé de grands cris, a fait appel à la presse, s’est dit persécuté jusqu’à ce qu’on tienne les preuves pour le confondre et là…

Qu’est-ce qu’il raconte, le Martin, une affaire, mettre le nez dedans, des preuves… Zac l’arrête :

– Je n’ai plus rien à vous dire, Monsieur Martin. Je ne sais pas qui vous êtes ni pourquoi vous me posez autant de questions sur ma vie privée mais désormais vous pouvez arrêter vos visites, je ne vous parlerai plus. Vous m’avez trompé en faisant semblant d’établir une relation de confiance entre nous alors que vous n’êtes sans doute qu’un agent de renseignements à la solde de je ne sais qui,  cherchant à savoir je ne sais quoi, et auquel je n’ai plus envie de donner une quelconque information. Vos réflexions sur Madame Summers m’offensent et prouvent que vous n’avez rien compris, aussi veuillez quitter ma chambre immédiatement.

Martin, anéanti d’avoir en quelques mots annulé un travail de plusieurs jours, essaye de calmer son interlocuteur et de l’inciter à reprendre son récit mais Zac ne veut plus rien entendre. Il lui tourne le dos et fixe intensément la fenêtre, lui signifiant ainsi qu’il n’a plus qu’à partir.

Zac est désormais seul dans sa cellule jusqu’à la venue de Michèle avec le plateau du dîner. Elle lui tend, sans rien dire, les trois cachets qu’il doit prendre et s’assied sur la chaise que Martin vient de quitter. Elle le regarde avec calme et Zac se sent apaisé par sa présence.

– Je crois que si Serge m’avait apporté mes cachets ce soir, je lui aurais défoncé le crâne.

– Zac, vous n’allez pas recommencer à être violent, ça ne sert à rien, surtout que nous sommes tous là pour vous aider.

– A part vous, Michèle, personne ne cherche à m’aider. Pourquoi n’êtes-vous venue que ce soir alors que de ma fenêtre, je vous ai aperçue plusieurs fois dans le préau ?

– Je n’étais pas de service dans cette aile jusqu’à ce soir, mais je m’étais promis de vous rendre une petite visite. Qu’est-ce qui vous est arrivé, Zac ? Pourquoi avez-vous jeté Monsieur Martin dehors ?

– Parce que cet enfoiré est un flic ou quelque chose dans le genre, et qu’il a essayé de trouver dans ma vie je ne sais quel indice pour démêler je ne sais quelle enquête.

– Non, il essaye simplement de vous aider à recouvrer la mémoire et par là même, de vous aider à guérir.

– Michèle, je ne suis pas malade, je suis malheureux. Je suis privé de la femme que j’aime sans en connaître la raison et personne ici ne veut me dire ce qui m’est arrivé. Martin semblait vouloir m’aider mais j’ai compris, tout d’un coup, qu’il se fichait de moi et voulait seulement obtenir des renseignements sur Jane Summers. Qu’il n’essaye pas de remettre les pieds dans ma chambre ou je lui casse la gueule !

– Zac, vous avez envie de sortir d’ici ? Alors il vous faut poursuivre le travail entamé, remonter le temps et trouver pourquoi vous êtes entre ces murs.

– Je sais, Michèle, mais je ne supporte plus de parler devant cet homme. Nous pouvons continuer ensemble, si vous voulez…

– Zac, je ne peux pas, ce n’est pas mon travail mais si vous voulez, je peux essayer de vous trouver un autre interlocuteur.

– Non, je n’ai envie de parler à personne sauf à vous. J’avais demandé à Martin qu’on me rende mes carnets pour que j’y écrive mon histoire mais il a refusé. Il est bien avancé, maintenant, car je ne veux absolument plus le voir.

– Ecoutez, je vous promets de demander cette faveur à mon chef de service et vu le travail que vous avez déjà fait sur vous-même, ça m’étonnerait qu’il refuse.

Michèle pose doucement une main sur son épaule, lui sourit et quitte la chambre. Zac, soulagé par cette promesse et assommé par les drogues, s’endort aussitôt. Le lendemain ça commence mal, il pleut à torrents. L’eau qui ruisselle sur les vitres de la chambre lui enlève sa principale distraction, regarder la vie de ces êtres qui peuplent le préau, leurs rituels, leurs petites manies. Serge lui apporte le plateau du déjeuner et s’amuse de sa mine dépitée, sans se risquer à la commenter. Michèle doit être en train de convaincre le chef de service du bien-fondé  de ma requête, se dit Zac, et cette hypothèse l’empêche de se déchaîner sur son infirmier.

La journée avance sans que rien ne vienne interrompre sa solitude. Tout à sa colère de la veille, il n’ose encore s’avouer qu’il regrette de ne plus avoir la visite quotidienne de Martin. Il se sent abandonné mais s’interdit de poser la moindre question à Serge, qui réapparaît avec le dîner. Zacharie passe une mauvaise nuit. Pour la première fois depuis son enfermement, il rêve de Jane sans que cela l’apaise, bien au contraire. Il voit son visage triste et pâle, tout près du sien mais lorsqu’il tend la main pour la toucher, elle devient si petite qu’il la perd de vue comme s’il la regardait par l’autre bout de la lorgnette. Il reconnaît ce rêve pour l’avoir fait bien des fois durant son enfance. Il présageait toujours une crise, une maladie et le réveillait. Il disait alors à sa mère : approche-toi, tu es loin, très loin  et si petite, et elle le calmait par des caresses. Ici, il n’y a personne pour le caresser. Il appelle : Michèle, Michèle… doucement d’abord, puis plus fort jusqu’à hurler dans le silence de la nuit, comme si elle seule pouvait calmer ces terreurs enfantines. Épuisé, il finit par s’endormir. Le docteur Constant le réveille :

– Monsieur Etchegary, Madame Clément a si bien plaidé votre cause que je vous apporte des crayons et ce magnifique carnet pour que vous y inscriviez votre histoire puisque apparemment la présence de Monsieur Martin vous indispose.

Zacharie n’en croit pas ses oreilles. Enfin on se soucie de lui. Pour la première fois il voit le docteur Constant et ça lui rappelle une autre fois, dans ce même lieu, où cet homme tranquille, un peu effacé, avait écouté avec attention ses terreurs, ses phantasmes.

– Docteur, pourquoi ne venez-vous me voir qu’aujourd’hui ?

– Parce que vous aviez Martin, qui semblait vous convenir. Écrivez, Zac, continuez à exprimer ce qui occupe votre esprit et plus tard, si vous voulez, nous en parlerons ensemble.

Zacharie sait maintenant qu’il a déjà séjourné ici. D’ailleurs le docteur Constant l’a appelé Zac, comme si par cette familiarité il voulait établir un lien avec le passé. Que lui était-il arrivé avant ? Pourquoi l’avait-on hospitalisé ? Trop de questions se bousculent dans sa tête et le cahier est là, posé sur le lit. C’est une invite à continuer sans Martin. Zacharie l’ouvre et prend un crayon bien taillé pour tracer ce qui va être la suite de son histoire avec Jane, mais sa main reste en suspens. Il n’arrive pas à renouer avec ce qui avait été jusque-là sa vie : l’écriture. Il a soudain besoin d’un dialogue, il a besoin de Jane. Pourquoi ne vient-elle pas ? Est-elle repartie à New York ? Il lui faut absolument parler à quelqu’un. Avec Martin, il avait recouvré la mémoire, les choses s’enchaînaient les unes aux autres sans qu’il y réfléchisse, elles émergeaient de l’abîme où elles avaient sombré. Comment a-t-il pu se conduire aussi stupidement et renvoyer cet homme ? Le cahier et le crayon sont là et Zac se dit qu’il lui faut s’en servir, avant que l’idée ne leur vienne de les lui retirer à nouveau. Il s’installe à la petite table, à gauche du lit, ouvre le précieux cahier et écrit :

Cher Monsieur Martin,

Dois-je m’excuser pour ma colère de l’autre jour ? Sans doute. Pourtant ce n’est pas ce qui me pousse à vous écrire car au fond, je me soucie peu de vous avoir offensé ! J’ai simplement besoin de votre écoute. Je pensais jusqu’à ce soir qu’une fois en possession de crayons et de papier, il me serait facile de continuer le récit que j’ai commencé à vous conter. Il n’en est rien et ma mémoire se refuse à alimenter ma main.

Revenez, je vous prie, car j’ai comme vous (et que m’importent après tout vos raisons) un grand besoin de connaître la suite.

Votre Zac

 

Chapitre # 22

La supplique est pourtant claire : Martin, venez m’aider, mais l’effet se fait attendre, Martin ne vient pas. Seul le service des repas interrompt le calme de la petite chambre et Zac se demande s’il reverra un jour cet homme. Il lui manque, il en vient à regretter même ses interruptions, ses grosses maladresses de paysan qui n’est jamais sorti de son coin et pour qui les nuits new-yorkaises, encore peu explorées par les sitcoms de la télévision, sont un monde étrange qu’il lui est difficile d’étiqueter avec son vocabulaire… Combien y a-t-il de temps qu’il l’a envoyé sur les roses, deux jours, trois jours… Il lui devient à nouveau impossible de comptabiliser les heures et attendre sans savoir pourquoi on attend, n’est-ce pas le pire des supplices ? Son accès de colère a pourtant eu l’effet positif de lui donner les moyens d’écrire et si le cahier aux lignes bien serrées ne l’inspire pas vraiment, il se doit de l’utiliser pour remonter tout seul le cours de son histoire, avec l’espoir tout de même que ses notes, une fois transmises à Martin, l’incitent à venir poursuivre le dialogue commencé.

Zac s’appuie sur ses oreillers, le carnet bien calé sur son estomac et commence à écrire la suite de la scène où Jane, dans une colère noire, l’avait jeté hors de sa voiture, scène qui avait provoqué par ricochet la colère de Martin et pour finir la sienne :

« J’étais anéanti par cette scène de Jane et durant tout le trajet de retour de Long Island, à côté de cet étranger qui était la discrétion même dans sa propre voiture, je tentai d’analyser la situation et d’en mesurer les conséquences. Je retournais dans ma tête les mots qui avaient fait déferler sur moi ce torrent de haine. Quel imbécile j’avais été de me lancer, sans doute pour mon confort personnel, dans ces aveux qui ne pouvaient qu’être mal ressentis par celle qui venait de se donner à moi avec tous les signes d’une passion naissante. J’essayais de renverser la situation, me disant que si Jane m’avait confessé sa double vie, par exemple, je l’aurais accepté sans colère. J’oubliais à ce petit jeu deux données importantes, la première, que je n’avais aucune preuve de cette fameuse double vie et la seconde que l’aveu de mon acte de violence était de toute façon intolérable pour n’importe quelle femme. Détruit par cette évidence, je sursautai quand mon gentil convoyeur m’adressa enfin la parole :

– Ça ne vous ennuie pas que je vous dépose au coin de Lexington et de la 86ème Rue, car je m’arrête là et vous, vous avez une station de métro…

Je quittai la voiture de ce brave type sans même penser à le remercier et je m’engouffrai dans l’étroit escalier de la station 86, pressé de retrouver Varick Street pour me mettre à l’abri de tout contact humain. Je me jetai sur mon lit, les deux bouteilles de mon cocktail favori à la main et me composai sans glace et en quantité déraisonnable mon Martini vodka.

Je ne sais combien d’heures ou de jours je passai ainsi dans un demi-coma éthylique, mais toujours est-il que la faim me renvoya dans la rue, mon réfrigérateur étant désespérément vide. J’évitai la tentation d’aller prendre la température du Zanzi Bar et m’effondrai sur la banquette du Moon Light, un sympathique diner près de chez moi. J’aimais ce genre d’établissements qui jalonnaient la ville, wagons abandonnés par quelque transcontinental fantomatique qui vous donnaient la curieuse et rassurante impression de n’appartenir à aucun lieu précis. J’avais besoin d’échapper à tout ce qui pouvait se rapporter à ce qui s’était passé ces derniers temps et la meilleure façon d’y arriver était de me concentrer sur mon travail pour la boîte de Lester. La seule chose que je voulais ne pas oublier, même si elle avait un lien possible avec Jane et la scène de la voiture, c’était L.S., cet artiste dont je voulais sinon découvrir l’identité, au moins avoir des œuvres, car elles devenaient indispensables à la construction de l’exposition. Cette capacité à me plonger dans le travail pour ne plus penser, je la connaissais bien pour l’avoir mise en pratique lorsque j’avais appris l’issue fatalement proche de la maladie de Claire et elle m’avait permis d’en supporter l’horreur. Les meilleures couvertures et sujets de Top Fashion dont j’étais à la fois le rédacteur en chef et le créatif furent conçus à cette époque, ce qui fit pour un temps de ce journal l’un des plus branchés des magazines, sur la mode comme sur l’art. Claire puisait dans ma rage de travail sa force de vivre et de travailler puisqu’elle n’avait pas abandonné son cabinet de médecine générale à Belleville, se sachant quasiment indispensable à tous les malheureux qu’elle secourait. Ce ne fut que plus tard, lorsque sa maladie eut fait ses ravages que je perdis cette force et me lançai dans les plus minables trafics pour subvenir à nos besoins d’argent et à la demande de drogue de l’équipe extravagante de Top Fashion… Cette fois, les faits n’étaient pas aussi tragiques mais j’avais quand même perdu, par ces confidences stupides, mes chances de poursuivre avec Jane une histoire qui me faisait renaître à la vie.

Je repris donc contact avec Tom Roberts, qui me fixa rendez-vous dans le courant de la semaine pour que je rencontre le fameux agent de L.S. Cette courte échéance m’obligeait à reprendre le dessus, à arrêter de boire et à affûter mes arguments pour convaincre Tom et surtout l’agent de L.S. de me confier au moins trois ou quatre toiles pour Paris.

Je travaillai sur une ébauche de préface plus littéraire que critique pour définir ce qui me semblait primordial, c’est-à-dire l’étrangeté de cette ville, un aspect qui ne pouvait être mieux illustré que par le mystère qui entourait son principal acteur : L.S. Un possible titre me venait à l’esprit : «Opacité et transparence, six artistes autour de L.S.», ou encore «Ce que cache ou révèle la jeune peinture new-yorkaise aujourd’hui». C’était assez alambiqué mais je comptais, par cette approche lourdement flatteuse, séduire mes interlocuteurs qui, en bons New-Yorkais, ne doutaient pas un instant que leur ville ne fût la plus fascinante du monde, une ruse qui me permettait, pensais-je, d’obtenir d’eux ces toiles que je convoitais. Je me refusais à analyser en profondeur les raisons de mon intérêt pour ce mystérieux protagoniste, mais il est certain que ces deux initiales avaient sur moi, depuis ma rencontre avec Lola et Jane Summers, un étrange pouvoir hypnotique.

Chapitre # 23

On était dans les premiers jours du mois de septembre. La chaleur désormais moins intense laissait à chacun le loisir de flâner dans les rues de SoHo ou de traîner aux terrasses des bars, qui regorgeaient de monde. Qu’elles soient étrangères ou new-yorkaises fraîchement revenues de vacances, les femmes avaient la peau dorée et les yeux brillants du bonheur de l’été. J’aurais en d’autres temps passé mes journées à les regarder mais ma tête était ailleurs. Il me fallait me désintoxiquer de ces journées d’alcool comme de cette douleur lancinante liée à la scène de la voiture et me concentrer sur mon exposition. J’avais quatre jours pour me préparer à l’entrevue avec Tom et pour y parvenir, il fallait remettre en route cette machine bien faite qu’était mon organisme. Mettant mon réveil à sept heures du matin, 7 A.M. comme on dit là-bas, je me préparai pour la course matinale que j’avais décidé d’accomplir chaque jour jusqu’à mon rendez-vous. La préparation de mon corps avait toujours fait partie de mes rituels. Après une bonne douche, je me livrai à une série d’étirements, de flexions, pour finir par me masser la peau avec une huile aux vertus étonnantes que m’avait donnée le médecin tibétain d’une lamaserie de Bourgogne où j’avais, un temps, fait retraite… Chaussant mes chères New Balance indispensables au marathonien que j’étais, achetées dès mon arrivée à New York, et revêtant un petit short bleu pétrole qui, comme avait dit Jane en riant, mettait en valeur le fuselage de mes jambes à la Cyd Charisse (elle était une fan des vieilles comédies musicales américaines), je quittai mon repaire de Varick pour remonter à petites foulées l’Avenue of The Americas, tourner à la 17ème Rue sur ma gauche pour rejoindre la Huitième Avenue jusqu’à Columbus Circle pour arriver à Central Park West. Je m’affalai sur la première vaste étendue d’herbe tant le traitement que j’avais fait subir ces derniers jours à mon organisme l’avait éprouvé. Bien qu’il ne m’ait fallu que quarante minutes pour remonter Manhattan d’une soixantaine de rues, mon but dans les prochains jours était d’améliorer mon score et d’extirper de mon sang toute la saloperie dont il était gorgé. La gent humaine et animale new-yorkaise semblait avoir éprouvé comme moi ce besoin de purification et malgré l’heure matinale les étendues herbeuses du parc étaient déjà très fréquentées. Il m’aurait suffi, une fois reposé, de poursuivre par Transverse Road pour passer à l’est du parc et atterrir chez Jane, mais je savais que toute communication était temporairement rompue et que si quelque chose devait renaître un jour, il fallait faire confiance au temps et surtout au hasard.

Je me focalisai donc sur mon futur rendez-vous et sur les commentaires que j’aurais à faire sur les toiles qui allaient m’être présentées. J’avais préalablement appelé Lester pour lui parler du nouvel aspect de l’exposition et j’avais son accord pour acheter, si besoin était, trois ou quatre œuvres de l’artiste. Je passai 6ème Avenue au Jefferson Market faire quelques courses et dire trois mots aux caissières, des Africaines en mal de palabres françaises. Avant de sortir, j’avais coupé la climatisation tant le temps s’était rafraîchi et ce fut avec un réel plaisir que je retrouvai le confort de mon bureau avec mes objets (j’avais reconstitué quelques petits cailloux de mémoire), mes notes, mes catalogues. Je commençai à plancher sur l’exposition, rédigeai quelques lignes sur L.S., qui en était devenu le pivot central. Je racontai brièvement la façon dont je l’avais découvert, sans m’attarder sur l’aspect singulier de son apparition à New York, mais en essayant plutôt  de souligner l’étrangeté de ce travail, qui tenait moins au sujet qu’à la technique étonnamment maîtrisée de la superposition, de ce que dans notre jargon nous appelons repentir, c’est-à-dire un retour constant sur la toile, des ajouts parfois fulgurants, parfois infimes, qui faisaient dire au tableau une autre histoire. J’imaginais que devant un plus grand nombre de toiles que j’examinerais comme à la loupe, je découvrirais de nouvelles pistes, je saurais déchiffrer les retours en arrière, je distinguerais sans aucun doute ce que seul le temps avait pu forger : le mystère du peintre et celui de sa vie.

Je me précipitai le vendredi matin chez Tom mais Julian Adams m’avait devancé. Tom et lui étaient déjà installés autour de la table de la galerie et un grand mug de café au lait à la main, ils engloutissaient quantité de Bagels (une variété de croissant ou plus exactement de doughnut) tartinés de cream cheese et de tranches de saumon fumé recouvertes de rondelles de gros oignons rouges ! J’avais imaginé l’agent de L.S. en homme élégant et distant qui me toiserait avant d’écouter distraitement ma requête et j’étais devant un petit bonhomme jovial qui riait de ma surprise et me tendait une main fortement parfumée au poisson. Tom, lui aussi très amusé par la scène, m’invita à m’asseoir pour partager leur petit déjeuner. Je m’installai avec plaisir entre mes deux interlocuteurs et je leur dis sans plus tarder mon enthousiasme pour le travail de L.S. Julian Adams sourit mais je sentis dans son œil une sorte d’incompréhension que j’interprétai ainsi : Comment ce garçon qui au demeurant me paraît relativement intelligent peut-il être assez naïf pour montrer au marchand que je suis le désir qu’il a pour l’objet que je lui propose ? Tom comprit tout de suite le malentendu et expliqua à Julian que j’étais commissaire en France d’une exposition de jeunes artistes new-yorkais pour une boîte américaine et que je sélectionnais les artistes de l’exposition.

– Il est hors de question que je confie quoi que ce soit à qui que ce soit. Les toiles de L.S. ne sortiront de ta galerie, Tom, que si elles sont vendues !

J’avais heureusement anticipé cette réaction à l’exposé de Tom à Julian, ce qui me permit de répliquer :

– Voyons si ces fameuses toiles sont réellement dignes d’intérêt. Après tout je n’en ai vu que très peu jusqu’à maintenant…

Habile rétablissement qui laissa pantois les deux partenaires… Julian Adams, qui en bon marchand avait alors compris qu’il pouvait y avoir une affaire à la clef, demanda à Tom d’ouvrir la réserve et je devinai, emmaillotés dans leurs pack bulls, appuyés au mur du fond, cinq beaux formats de deux mètres sur deux qu’il me suffisait  maintenant de découvrir. Julian et Tom officiant ensemble firent tomber un à un les emballages et je fus devant… cinq chefs-d’œuvre ! Ce que j’avais pressenti dans la galerie de la Japonaise comme dans le salon de Jane m’apparaissait ici dans toute sa puissance : force des couleurs, de la construction et toujours ce jeu de recouvrements qui sans dévoiler, laissait augurer autre chose, un mystère…Tout se bousculait dans ma tête, que faire, que dire, comment imaginer mêler d’autres œuvres à celles-ci sans affaiblir l’ensemble, comment faire admettre à Lester que seul L.S. m’intéressait maintenant ? Je restai silencieux, impassible cultivant le plaisir de lire une certaine fébrilité dans le regard de mes interlocuteurs.

– C’est bon, je les achète, dis-je négligemment, toutes !

 

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