La caméléone, chapitre #4 et chapitre 5#

Résumé des chapitres précédents :

1- Zaccharie (Zac) Etchegary  se trouve enfermé dans un lieu dont il ne connaît pas vraiment la nature, si ce n’est qu’il imagine y être venu précédemment et croit reconnaître un infirmier et une infirmière. Allongé sur son lit, il se remémore les heureux moments partagés avec Jane, notamment leur déclaration amoureuse sur le chemin du Cap de Nice. Il s’interroge sur l’absence de Jane.

2 – Martin, un personnage dont on ne connaît pas l’exacte fonction, lui rend visite et lui demande de raconter son histoire avec Jane. Zac s’interroge sur cette curiosité qui réveille en lui une jalousie pour tous ceux qui s’approchent de trop près de Jane, mais il se ravise et se dit que la visite de Martin, qu’il suppose de pas être la première, va peut-être être un moyen de mesurer le temps, dont il a perdu la notion. De plus, il trouve à l’écoute de Martin un aspect sympathique.

3 – Zac commence le récit de son retour à la vie, à sa sortie de l’hôpital de La Riboisière. On apprend qu’il écrit, qu’il est poète et qu’il a travaillé pour un journal de mode et un magazine d’art. On devine qu’il est dans la dèche, n’ayant pas de lieu à lui, ce pour quoi il accepte la proposition d’un ami peintre, Yves Lambert, de le loger temporairement. Il dépose son baluchon chez Yves et descend avec angoisse la rue de La Roquette de peur de ne pas retrouver à l’Univers Léon, son ami garçon de café. Bref portrait de Léon… qui lui conseille amicalement de ne pas s’attarder dans le quartier et de ne rien attendre de ses anciennes relations. Zac, dépité, revient dans son gourbi chez les Lambert, et Simone, la femme d’Yves, lui dit de se préparer car le soir il va y avoir fête chez eux.

Chapitre # 4

Malgré ce tableau d’un avenir plus qu’incertain, mes retrouvailles avec Léon m’avaient réconforté et je remontai vers ma chambre, le cœur léger, avec en tête cet espoir qui, malgré tous les coups durs, me faisait continuer à vivre et toujours croire qu’une occasion se présenterait pour me conduire ailleurs, là où enfin, je trouverais la paix. Je m’arrêtai à la petite épicerie de la rue de la Roquette tenue par un couple d’Asiatiques, où je trouvais toujours les ingrédients essentiels à ma survie alimentaire, légumes, épices, pâte pour les rouleaux de printemps, etc., et aussi pour bavarder en vietnamien avec la patronne. A l’inverse de Léon, elle et son mari ne savaient rien ou ne voulaient rien savoir du quartier. Gentils avec tout le monde, ils vivaient dans cette rue comme des navigateurs immobiles, étrangers aux terres environnantes, sans jamais amerrir sur ces rivages parisiens, et leur indifférence chaleureuse m’était bénéfique.

Ayant rejoint mon gourbi, je me heurtai au froid et à l’inconfort du lieu. Heureusement les toiles d’Yves me faisaient rêvasser à un pays où je trouverais la vraie vie, entouré de gens pour qui l’existence serait simplement de se lever avec le soleil, avoir juste le nécessaire, du bois pour le feu, une terre pour faire pousser de quoi se nourrir ; un pays loin de ce Paris où mon lot était d’aller d’une rencontre, d’une faune, d’un lieu à un autre, sans jamais trouver de sens à cette errance.

Simone entra dans la pièce, m’arrachant à mes rêveries avec la brutalité qui lui était coutumière pour m’inviter à une fête (comme on disait alors) le soir même. Yves et Simone vivaient ensemble depuis quinze ans. Il l’avait rencontrée à son arrivée de la Martinique et cette fille un peu revêche et lourde n’avait plus eu comme but dans la vie que d’aimer et de garder cette magnifique plante exotique. Pour ce faire, elle avait dû d’abord convaincre des parents très bourgeois de lui acheter un petit appartement rue Mazarine pour héberger leurs ébats, puis persuader Yves qu’elle était la femme qu’il lui fallait et enfin travailler d’arrache-pied pour réussir ses études et trouver le métier qui ferait bouillir leur marmite à tous deux, car Yves n’envisageait rien d’autre que la peinture comme moyen de subsistance, ce qui était plutôt aléatoire. Ce bizarre attelage avait pourtant assez bien fonctionné, avec des cris, des larmes et des réconciliations constants, et produit une petite merveille, Lili, une enfant délicieuse, un heureux mélange de sangs martiniquais et breton que j’avais vu naître et que je retrouvais aujourd’hui accrochée aux basques de sa mère. Simone ne m’aimait pas, m’ayant toujours prêté une influence néfaste sur son compagnon, que j’avais, il est vrai, entraîné dans pas mal de virées, mais en femme intelligente elle ne s’interposait plus entre Yves et ses amis, car c’est en le faisant une fois qu’elle avait failli perdre à jamais son beau Martiniquais. Tels deux combattants qui avaient décidé de déposer les armes, nous nous observions sans aucune indulgence mais sans trop de hargne.

– Prends une douche et arrange-toi un peu, tu as une sale tête, me lança Simone sans une once de douceur, pendant que Lili me faisait ses plus beaux sourires. Fais un effort pour ne pas tomber avec Yves dans vos histoires d’anciens combattants ; il reçoit des collectionneurs et moi, des clients importants. Pour le reste, tu connais tout le monde, tu vois ce que je veux dire…

Par ces quelques mots Simone m’indiquait la teneur de la soirée, un mélange entre les déconneurs habituels, artistes, comédiens, poètes, et des gens qu’il fallait soigner pour les affaires.

L’eau de l’appentis où Yves avait installé un bout de tuyau faisant office de douche n’était pas bien chaude, mais ce semblant de confort m’apporta un réel bonheur et fouillant dans mes paquets récupérés chez Anne, je trouvai quelques vestiges de ma splendeur vestimentaire passée qui feraient bien l’affaire auprès de ces clients qu’il fallait impressionner. Et puis, sans prétention puisque tout le monde le disait, j’avais une belle gueule et un corps élégant, alors quoi de plus facile que de faire bonne figure ! L’appartement qu’Yves et Simone avaient acheté rue de la Roquette après celui de la rue Mazarine, et dont l’atelier faisait partie, était immense et dans mes souvenirs, complètement délabré. Aussi, à mon arrivée dans la pièce principale où se déroulait la soirée, quelle ne fut pas ma surprise de la trouver entièrement rénovée. Plus de vieux madriers pour boucher les trous du plancher, mais un bois clair, juste décapé, qui donnait à la pièce une allure simple et élégante, comme les murs eux aussi, enduits, lissés et blanchis pour être les cimaises de toiles récentes d’Yves que je découvrais avec une certaine admiration, son travail ayant beaucoup évolué. Il y avait déjà du monde et mon arrivée ne passa pas inaperçue. Matilda Mar, anciennement Mathilde Marcon, ma copine d’école, devenue actrice célèbre, me sauta au cou, toujours aussi naturelle et gentille malgré un succès cinématographique que l’assistance me signala tout de suite. Marthe Decoin, la femme d’un de mes vieux copains, parti faire fortune dans la fringue à New York me fit un petit signe amical, déjà plongée dans d’obscures tractations utiles à l’arrondissement de ses fins de mois. L’embellissement des lieux et le cercle élargi des fréquentations de mes amis Lambert signalaient l’amélioration très nette de leur situation financière. La grande table en teck était couverte de monceaux de victuailles et boissons exotiques et les grands lits en ferraille jonchés de coussins aux tissus africains accueillaient les éternels fatigués de la station debout. Dans un coin de la pièce Yves avait installé un bureau et c’est là que je l’aperçus, discutant avec deux hommes qui m’étaient inconnus, sans doute les collectionneurs annoncés. Je restai à l’écart un moment, pour mesurer les changements et les potentialités qu’offrait ce milieu que je connaissais bien mais qui était en train de se transformer, et mesurer s’il pouvait m’offrir quelque espoir de réinsertion. Sans aucun doute, aucune de mes anciennes connaissances n’était particulièrement heureuse de me revoir, sauf les femmes, mais comme je n’avais pas l’âme d’un gigolo… Pignon donnait en effet l’impression de filer un mauvais coton et me brancha immédiatement sur ses ennuis financiers ; Lars Herickson, le directeur de Top Fashion, faisait des efforts surhumains pour ne pas se retrouver en face de moi. Seul Albert Combe semblait désireux d’entamer une conversation mais j’avais pour ce galeriste à la mode, jouant les initiateurs éclairés des patrons de la finance devenus amoureux de l’art mais surtout du placement que cela pouvait représenter, une aversion incontrôlable qui m’avait fait refuser à plusieurs reprises d’écrire sur les artistes de sa galerie. Sa suffisance, sa bêtise l’empêchaient d’imaginer qu’on puisse avoir ce type de sentiment à son égard et il vint me vanter sans vergogne le succès de sa galerie de la rue Keller qui, disait-il, éclipsait toutes les autres et dont les expositions étaient saluées par Art Press, Galeries Magazine, etc. Je repérai dans la foule un des meilleurs artistes de la Figuration libre, qui n’avait jamais voulu travailler avec Combe et je tournai les talons à ce pantin en costard pour aller discuter avec ce peintre dont j’adorais le travail.

Un homme discret, difficilement catalogable (était-il un de ces fameux clients de Simone ?), observait mes allées et venues avec une attention non dissimulée et je me demandai pourquoi. En fin de soirée, alors que beaucoup des participants, ivres ou défoncés, l’herbe et la coke circulant joyeusement, avaient abandonné les jeux relationnels, tout au moins ceux des affaires, il m’aborda. Représentant d’une grosse société américaine d’assurances, il venait pour elle conquérir en Europe un marché sur les transactions entre marchands, musées, collectionneurs en leur proposant des garanties et des arrangements d’une souplesse compétitive par rapport aux compagnies établies dans la place. Comme je marquai ma surprise de le voir s’adresser à moi dans un domaine qui m’était totalement inconnu, il me dit qu’Yves lui avait vanté mes mérites et mon œil infaillible pour découvrir de nouveaux talents, et comme je lui affirmai que je ne voyais toujours pas le rapport entre ces potentielles qualités et ses activités, il en vint d’emblée à me demander si je voulais travailler pour lui :

– Je vais être bref et aller droit au but, c’est paraît-il une de nos qualités à nous Américains. Ma compagnie a acheté un immeuble avenue Matignon pour installer ses bureaux, dont l’inauguration devra être marquante. Prouver que nous sommes les meilleurs dans le domaine des assurances pour l’art, c’est notre job, y monter une grande exposition de tout jeunes peintres américains, cela peut être le vôtre. Si vous acceptez, vous avez carte blanche !

Face à cette proposition trop bienvenue et trop belle pour être vraie, j’opposai une série de réticences que mon interlocuteur balaya d’un revers de main.

– Compétent, vous l’êtes, on me l’a dit. Libre vous l’êtes aussi, je le sais, comme je sais beaucoup de choses sur vous. Pourquoi choisir un Français alors que nous pourrions nous payer de bons critiques américains ? Parce que c’est le marché français que nous  voulons conquérir et cela, nous voulons le faire avec le goût  français.

Je n’avais vraiment plus d’arguments à opposer à cette détermination et puis ça m’arrangeait tellement que nous prîmes rendez-vous pour le surlendemain, histoire de fixer les modalités mon engagement : voyage, durée du séjour, émoluments, logement, etc. De retour entre mes quatre murs, la vie me sembla à nouveau pleine de promesses. Si cette soirée n’avait pas réveillé en moi la joie de vivre, elle m’avait apporté, au moins, les moyens d’envisager mon avenir sous un meilleur angle.

Chapitre#5

Le surlendemain, comme convenu j’appelai Lester Evans, mon futur employeur américain, à l’hôtel Lutétia où il était descendu. Il me fixa un rendez-vous pour quatre heures. Très nerveux, persuadé que cet eldorado promis un soir de nouba allait fondre dans la tasse de thé que Lester m’avait proposé de prendre en sa compagnie dans sa suite à l’hôtel, je me rendis à pied – j’étais un des plus grands marcheurs de Paris – à mon rendez-vous. Lester avait transformé sa chambre en véritable bureau : ordinateurs, téléphones et photocopieurs encombraient une table de style Louis XV peu adaptée à cette fonction. Il n’était plus question de thé mais de whisky puisque mon interlocuteur avait devant lui une bouteille de Bourbon sérieusement entamée et qu’il m’en proposa un grand verre. Lester n’avait aucunement oublié sa proposition de l’avant-veille et il attaqua immédiatement dans le vif du sujet.

– Quand pouvez-vous partir, Monsieur Etchegary, dans une quinzaine de jours, ça vous va ?

J’aurais pu répondre demain, mais j’avais à faire renouveler mon passeport et puis une telle précipitation montrerait trop à quel point j’étais aux abois.

– Je pense que d’ici quinze jours, c’est faisable, Monsieur Evans, mais il me faudrait en savoir plus sur ce projet et sur les possibilités que vous m’offrez pour le réaliser.

– Appelez-moi Lester, je peux vous appeler Zacharie ? Le contenu, je vous l’ai donné l’autre soir en quelques mots : organiser une exposition spectaculaire de jeunes artistes américains dans nos futurs locaux parisiens. Matériellement, vous allez être pris entièrement en charge par notre Compagnie et vous aurez tout le temps nécessaire pour la réalisation du projet, nos bureaux n’ouvrant que dans une année.

Lester me donna le montant de mes honoraires, de quoi faire pâlir un demi-glandeur comme moi et me dit que j’aurais à ma disposition un énorme loft appartenant à la Compagnie dans un immeuble désaffecté de Varick Street, en plein Manhattan.

Il me dit aussi que si l’endroit me paraissait trop rude, je pouvais ne pas y loger, mais sa disponibilité et la commodité de son emplacement  me permettraient éventuellement d’y avoir toutes sortes d’activités : stocker des toiles, loger des artistes, y faire des préfigurations d’accrochage…

C’était décidément tout ce qu’il me fallait et le marché fut conclu avec ébauche de contrat à l’appui. Notre conversation s’était déroulée en français, que Lester parlait parfaitement, et il n’y avait donc aucune raison pour que nous n’ayons pas compris ce que nous attendions l’un de l’autre.

Je quittai Lester pour rejoindre mon atelier, le baume au cœur. Outre des avantages financiers dont je n’aurais jamais osé rêver, l’idée de passer au moins six mois à New York me ravissait. J’avais pour cette ville un goût prononcé, y ayant séjourné six ans auparavant et la perspective de quitter Paris, que je supportais de plus en plus mal, augmentait encore mon plaisir.

A mon retour à l’atelier, je trouvai Yves en train de travailler. J’aimais cette odeur de peinture qui envahissait la pièce. Yves avait mis la musique à fond et un instant je m’arrêtai pour le regarder danser d’une toile à l’autre – il en travaillait plusieurs à la fois – et déposer ici une couleur, là un trait, possédé par l’œuvre en devenir, incapable de soupçonner à cet instant qu’un monde existait hors de son propre univers. Des pots de peinture acrylique posés à même le sol il extrayait, à l’aide de grandes brosses fixées au bout de bâtons, les rouges, bleus, verts, jaunes éclatants, pour les déposer sur les toiles. Le geste rapide, proche de la transe, ne tolérait aucune hésitation. S’interposer à cet instant aurait été de l’ordre du sacrilège, une rupture de charme. Je ne sais combien de temps je restai ainsi, en suspens, à la regarder. En allant changer une cassette, il m’aperçut.

– Salut, qu’est-ce que tu en penses, ça vient pas mal, non ? J’arrête, je suis crevé. Raconte, toi, comment ça s’est passé ?

J’étais touché par la chaleur avec laquelle Yves me posait cette question. Je réalisai que contrairement à ce que je croyais, il était vraiment mon ami et l’enthousiasme avec lequel il accueillit le récit de mon rendez-vous ne fit que renforcer ce sentiment.

– On viendra te voir avec Simone, ça nous changera les idées et puis tu me dégotteras peut-être une galerie là-bas, on ne sait jamais !

Voilà l’élégante façon que cet homme avait trouvée pour me soulager d’une reconnaissance trop pesante, me charger d’un hypothétique service à lui rendre.

Les jours suivants furent remplis par les préparatifs : papiers, courses, plusieurs visites à Léon qui, pour la première fois depuis notre longue amitié, avait manifesté une joie sans retenue, exubérante, qu’il arrosait de plusieurs cocktails pour moi, oubliant d’ailleurs de me les faire payer, et de Picon pour lui, un signe infaillible de l’importance de l’événement. Pas d’adieux féminins, je n’avais personne à quitter ici. Les copines aperçues dans le quartier durant ces quelques jours de liberté auraient mérité qu’on s’attarde mais je n’avais plus rien à leur donner, ni amour, ni sexe, ni amitié.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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