La caméléone, chapitres # 32, # 33, # 34

Résumé des chapitres  précédents.

Je reprends en 2017 la suite de mon bouquin La caméléone, avec mes plates excuses pour cette longue interruption due, vous le savez si vous me lisez, à mon voyage à Cuba. Il me faut pour vous rafraîchir la mémoire vous donner le résumé des chapitres # 29,# 30, # 31. Bonne lecture.

29. Zac, après avoir quitté les Evans et leur chic appartement de Park Avenue, revient chez lui et réfléchit à ce que son couple avec Jane aurait d’insolite pour un milieu comme celui des Evans… Cette pensée lui remet Jane en tête alors qu’elle ne s’est manifestée que par ce bref appel : il faut qu’on parle…

Le mois d’octobre à New York ouvrant sur la période des grandes ventes d’art, Zac y traîne Lester Evans pour le faire entrer dans le monde du commerce artistique et tenter de lui faire acheter une peinture de L.S. à un prix raisonnable, vu sa faible cote. Néanmoins, Zac espère découvrir la présence de quelqu’un ayant un rapport avec l’artiste.

Jane appelle une deuxième fois, mais Zac, tout à l’excitation de la vente, n’a volontairement pas répondu. A la vente Lester, pris au jeu, acquiert la toile, mais Zac est déçu de ne trouver, à la place des scénarios qu’il a élaborés dans sa tête, que Julian Adams, l’agent de L.S., uniquement là pour faire monter la cote de son poulain.

Penser à L.S. c’est penser à Lola, ce qui le ramène au Zanzi Bar où  Sandy, en lui apportant son Martini vodka, lui dit qu’on a souvent vu Lola ces derniers temps… De retour à Varick, Zac a un tendre message de Jane sur son téléphone.

30.Stoïque, Zac ne cède pas à la tentation, d’abord parce qu’il est occupé par une nouvelle piste pour découvrir l’identité de L.S. et surtout par cette nouvelle du retour de Lola au Zanzi… N’y tenant plus, il y va et l’aperçoit, seule à une table comme si elle l’attendait. Il la regarde sans ciller et s’approche ; elle lui sourit et le salue d’un : Hello Zac ! Pourquoi, s’écrie Zac ! C’est une longue histoire, dit Lola/Jane, et il me faudra beaucoup de temps et à toi de patience pour la dénouer…

31. Lola et Jane ne font qu’un, cette évidence retrouvée, si elle trouble Zac, lui donne en même temps un sentiment de délivrance comme lorsqu’on sort d’un cauchemar. C’est le moment que choisit Martin pour revenir et claironner que cette femme l’a rendu fou. Bien qu’intolérable, cette remarque laisse entendre qu’il en sait plus et Zac, ravalant sa colère, interroge son interlocuteur. Martin lui dévoile que Jane Summers, enfin Jeanne Martinac, et son père, à la suite du scandale qu’il a fait dans un pub du Vieux Nice, ont dû le faire interner.

Zac s’interroge sur l’opportunité de parler à Martin ou celle d’écrire seul dans son coin, mais compte tenu de ce que connaît l’homme, il choisit de reprendre son récit.

Jane lui avait donné rendez-vous dans son appartement pour lui expliquer le pourquoi de ce jeu de rôles, dont lui seul pouvait recoller les morceaux, lui a-t-elle dit. Elle lui rappelle ses confidences dans la voiture en allant à Long Island, où elle lui avait  parlé de ses parents, de leur dissemblance, elle essentiellement américaine, grand reporter, photographe, lui médecin et chercheur français. Leur étrange histoire d’amour dont elle était le produit conduisait sa mère à vouloir qu’elle soit une artiste comme elle et son père à souhaiter qu’elle prenne sa succession dans le monde médical. Cette dichotomie avait fait d’elle une enfant fantasque et indisciplinée pour plaire à sa mère, et d’un autre côté une la même enfant attentive aux valeurs que son père voulait lui transmettre. Un pari impossible à tenir où dans les deux cas, elle avait échoué. Lorsque sa mère s’était séparée de son père pour reprendre son métier de grand reporter, elle était resté avec Étienne et fait les Beaux-Arts, mais l’envie de vivre avec Laura la vie trépidante de New York s’était fait de plus en plus sentir. Elle y allait pour les vacances mais les retours à Nice étaient de plus en plus difficiles et elle finit par décider de partir une fois son diplôme en poche, pour un stage d’un an, dit-elle à ce père aimant, qui ne la crut pas. Interrompant ce récit, Jane se mit à pleurer à gros sanglots et Zac, succombant à sa déroute, la serra tendrement dans ses bras.

 Chapitre # 32

L’inattention de Martin est flagrante. Ce n’est pas qu’il soit indifférent à ce qui touche la famille Martinac, bien au contraire, mais pour l’instant seul Zac l’intéresse. Les yeux dans le vague, il s’affaisse sur sa chaise et ressort de sa poche son fameux petit bâtonnet cure-ongle sans pour autant arriver à suivre son interlocuteur dans ses digressions. Zac s’en aperçoit mais n’y prend pas garde et continue :

« Nous nous étions endormis tout de suite, éprouvés par tant d’émotion. Je me réveillai le premier et la regardai dormir, calme, apaisée. J’étais presque prêt à la laisser tranquille, à ne pas  réclamer la suite. Pourtant, il fallait qu’elle aille jusqu’au bout pour que je comprenne, pour que je puisse l’aimer encore. Elle ouvrit les yeux et sentit que je ne lâcherai pas le morceau :

– Laisse-moi juste me réveiller, prendre mon petit déjeuner, me laver, me dit-elle, suppliante…

C’est au cours du déjeuner qu’elle reprit son récit, son émotion cette fois tout à fait contrôlée.

– Ma mère, qui me voyait avec horreur m’installer dans la vie niçoise et ne pouvait que m’imaginer faisant un mariage conventionnel, pondant une kyrielle d’enfants qui m’aurait empêchée, elle en était sûre, de continuer la peinture, triomphait. Me récupérer à New York était son rêve et il se réalisait. M’ayant obtenu ce job chez Loane & Harold Publishers, la maison qui éditait ses albums et récits de voyages, elle était bien décidée à me voir mener la grande vie new-yorkaise. Elle pensait encore faire la pluie et le beau temps dans cette ville, alors qu’elle n’avait plus du tout le même ascendant sur le microcosme branché qui avait été une partie de son univers. Elle semblait oublier que désormais, plus de vingt ans s’étaient écoulés et qu’ici on n’était pas particulièrement tendre avec les belles femmes vieillissantes, à moins qu’elles n’aient beaucoup d’argent. J’habitais chez elle et elle n’avait d’heure ni pour manger ni pour dormir. Ses amis disposaient de l’appartement à leur guise. Leur qualité avait baissé. Ce n’étaient plus les stars de tous les arts qui recherchaient la compagnie de Laura, la grande photographe, mais quelques vieux acteurs, une décoratrice au goût très spécial tenant show-room sur la 3ème Avenue, un écrivain sans succès, un incontournable coiffeur homosexuel, un cuisinier qui venait de fermer boutique sur Madison… Cet échantillonnage de « has been » buvait outre mesure et ma mère n’était pas en reste. Son carnet d’adresses cependant était toujours aussi éblouissant et une forme de notoriété sur son nom lui permettait de le réactiver avec succès, pour moi en tout cas. Elle donnait un coup de fil et j’étais invitée. Etre française, avec une mère célèbre, un père riche et de bonne famille, un avenir d’artiste, un physique de jeune première m’ouvrait bien des portes, celles de la bonne société comme celles des milieux artistiques. J’en usais et abusais. Ces soirées, ajoutées à mon travail dans la maison d’édition, m’épuisaient d’autant plus que de retour chez Laura il fallait que je raconte, que je décrive les lieux, les gens, mes nuits si ça se prolongeait… J’ai eu beaucoup d’amants, Zac, c’était si facile, si divertissant…

J’étais adulée mais pas aimée. D’ailleurs les hommes américains aiment-ils vraiment les femmes ? Je ne crois pas. Ils les désirent pour ce qu’elles représentent, beauté, notoriété, pouvoir, argent et que sais-je encore, mais leur intérieur, leur moi profond, ils s’en moquent ! Aussi elles finissent par ne plus en avoir. Ce ne sont que de belles façades brillant de tous leurs feux mais leur âme est vide. Elles ne redeviennent humaines que dans l’adversité mais là, les hommes ne les désirent plus.

Cette vie exposée au regard et aux commentaires de ma mère me devint vite insupportable. Aussi je me mis à chercher un appartement loin d’elle, c’est-à-dire uptown. Je trouvai celui-ci, magnifique, exquis, mais il fallait l’acheter ! Encore une fois mon père fut là. Il vint le voir, trop heureux d’avoir une raison de me rendre visite, et il me l’offrit comme on donne un cadeau pour un anniversaire. Laura fut en rage. Je lui échappais, mais d’un autre côté, ce standing correspondait à ce qu’elle voulait pour moi. Elle finit par trouver ça parfait. Je continuais à mener la grande vie, consciente de ne le devoir qu’à une forme de rivalité entre mes parents, mais tu t’en doutes, cette cage dorée n’était pas du plus grand confort moral.

Installée comme une princesse par mon père, poussée par ma mère à faire la noce, j’avais envie d’avoir ma vie à moi. J’étais de plus en plus appréciée par mes employeurs, qui me nommèrent éditeur adjoint, c’est-à-dire que j’avais à suivre avec l’auteur dont on me confiait le manuscrit le chemin du livre jusqu’à son aboutissement. Je me faisais dans ce cadre non pas des amis, mais des relations beaucoup plus intéressantes que lors de mes sorties fracassantes. L’un des avocats qui travaillaient pour mes boss m’avait invitée à l’accompagner chez des amis, vous serez my date, m’avait-il dit en plaisantant, mais pas d’inquiétude, ça ne vous engage à rien… La soirée avait été agréable, nous étions les seuls célibataires de ce dîner qui réunissait trois couples de quadras. Le mari de notre hôtesse se vantait à raison de savoir fort bien cuisiner et le repas bien arrosé avait resserré les rapports. John m’avait raccompagnée tard et m’avait souhaité bonsoir par un léger baiser sur la bouche alors que j’attendais plus. Était-ce cette distance qui me piqua au vif, mais le lendemain je lui téléphonai et il m’invita pour le surlendemain soir dans un bon restaurant français. Nos relations prirent ce rythme culinaire sans que rien, comme il m’en avait avertie, n’aille plus loin. A ce jeu-là, j’étais sur des charbons ardents. Pourquoi ne se jetait-il pas sur moi comme les autres hommes, était-il gay, impuissant, ou tout simplement, je ne lui plaisais pas physiquement… Pourquoi alors rechercher ma compagnie ? Les questions allaient bon train dans ma petite tête mais je continuais à apprécier sa simple présence. Je pensais le problème définitivement réglé lorsque, au cours d’une party donnée par mes patrons au Waldorf, je fus littéralement happée par un playboy de service des soirées new-yorkaises, qui voulait un peu trop à la hâte concrétiser notre rencontre (un peu comme toi au Zanzi), ce qui lui valut, de la part de John, un magnifique coup de poing dans la mâchoire ! Ébahie par cette intervention, je regardai mon sauveur avec une surprise qui s’amplifia quand il me plaqua contre lui avec fougue et me donna le plus passionné des baisers. Je te passe la suite… » Jane s’étira, pas mécontente, semblait-il, de se remémorer ce moment glorieux, ce qui me fit bouillir de colère. Je lui demandai :

– Suis-je venu ici pour écouter le récit de tes ébats amoureux ou pour savoir pourquoi tu te déguises en vamp pour allumer des inconnus dans les coins chauds de la ville ?

– Un coin chaud, le Zanzi Bar ? Tu veux rire ! Quant à allumer, dois-je te rappeler comment s’est passée notre première rencontre ?

Elle venait de marquer un point mais je n’étais pas pour autant décidé à lâcher prise.

– Bon, alors que tu vis le parfait amour avec John, que t’arrive-t-il pour que tu deviennes cette noire panthère que j’ai rencontrée dans un bar downtown ?

– Je ne vivais pas le parfait amour mais j’étais bien avec John, ce qui désolait ma mère, qui me voyait reprendre le chemin de la respectabilité. Nos rapports devenaient d’autant plus difficiles qu’elle buvait chaque jour davantage. Elle ne travaillait plus, se réfugiait de plus en plus dans sa petite maison de Long Island jusqu’à ce jour terrible où ivre morte, elle avait laissé sa cigarette se consumer, brûlant lentement le matelas. Elle était morte asphyxiée sans que personne ne lui vienne en aide. On me téléphona le matin. Je me précipitai là-bas pour trouver une maison intacte, le feu s’était arrêté tout seul, mais une mère calcinée… Je ne dis rien à John sur les circonstances de sa mort, juste qu’elle était morte. Il connaissait son existence mais j’avais fait en sorte qu’il ne la rencontre pas ; pour quelle raison, je l’ignore encore… Il apprit sa fin tragique par les articles que la presse lui consacra, Laura était encore très connue, et il sembla ne pas me tenir rigueur de ce silence. Mon père vint à New York pour l’enterrement, mais refusa de voir le lieu du drame. Tu es le premier à y avoir mis les pieds. Jusque-là, c’était un endroit où je voulais être seule avec elle et mes souvenirs.

Curieusement, je me sentis coupable, malheureuse mais libérée. Je n’étais plus sous observation. Je pouvais enfin vivre comme je l’entendais sans avoir rien à prouver d’autre que de bien faire mon travail, d’être agréable avec les gens qui me plaisaient. La qualité de ma relation avec John s’en ressentit et c’est tout naturellement qu’en bon Américain, il me demanda de l’épouser.

Je ne me souviens plus comment je réussis à différer la chose, toujours est-il que nous continuâmes à vivre pratiquement ensemble, mais en éternels fiancés. Notre entourage s’en étonnait. L’un comme l’autre nous trouvions mille arguments pour expliquer que ça aller venir mais que pour l’instant nous étions très bien comme ça. Ce n’était pas vrai. John était blessé par mon indécision et moi je sentais notre vie paisible me peser. Laura se mit à me manquer. Il me semblait avoir besoin de sa dynamique pour me sortir de moi-même, renouer avec la vraie vie. Je commençai à écrire son histoire et pris le prétexte de soirées de travail pour espacer mes rencontres avec John.

Je louai un petit studio Wooster Street et décidai de mener là une vie étrange d’aventurière solitaire. Sur Broadway je tombai sur une petite boutique qui vendait des perruques et des chapeaux. Je choisis un magnifique postiche en vrais cheveux noirs et lisses, je l’essayai, il m’allait bien (n’est-ce pas?), je l’achetai. University Place, tout à côté, je dégottai une échoppe où une vieille femme, ancienne actrice, confectionnait des tenues plutôt étranges pour des occasions que j’imaginais sulfureuses… Écartant les guêpières ajourées, les capes, les jupes à volants, je tombai sur le coin sadomaso qui offrait une panoplie d’accessoires pour une parfaite Maîtresse. Je jetai mon dévolu sur une combinaison en latex qui révélait à l’extrême mon anatomie et voilai cette impudeur d’un long manteau en cuir noir. Coiffée de ma perruque la métamorphose était totale. La dame me dit avec un sourire complice : ça augure de belles soirées ! Je ramenai ma panoplie à Wooster Street et m’accoutumai à la porter avec naturel dans l’appartement. Contrairement à ce que tu peux penser, je le vois à ton air, me travestir n’était pas pour mener une vie de débauche, mais pour être totalement autre dans ce quartier que je connaissais bien puisqu’il était celui de ma mère. Je voulais cacher à John comme à mon entourage ce refuge downtown, mon but étant de me remettre à la peinture. Je devins ce que Laura aurait adoré me voir être, une étrange et fascinante créature sortant de l’ombre pour déambuler dans les rues ou s’installer dans les cafés avant de replonger dans l’anonymat.

Chapitre # 33

L’explication matérielle était acceptable, mais remédier à une envie de changer de vie par un changement d’aspect physique me semblait plutôt tiré par les cheveux. Peu satisfait, je la poussai dans ses retranchements.

– A quoi te servait ce déguisement grotesque ?

– A me protéger, Zac, à n’être personne ou simplement cette étrange femme brune qui faisait fantasmer les hommes qu’elle croisait à la tombée de la nuit dans les rues de SoHo. D’être cette Maîtresse dont ils auraient peut-être aimé subir les sévices. D’être cette Black Lady, comme on m’appelait dans le quartier, que les gens s’étaient accoutumés à voir et dont le Zanzi Bar avait admis la présence. Crois-tu que les Marseillais auraient accepté de prendre pour mascotte une petite fille riche de l’Upper East Side en mal d’aventures ? Or j’aimais leur compagnie, elle s’était tout de suite avérée sans problèmes. Au début, ils m’avaient acceptée dans leur cercle simplement parce que j’étais une Française méridionale comme eux et que je les faisais rigoler avec Nice et ses petites histoires pas bien différentes des marseillaises. Puis ils étaient devenus vraiment amicaux, comprenant que j’avais quelque chose à cacher, mais que ce n’était pas leurs oignons de le découvrir. J’aimais jouer au poker avec eux, que je gagne ou que je perde, je m’en fichais pourvu que je partage cette chaude atmosphère d’exilés, car c’est ce qu’en réalité ils étaient, des exilés aux States, l’un avec sa boutique de chaussures sur Springs, l’autre avec ses fausses sculptures africaines sur Prince, le troisième avec son Carré Dessanges, une coupe « de Paris » qu’il avait mise à la sauce new-yorkaise et au goût du jour chez le coiffeur à côté du Zanzi… Plaisanter avec eux, c’était ma détente après des heures passées dans mon studio de Wooster Street en recherches infécondes et en balbutiements maladroits sur des toiles qui ne se décidaient pas à exister !

Je plongeai dans la brèche…

– Tu me parles enfin de peinture alors que tu sais depuis le début de notre rencontre que c’est ce qui m’occupe. Je t’ai posé tant de questions sur le sujet qui sont restées sans réponses ! Comment voudrais-tu que je te croie alors que concernant cette toile qui est au-dessus de ta tête, tu as prétendu ne pas te souvenir de sa provenance ?

– Zac, parler peinture me fait mal parce que je n’arrive à rien depuis que je m’y suis remise et malheureusement pour moi, c’est la chose au monde qui m’importe le plus ! En effet, je n’ai pas oublié d’où vient la toile de L.S. Je l’ai achetée chez Tom Roberts et elle me fascine autant que toi. Elle représente tout ce vers quoi je tends et qu’hélas, je désespère d’atteindre un jour…

Voilà que bien des choses se dénouaient au fur et à mesure que Jane parlait. J’étais prêt à tout accepter pour que, de son côté, elle me pardonne pour mon attitude inqualifiable au Zanzi. En même temps, je n’arrivais pas à comprendre comment elle m’avait autorisé à entrer chez elle compte tenu de mon comportement scandaleux et pourquoi, ensuite, elle avait entrepris de me séduire en tant que Jane.

Je l’interrogeai donc encore, sans déclencher cette fois de réticence :

– Je sais, ça peut paraître fou mais j’avais eu ce qu’on appelle, je crois, un coup de foudre quand je t’ai vu pour la première fois au Zanzi ! Ça ne m’était jamais arrivé et j’étais ébahie ! Et puis voilà que tu m’agressais, que tu te conduisais en voyou, c’était horrible ! De retour chez moi, passé ma colère, je me dis que ma tenue provocante y était peut-être pour quelque chose et qu’à l’occasion, je te donnerais bien une seconde chance ! Comment ne pas succomber quand le hasard te fit à nouveau entrer dans ma vie, mais dans ma vraie vie cette fois ! La suite, tu la connais. Mon erreur a été de ne pas tout t’avouer tout de suite. D’un autre côté, c’était excitant que tu sois à la fois amoureux de Lola et de Jane, je pouvais te détester et t’aimer à la fois ! Je ne me rendais pas compte que plus les choses avançaient, plus nous nous attachions l’un à l’autre, plus notre amour devenait impossible et plus le piège se refermait sur moi.

T’avoir dans ma vie répondait à tout ce que je cherchais et Lola n’avait plus de raison d’exister, mais tu me violais par tes questions comme tu avais essayé de me violer au Zanzi et je redevenais alors Lola pour me protéger de ton agression. Comme je te l’ai dit l’autre soir au Zanzi, toi seul peux recoller mes deux moi si tu acceptes le risque. Je n’aurais jamais pu demander ça à John. Cette dualité aurait été impensable pour lui et en fin de compte, je ne l’aimais pas assez pour n’être que Jane. Lola m’était nécessaire  et lui en donner les raisons était impossible. Je l’avais déjà tenu si souvent à l’écart de ma vie que le précipiter d’un coup dans cet imbroglio aurait été au-dessus de ses forces et des miennes.

Pour justifier mes fréquentes absences je finis par m’inventer un amant artiste vivant à SoHo. John apprit en même temps l’existence de mon studio et ma pseudo-infidélité. Ce fut trop pour lui, il me quitta et donna sa démission de chez Loane & Harold Publishers pour ne plus avoir l’occasion de me rencontrer.

 Chapitre # 34

Était-ce à partir de ce jour où elle m’avait tout avoué que notre vraie vie commune commença ? Je crois que oui. Il m’aurait été impossible de chiffrer en temps le début de notre histoire tant étaient incroyables les rebondissements qui l’avaient jalonnée, mais dès lors une vie nouvelle s’offrait à nous. Nous savions que nous nous aimions, ce qui n’était pas une mince affaire au regard de nos accidents de parcours respectifs. Malgré ses débuts étranges, notre rencontre me semblait porteuse d’une possibilité d’avenir et j’avais foi en lui. Une seule chose n’avait pas été abordée, notre intérêt commun pour la peinture et la place qu’elle allait désormais occuper dans nos rapports, mais je faisais confiance au temps pour y remédier. Après tant d’aveux, je n’avais pas voulu brusquer Jane en lui demandant de me faire visiter son studio, attendant qu’elle me le propose d’elle-même.

J’avais pourtant conservé la curieuse impression qu’elle avait un rapport avec cette artiste inconnue qui occupait mes pensées. La façon dont elle avait glissé sur le sujet à propos de la provenance du tableau de L.S. et la similitude des initiales puisque je savais maintenant que Jane Summers était aussi Lola Summers, renforçait cette impression. Je dois reconnaître que supporter cette part d’ombre après tout ce qui s’était passé m’était presque insupportable, mais le présent était si beau que je voulais à tout prix le protéger de ma hâte de tout mettre à plat. Jane était une étrange personne que j’aimais passionnément, aussi devais-je tolérer qu’il y ait une part de mystère en elle.

L’été était fini et nous devions nous organiser pour vivre ensemble. Je ne pouvais ni ne voulais quitter mon loft car il était indispensable à la poursuite de mon travail, et de son côté, sans que je puisse clairement aborder le sujet, j’avais l’impression que Jane n’entendait pas changer l’organisation de sa vie. Comment allait-elle concilier son emploi chez Loane & Harold Publishers, sa recherche artistique et sa vie avec moi ?

Il fut décidé que je garderais Varick comme bureau et que je viendrais habiter 73èmeRue chez Jane. Inutile de dire l’hostilité muette que cet arrangement déclencha chez Mike, le doorman, qui se vit dans l’obligation de répondre à mon salut matin et soir, et le bonheur d’Othello, le chat, qui comprit que cette venue était porteuse d’un surplus de caresses et d’une amélioration conséquente de son quotidien car en revenant le soir, je passais souvent au Jefferson Market lui acheter un bout de poisson. Je dois dire que je considérais ces problèmes d’intendance secondaires par rapport au bonheur d’être aux côtés de Jane et que j’y répondais in petto par un « on verra bien ».

Qu’y a-t-il de plus difficile que de décrire le bonheur ? Être proche de l’être aimé, se savoir aimé de lui, vivre chaque moment de la journée comme un cadeau de l’existence ? C’est à peu près ce que je ressentais alors auprès de Jane. Maintenant, se demander si l’autre aime comme soi-même on aime est un exercice dangereux auquel je me refusais de céder. Nous vivions nos journées séparés, avec tous les aléas qu’elles nous réservaient ; nos nuits ensemble, avec passion.

Jane avait dû informer sa boîte qu’un manuscrit qu’elle avait confié à une maison d’édition française avait été accepté. Ils avaient bien pris la chose et l’avaient libérée pour un temps (pour travailler sur la finalité du produit, comme ils disaient) d’une présence régulière au bureau et de la prise en charge de nouveaux projets. Cette partielle liberté lui laissait du temps et plus les jours passaient, plus je la voyais partir vers Wooster Street avec, chaque fois, un petit pincement puisque je n’étais pas autorisé à franchir cette frontière.

De mon côté les choses avançaient un peu. En ce qui concernait la recherche d’œuvres, Julian Adams m’avait informé, sans passer par Tom Roberts, qu’il disposait de deux nouvelles toiles, mais il était toujours aussi muet sur l’identité de l’artiste. Les avocats de Lester avaient, disaient-ils, découvert une piste. Il s’agissait d’une personne qui enseignait un yoga assez mystique dans une grande maison de campagne remplie, aux dires des voisins, de toiles que la jeune femme peignait inlassablement. Pourquoi n’avait-elle pas exploité ce travail ? Mes avocats n’avaient aucune réponse valable sur la question, si ce n’est une vague histoire de secte qui l’empêcherait de faire ouvertement commerce d’un don que Dieu lui avait donné… J’étais tellement avide de découvrir l’identité de L.S., sans savoir si j’espérais ou non que finalement ce fût Jane Summers (mais pourquoi m’aurait-elle encore caché une part d’elle-même), que pour mettre fin à ce calvaire, je téléphonai au numéro donné, prétextant une envie de pratiquer un yoga hors Manhattan, dont l’atmosphère trépidante me stressait. La voix agréable de mon interlocutrice m’invita à lui rendre visite.

Le cœur battant, je me précipitai à Grand Central pour rejoindre Pleasantville par un train qui portait le nom prometteur de « Newhaven line ». Ces résonances enchanteresses ne pouvaient qu’être de bon augure et j’arrivai dans une petite ville très coquette, comme on dit, dont les rues plantées de pins et autres conifères abritaient de jolies et ennuyeuses maisons aux jardins verdoyants ornés de chrysanthèmes, de dahlias, de roses, des touches de couleur destinées à attendrir le promeneur par leur délicatesse. Dans cette atmosphère détestable de joli village de banlieue, je ne croisai presque personne, seulement quelques voitures roulant à petite vitesse mais j’essayais encore de croire que là se cachait mon oiseau rare. Je sus dès l’antichambre que Loretta (appelons-la comme ça) n’était pas ma femme, mais pour m’en persuader il me fallait aller plus avant dans l’exploration du lieu, démarche ardue puisque j’étais en principe venu pour un cours de yoga. Je soutins avec habileté un questionnaire sur mes motivations pour suivre cette pratique, conscient que quelque part, mon type asiatique rassurait Loretta. Je lui confessai avoir déjà pratiqué et en avoir à nouveau besoin pour retrouver le contrôle de mes émotions quand je peignais. Le stratagème était de taille, mais mon interlocutrice sauta à pieds joints dedans, me disant qu’elle aussi était peintre.

– Venez, me dit-elle, je vais vous montrer mon atelier.

La pièce était vaste et belle. Il y régnait un ordre irréprochable qui ne prédisait rien de bon et lorsqu’elle retourna les toiles qui étaient appuyées aux murs, je sus que je n’avais pas découvert L.S. Peu avare de quelques autres mensonges pour engager ma retraite, je quittai Loretta et sa soporifique banlieue pour retrouver Manhattan et la vie.

Avec tout ça, mon exposition n’avançait pas. A quoi bon acheter d’autres œuvres si je n’arrivais pas à bâtir quelque chose autour d’un être vivant et non de ce fantôme qui, de temps en temps, remuait son linceul et faisait tomber quelques toiles, peut-être pour boucler ses fins de mois ! J’en venais, par un réflexe paranoïaque, à penser que L.S. ne se manifestait à moi que lorsque je commençais à me décourager et qu’alors elle (j’employais  définitivement elle  lorsque je l’évoquais) utilisait comme message la mise de toiles sur le marché. J’associais à ce stratagème, lorsque je me laissais aller à cette pensée délirante, Julian Adams puisqu’il s’adressait directement à moi pour me signaler leur arrivée. Pour me ramener à la raison, je décidai de retourner voir Tom Roberts pour plusieurs raisons, la première étant qu’il m’était éminemment sympathique et que mon projet semblait réellement l’intéresser. J’étais, d’autre part, choqué qu’Adams le court-circuite et je voulais que Tom le sache.

Je passai à la galerie sans prévenir et l’accueil de Tom fut si chaleureux que j’allais renoncer à lui parler de l’affaire quand il la mit lui-même sur le terrain :

– On dirait qu’on a mis L.S. au courant de ta quête et qu’il (lui employait il) s’ingénie à te fournir matière à exposition tout en opacifiant le mystère…

– Pourquoi dis-tu ça, Tom, je voulais justement te dire qu’Adams m’avait proposé deux nouvelles toiles…

– Tiens, c’est pas très réglo car tu es mon client, mais moi, je faisais  allusion à une autre source ; à une espèce de type qui m’a semblé être français et qui m’a proposé la toile de L.S. que j’ai là, derrière…

Je me précipitai dans la réserve et retournai la toile qu’il avait encore une fois mise dos au mur et je reçus le même choc ! Même composition, même rendu, même profondeur et toujours cette impression d’être en face d’un objet sur lequel un voile en couvrait un autre, montrant puis cachant ce qu’on était sur le point de découvrir. J’étais glacé ! Non par la toile, elle était magnifique, mais par le récit de Tom ! Ce Français qui lui avait proposé cette œuvre, pourquoi ne serait-il pas un des Marseillais avec lesquels Jane tapait le carton ? J’avais plus que jamais l’impression que Jane était L.S. N’y avait-il pas dès le début des indices qui m’avaient mis sur cette route : la toile accrochée chez elle dont elle avait d’abord dit ignorer la provenance pour m’avouer ensuite qu’elle venait de la galerie de Tom, son refus de me laisser visiter son atelier et maintenant un Marseillais qui entrait dans la course (Tom avait dit un Français mais avec ma parano galopante j’en avais fait un Marseillais !). Tom me regardait, éberlué. Je compris que je tenais enfin le moyen de confondre Jane et je demandai à Tom :

– As-tu les noms de toutes les personnes à qui tu as vendu des œuvres ?

– Que cherches-tu, Zac ? À savoir si je triche avec le fisc ? Eh bien non, je ne triche pas et je fais une fiche pour chaque toile vendue même lorsqu’elle m’est payée en espèces. Je classe ensuite les ventes par artiste, dans le petit bureau qui est à ta gauche. Que veux-tu découvrir ?

– As-tu vendu une toile de L.S. à une jolie femme blonde du nom de Jane Summers ?

Tom fit défiler les fiches avec attention, recommençant à plusieurs reprises devant mon air effaré, pour finir par conclure

– Pas de Jane Summers comme cliente, ni pour L.S. ni pour personne d’autre.

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