La caméléone, chapitres # 38, # 39, # 40
Résumé des chapitres précédents
35. Le nouveau mensonge de Jane plonge Zac dans une rage et une tristesse infinies. Il se réfugie dans son atelier de Varick Street et se cuite à mort. Pourquoi Jane s’obstine-t-elle à lui cacher qu’elle est artiste, avec cette mise en scène qui le rend fou. Que lui cache-t-elle encore ?
Réveillé par Jane et une bonne odeur de café, Zac, furieux, lui demande pourquoi elle ne lui montre pas son atelier. Elle lui avoue que ce n’est pas son atelier, mais sa peinture, qu’elle cache. Devant cette révélation, il exige qu’elle ouvre les portes de ce lieu interdit. Le studio de Wooster Street sent l’huile et la térébenthine et de petites toiles sont accrochées au mur. Les yeux de Zac vont de Jane aux œuvres et il dit : « je suis désolé ». Jane est effondrée car elle comprend qu’il s’attendait à voir la peinture de L. S. et lui doit s’avouer qu’il désirait qu’elle soit cette mystérieuse artiste pour résoudre l’énigme… Cependant, la banalité de la peinture de la femme qu’il aime le rassure car elle la lui rend plus accessible. Prenant tendrement la main de Jane, Zac l’oblige à le suivre au grand air jusqu’à un restaurant proche du pont de Brooklyn.
36. Souhaitant que cette découverte soit la dernière, Zac vit désormais leur histoire plus sereinement. Il trouve Jane plus tendre, moins sarcastique et plus attentive à ses opinions. Côté travail c‘est moins simple. Désespérant de trouver L.S., Zac revient à son idée initiale de présenter un groupe d’artistes et obtient l’accord de Lester. Il reprend ses visites d’atelier, accompagné de Tom à qui il a raconté son amour pour Jane. Jane travaille à la fois chez Loane & Partners et à sa peinture, et Zac l’invite à poursuivre ses recherches sur le portrait en s’attaquant à d’autres modèles, car déguisée en vamp, seuls des paumés acceptaient de poser pour elle… Pas vraiment convaincus de cette thérapie, tous deux la savent pourtant nécessaire à l’équilibre de Jane. L’hiver approche, Zac et Jane se consacrent à leur travail et à l’amour. Leur appétit charnel ne faiblissant pas, ils photographient et filment leurs ébats, ce qui inspire Jane pour sa peinture.
Zac a désormais réuni assez d’artistes autour des toiles de L.S. pour aller voir à Paris comment présenter son exposition et de son côté Jane doit rencontrer son éditeur parisien pour les dernières corrections de son bouquin. Elle veut aussi aller à Nice pour présenter Zac à son père. A Paris, Zac lui fait rencontrer ses amis, les Lambert, dont la situation s’est encore améliorée et qui sont conquis par le charme de Jane, même Simone pourtant si méfiante vis-à-vis des autres femmes. Le pouvoir de séduction de Jane agit aussi sur Léon, l’ami garçon de café, qui après avoir apporté à Zac son Martini/vodka, salue avec respect la jeune femme, heureux de l’influence bénéfique qu’elle semble exercer sur son protégé. Elle aime la chaleur de ces rencontres, mais son esprit est ailleurs…
37. Jane a hâte de retrouver son père à Nice et veut faire partager à Zac l’émotion qu’elle a connue dans son enfance, en voyageant par le train de Paris à Nice. Zac trouve l’idée un peu puérile, mais sa rencontre avec la Méditerranée n’est pas en-dessous de l’émotion contée par Jane. Arrivés à Nice, le père est là pour les accueillir. Jane se conduit en adolescente, alors que les deux hommes se jaugent et que le courant passe presque immédiatement entre eux. Etienne Martinac, le père, prend les choses en mains et les conduit vers la grande maison dont Jane a tant parlé à Zac. Le lieu est à la hauteur de la description de Jane, avec son jardin luxuriant mais désordonné, comme l’intérieur de la demeure où tout, meubles, tableaux, livres, semble choisir sa place avec une élégante fantaisie… Mais pour Zac, le plus remarquable est ce foisonnement de livres, ils sont partout, dans toutes les pièces à tous les étages, et là aussi, sans un ordre préétabli…
Étienne, veuf, vit seul. Il héberge uniquement une collaboratrice qui occupe une aile de la maison. Zac et Jane s’installent dans l’ancienne chambre de Jane, immense, avec sa salle de bains nichée dans un petit donjon. Jane met tant plaisir à faire découvrir sa ville à Zac, qu’il commence à trouver l’endroit béni des dieux. Ils se promènent partout, dans le Vieux Nice, le bord de mer, les collines, parfois avec Etienne qui rencontre beaucoup de têtes connues, à l’inverse de Jane, saluée seulement par l’œil admiratif et peu délicat des hommes !
Un soir où Zac déambule seul dans la Vieille Ville, il aperçoit une silhouette qui lui glace les sangs ! Longue chevelure aile de corbeau, cape noire…, il la suit fébrilement de rue en rue, pour la perdre aux abords d’un parking. Zac en est sûr, c’est Lola, donc c’est Jane ! Cette fois il faudra qu’elle s’explique. Dans le bar où il doit retrouver père et fille, Zac se met à boire déraisonnablement…
Chapitre # 38
Martin entre en trombe dans la chambre :
– Ça vous est revenu, Zac, ce qui vous a fait exploser contre Mademoiselle Martinac, enfin Jane Summers ou je ne sais plus trop qui encore… contre Lola. Il faut dire que tous ces noms ça a le don de me mettre en rogne. Elle ne peut pas avoir un seul nom et prénom, votre Jane ?
Je déteste Martin quand il s’en prend à Jane, mais il faut reconnaître que cette fois il n’a pas tort. Il a en main un bout de papier qu’il me secoue sous le nez :
– C’est une copie de la main courante qui dit ce qui s’est passé. Alors pas besoin de me raconter des histoires, Zac, la suite est inscrite sur cette feuille !
Nice en date du…
Monsieur Étienne Martinac, professeur de médecine à la faculté de Nice et Mademoiselle Jane Martinac, écrivain, demeurant à… demandent que soit notifié par une main courante le comportement dangereux envers eux de Monsieur Zacharie Etchegary, journaliste. Cette personne, qui les attendait dans un bar situé à Nice,… s’est aussitôt jetée sur Mademoiselle Martinac, la serrant à la gorge. Son père, le professeur Martinac, a alors tenté de faire lâcher prise à Monsieur Etchegary, qui lui a décoché un violent coup de poing à la mâchoire qui l’a jeté à terre. Le barman et le videur se sont alors interposés pour calmer l’individu mais celui-ci, fou de rage, a saisi un tabouret et l’a jeté sur les bouteilles du comptoir qui ont volé en éclats. Toujours incontrôlable, il s’est emparé d’une table et l’a violemment lancée contre la vitrine, qui s’est brisée. Les forces de police appelées en renfort sont arrivées rapidement et ont évacué l’établissement. Monsieur Etchegary, aussitôt ceinturé, a été transporté aux Urgences de l’hôpital Saint-Roch. Monsieur Etchegary a été transféré le lendemain matin à l’hôpital psychiatrique Sainte-Marie.
Commissariat Foch
Zac est consterné. Il se souvient parfaitement de sa rage ce soir-là en attendant Jane et de sa détermination à lui faire avouer sa perfidie ou sa folie. Il sait qu’il a ruminé sa rancœur pendant que le barman s’employait à remplir son verre. Il voit encore l’arrivée de Jane souriante aux côtés de son père et puis… plus rien ! Malheureusement la déposition des Martinac est là pour lui rafraîchir la mémoire, comme dirait Martin. Mais il ne se souvient des faits qu’à partir de l’hospitalisation, car tout ce qui s’est passé avant a été complètement gommé.
Y aurait-il quelque chose de commun entre ce premier événement et sa présence à Sainte-Marie aujourd’hui ? Il pose la question à Martin, qui hausse les épaules et grogne :
– Forcément, vous êtes chaque fois victime de cette dangereuse affabulatrice !
Voilà que de nouveau Martin attaque Jane, la rendant responsable de ce qui est arrivé, mais comment parler de folie à son sujet alors que c’est lui qu’on traite à l’hôpital pour une pathologie schizophrénique qui lui fit prêter à Jane ses propres délires. Certes, elle a favorisé chez lui la naissance de cet accès délirant par sa précédente conduite à New York, jouant à être deux femmes à la fois, mais ce n’était pas la première fois que Zac avait une crise de délire. Son dossier de Lariboisière faisait déjà état de crises de violence à une époque où il ne connaissait absolument pas Jane.
Il lui faut préciser ces choses à Martin, mais pour qu’il n’y ait pas de rupture comme c’était arrivé auparavant, il s’adresse à lui avec douceur :
– Monsieur Martin, j’aimerais que vous demandiez à prendre connaissance de mon dossier auprès du docteur Constant afin que vous sachiez pourquoi j’ai été traité ici pendant un certain temps et comment j’ai été aidé par la présence de Madame Summers et de son père à mes côtés. Ils ne m’ont pas tenu rigueur de mon comportement et c’est avec leur aide que j’ai pu quitter l’hôpital.
Martin, d’un ton plus modéré, demande alors à Zac s’il se souvient de ce qui s’est passé après sa sortie de Sainte-Marie la première fois. Le dialogue reprend ou, plus exactement, Zac reprend son long monologue :
«Soigné pour ce qui fut diagnostiqué comme un délire éthylique grave, accompagné d’une perte totale d’ancrage dans la réalité, je fus lourdement médicalisé et soumis à des entretiens réguliers avec le Docteur Constant, qui me permirent de revenir lentement à une conception raisonnable de ma condition. Jane était venue me voir presque chaque jour et c’est elle qui, en accord avec le médecin, signa mon autorisation de sortie. Elle s’était engagée à être à mes côtés pour que je suive un traitement qui m’aiderait à me rétablir. D’autre part Lester, ce bon Lester, certainement informé de mon hospitalisation par Jane, avait fourni un certificat d’embauche jusqu’à la réalisation de l’exposition. Il me fallait donc rentrer d’urgence à New York pour me mettre au travail.
J’ai dû quitter l’hôpital dans le courant de l’hiver. Nous fîmes nos adieux à Étienne qui, en excellent père et médecin, me fit moult recommandations comme celles de ne jamais suspendre mon traitement et d’avoir une vie saine, sans alcool et sans drogue, ajouta-t-il en me regardant profondément dans les yeux. J’avais un tel respect pour cet homme que cette allusion à ma vie passée (il avait pris connaissance de mon dossier de Lariboisière) m’emplit de honte et je me jurai de ne plus toucher à rien qui me fasse sortir de moi-même.
Le vol pour New York se déroula sans encombre et nous retrouvâmes avec une certaine sérénité notre vie d’avant. Cette épreuve, loin de nous avoir séparés, avait resserré nos liens. Jane était très attentive, parfois trop même, à mes faits et gestes. Elle avait exigé sur les conseils de son père que je sois suivi par un thérapeute. Bien que peu emballé par cette solution, il m’était difficile, vu mon comportement à Nice, de prétendre ne pas en avoir besoin. Il nous fallait choisir quelqu’un, ou plutôt je devais accepter l’idée de me mettre entre les mains d’un thérapeute new-yorkais, ce qui n’était pas gagné. J’étais si profondément français malgré mes origines, que les trois siècles de Lumières qui coulaient dans mes veines me faisaient écouter la logorrhée des adeptes de toutes ces disciplines ayant trait au psychisme avec une méfiance infinie. Pas un ménage autour de nous qui ne règle ses problèmes par des visites, ô combien coûteuses, à un thérapeute du couple ou de la famille. Pas un mec ou une nana avec lesquels il vous était impossible de trouver une date de rendez-vous, sans qu’ils mentionnent leurs obligations envers leur shrink∗. Jane me suggéra bien d’aller voir son amie Mary, mais j’avais pour cette femme pourtant très attirante une aversion épidermique. Son regard me terrorisait et je doutais fort qu’elle puisse être impartiale à mon égard. Lester y alla de ses conseils et mon ami Tom me dit que je ferais bien mieux de prendre sagement mes médicaments et de me passer de tous ces pompeurs de fric. Une artiste m’ayant dit qu’elle avait arrêté de fumer et de boire grâce à une femme formidable, j’allais voir Lisa Guldman, médecin psychothérapeute qui proposait à ses patients un soutien psychologique pratiqué avec rigueur, bienveillance et efficacité, une formule qui eut l’heur de me rassurer. Lisa exerçait sa profession dans un confortable appartement sur Lexington Avenue que je trouvai aussi agréable que sa propriétaire. Je lui communiquai mon dossier médical plutôt lourd, en précisant que ce que j’attendais d’elle était, selon sa formule, un soutien bienveillant à suivre mes bonnes résolutions. Elle me gratifia d’un sourire amène et précisa que nos rencontres se feraient chaque semaine sous forme d’entretiens où j’aurai tout loisir d’aborder les problèmes qui me tenaient à cœur.
∗ Mot d’argot pour désigner un psy
Chapitre # 39
La brève échéance de l’exposition parisienne me contraignait à une discipline draconienne. Levé tôt, médicalisé, j’allais tous les jours à Varick Street travailler sur le catalogue. Mon texte avançait. Durant mon séjour parisien, j’avais revu Pignon auquel j’avais exposé mon projet et il s’était proposé pour écrire la préface. Pignon avait repris du poil de la bête grâce à un riche collectionneur qui s’était mis en tête de faire avec lui le meilleur journal d’art de la décennie. Etranglé par les dettes de son ancien canard et peu renfloué par son maigre salaire de prof d’une école d’art de province, Pignon avait accepté cette aubaine et m’avait proposé de travailler avec lui si jamais je décidais de revenir en France. Merveilleux homme ! A peine sorti de la mouise, il était prêt à aider les amis. Je dois dire que sa proposition m’avait d’autant plus touché que j’avais l’angoisse des lendemains et qu’une fois l’opération Lester terminée, je me voyais mal vivre aux crochets de Jane. Tom m’avait bien offert de travailler pour sa galerie, mais je savais qu’il ne s’en sortait que parce qu’il était seul avec une secrétaire à mi-temps. Ma présence ne ferait qu’alourdir sa structure et je n’avais pas à New York un carnet d’adresses suffisant pour lui apporter un nouveau volume d’affaires. Je pensais à tout ça en relisant les pages que j’avais écrites sur mes artistes new-yorkais, qui m’apparurent alors comme un bon matériel à exploiter en France. Ma réinsertion, que Pignon n’avait envisagée que dans la presse, pourrait aussi se faire dans le monde des galeries, très désireuses d’avoir des artistes américains dans leurs écuries. J’avais aussi été encouragé dans ce possible retour aux sources par Jane, qui m’avait laissé entendre que si son bouquin marchait, elle se verrait bien vivre à Nice dans sa grande maison, où elle aurait tout loisir d’installer un atelier pour peindre et un bureau pour écrire. Elle m’avait inclus dans le projet, n’ignorant pas que je me sentais si peu chez moi à New York.
Pour que Pignon puisse rédiger son texte, je lui envoyai les photos des œuvres que je comptais exposer ainsi qu’un petit résumé sur l’histoire de L.S. et pourquoi ce personnage mystérieux était devenu le centre de l’exposition, sans que pour autant l’énigme ne soit résolue. Ce côté un peu polar l’avait beaucoup amusé et connaissant son talent, je savais qu’il allait l’exploiter avec bonheur. Une autre partie de mon temps était occupée par des rencontres avec les artistes pour décider du choix des œuvres et régler les questions de transport. Je devais aussi suivre à distance les travaux de la galerie de Matignon, en rendre compte à Lester, qui se reposait de plus en plus sur moi, m’occuper de la communication avec le cabinet parisien très branché que la boîte de Lester avait choisi, des invitations aux collectionneurs, etc.
Il me restait peu de temps pour mes entretiens avec Lisa Guldman. En réalité je m’en serais bien passé, mais j’avais pris un engagement et je devais m’y tenir. Lisa avait décidé de me recevoir le lundi et le jeudi à onze heures et elle me gardait un peu plus d’une heure. Après avoir pris des nouvelles de ma santé physique, elle me laissait parler. J’étais surpris de voir combien mes souvenirs d’enfance remontaient à la surface. Je lui décrivais en détail le Hanoi de mes neuf ans, les rues grouillant de monde, l’omniprésence de ma grand-mère, l’absence de mon père militaire luttant contre son propre pays, la soumission de ma mère aux contraintes familiales, la venue de ma sœur, qui bouleversa mon statut de fils unique…
Lisa m’écoutait avec une attention soutenue et parfois posait une question sur ma famille. Je lui expliquais n’avoir pas de réponse sur le présent puisqu’ils avaient choisi de m’évacuer de leur vie et n’avaient plus pris de mes nouvelles, même après mes hospitalisations. Je les avais vus pour la dernière fois à l’enterrement de Claire où ils se crurent obligés de venir, uniquement pour saluer la famille, rueilloise comme eux. Omission calculée car je ne voulais pas parler de Jane, je ne dis pas à mon interlocutrice que dans l’euphorie de mon bonheur niçois, je leur avais téléphoné pour Noël. Pourquoi ces secrets au sujet de ma vie sentimentale ? Sans doute parce que je redoutais que comme Martin, Lisa Guldman fasse peser sur Jane le poids de mes problèmes. J’avais bu, je m’étais drogué avant de la connaître, aussi je voulais qu’on la laisse hors de cause quant à ce qui n’allait pas en moi. Mon but immédiat après ma crise de démence était de ne pas en voir arriver une autre, aussi je voulais que Lisa Guldman m’aide en cela, un point c’est tout. Mais comment pouvais-je espérer son assistance alors que je lui cachais tout ce qui avait été ma vie durant ces derniers mois, vie truffée d’événements qui auraient pu faire perdre la tête à plus d’un. Lisa n’était pas psychothérapeute pour rien, elle sentit tout de suite ce blocage. Ses tentatives pour me faire revenir au présent se heurtant toujours au même silence, elle finit par me dire au bout de quelques séances qu’elle pensait ne rien pouvoir pour moi. Alors que je croyais n’attacher aucun intérêt à ces rendez-vous, je fus consterné de l’entendre me donner congé. Je lui demandai de revenir sur sa décision et m’engageai à être moins fermé à l’avenir. Elle sourit et me donna un rendez-vous pour le jeudi suivant, le soir cette fois.
J’étais épuisé lorsque j’arrivai Lexington Avenue, ayant eu à courir d’un endroit à l’autre pour finaliser cette exposition dont la date approchait, ce qui rendait Lester particulièrement nerveux. Était-ce le stress de cette échéance, la plongée dans mon texte pour le catalogue qui avait fait remonter pas mal d’émotions à la surface ou encore l’heure plus tardive de cette consultation, mais rien ne me parut ressembler aux précédentes séances. D’abord l’appartement, qui sous la lumière du soir s’auréolait d’une élégance que je n’avais jamais remarquée, puis Lisa qui me semblait différente. Elle avait troqué son jean et son pull beige contre une longue robe noire en maille qui ne me laissait rien ignorer de son corps et, mais était-ce l’effet de mon excitation, il me sembla qu’elle avait maquillé ses yeux, dont je remarquai la beauté pour la première fois. Sans doute à cause de la fatigue je m’allongeai naturellement sur le divan, ce qui n’entrait pas jusqu’alors dans nos pratiques, mais ne parut pas déranger ma psy. Elle rapprocha son fauteuil et m’écouta.
Tout ce que j’avais verrouillé jusqu’alors dévala comme un torrent. Mes rapports avec les femmes essentiellement. D’Aurélie Lemal à Françoise en passant par toutes les beautés de Top Fashion dont la douce Antonella, je me promenai dans ce harem pour en arriver à mon sage amour pour Claire, puis à ma passion dévorante pour Jane. J’émergeai de ma plongée dans cet univers féminin pour remarquer avec surprise l’attention brûlante d’une Lisa, plus auditrice d’un feuilleton à épisodes que praticienne, qui se raccrocha alors aux branches de sa profession en lâchant doctoralement :
– Voilà qui est révélateur !
Chapitre # 40
En quoi était-ce révélateur, ce que j’avais raconté à ma psy ? Je n’eus pas le temps de lui poser la question car je dus partir pour Paris afin de veiller aux derniers aménagements de la galerie de Matignon. Je profitai de ce passage éclair pour inviter Pignon à dîner, car il m’avait laissé entendre au téléphone qu’il avait des difficultés avec son texte. Nous nous retrouvâmes dans une brasserie derrière la porte Saint-Denis où Pignon pouvait assouvir sa passion pour les pieds et paquets. Avec la violence langagière qui lui était naturelle, il s’efforça de me faire renoncer au mystère L.S., qui pourtant l’avait séduit en premier lieu.
– Tu seras toujours le même petit branleur, Zac, prêt à mettre tes histoires de cul à toutes les sauces. L’art c’est sérieux, c’est pas le bordel. En cherchant L.S. c’est la femme, que tu voulais (bien sûr pour toi ça ne pouvait être qu’une femme), pas la peinture ! Moi, tu sais, y a vraiment que la peinture qui m’intéresse, j’écris que là-dessus !
Il n’avait pas tort, Pignon, car sans la rencontre de Lola au Zanzi Bar me serais-je autant intéressé à ces toiles signées de ces deux initiales ? Et pourtant l’œuvre était là et l’hypothèse qu’elle soit celle d’une femme ne changeait rien à l’affaire, c’était de la bonne peinture. Pignon en convint mais ne voulut pas évoquer les toiles de L.S. autrement que sous cet angle. Je savais d’avance qu’il serait impossible de le faire changer d’avis et je ne discutai que pour la forme, prêt à accepter n’importe quelle exigence de cet énergumène tant j’aimais son écriture. Il me tendit alors les trois feuillets de sa préface dans un grand éclat de rire.
Ce dîner m’avait fait renouer avec ce qui avait toujours été ma vie, la langue. Je mesurai combien j’en étais privé à New York, même si j’avais la chance de parler français avec Jane. J’en profitai pour rappeler à Pignon sa proposition de travail, qu’il réitéra avec enthousiasme.
Plus rien ne me retenait à Paris où tout était prêt pour le grand jour et j’avais posé assez de jalons pour envisager une reconversion convenable dans le monde français de l’art, après l’exposition des New-Yorkais. Je repris mon avion et retrouvai Jane, que cette brève séparation avait excitée au point de se jeter sur moi avec passion dès la porte de l’appartement franchie, et de me bousculer sur le lit. Nous fîmes l’amour avec fougue. Je la pénétrai sans caresses et nos jouissances furent violentes et concordantes. Du caviar, des clams et une vodka glacée attendaient sagement la fin de nos ébats. Un feu crépitait dans la cheminée, Jane me parut encore plus belle qu’à l’accoutumée et je lui dis combien son être entier m’apportait de bonheur. Elle me répondit calmement qu’elle m’aimait et qu’enfin, elle envisageait l’avenir avec sérénité.
Le lendemain tombait un jeudi et je réalisai que j’avais mon rendez-vous chez Lisa Guldman. J’aurais préféré passer une soirée comme la précédente avec Jane, mais elle me poussa à ne pas interrompre mon traitement et pour m’encourager, elle m’affirma être sur le point de trouver une nouvelle orientation pour sa peinture et vouloir y travailler toute la nuit. Pauvre Jane, la peinture était pour elle une terrible nécessité, même si elle connaissait le peu de chance qu’elle avait de réussir dans cette voie. Alors pourquoi lui fallait-il continuer, je n’arrivais pas à comprendre mais je savais que cette obstination était sa vérité et qu’elle était inéluctable.
J’abordais avec calme la nouvelle tournure de mes entretiens avec Lisa Guldman, sachant que j’avais réussi à déverrouiller les blocages qui m’avaient jusque-là empêché de parler de ma vie affective. Ma psychothérapeute me remit directement sur la voie et me demanda où en étaient mes rapports avec Jane. Je lui décrivis en quelques mots mon voyage à Paris et le bonheur de nous retrouver, Jane et moi. Elle eut un sourire entendu et me dit brusquement :
– Il semble, Zac, qu’il n’y ait pas d’obstacle alors à penser au mariage.
Je regardai Lisa avec effarement : en quoi le mariage entrait-il dans ma thérapie ? J’essayais de démêler avec elle mes problèmes existentiels et voilà qu’elle mettait sur la table une noce comme panacée au problème du couple…
Elle ne se laissa pas déstabiliser par ma réaction et m’expliqua que si je reculais encore face à mes responsabilités, c’est que je n’avais sans doute pas encore rencontré la femme avec laquelle je voulais vraiment bâtir mon existence… Foutaises que tout ça, je n’étais pas allé voir un thérapeute pour qu’il me distille des poncifs de ce style et je le lui dis assez vertement.
– Bon, oublions le mariage, me dit-elle en souriant, mais ne vous êtes-vous jamais demandé s’il n’y avait pas en Jane des facteurs qui rendaient vos rapports terriblement déstabilisants ?
Évidemment, je m’étais posé la question ! Aimer quelqu’un qui avait joué à être deux femmes à la fois, ça n’avait rien d’ordinaire mais n’était-ce pas ça aussi qui m’avait attiré vers Jane ?
Lisa interpréta-t-elle mon silence comme un aveu ? Toujours est-il qu’elle enfonça le clou :
– N’avez-vous pas eu envie d’une histoire plus claire, d’un plaisir plus simple à partager les choses de l’existence ?
– Oui, lui dis-je, comme tout un chacun, mais pas à n’importe quel prix.
Par ailleurs, en quoi le mariage viendrait-il m’apporter ce calme auquel elle faisait allusion ? Était-ce mon manque d’intérêt pour ce genre d’engagement qui lui avait fait clore notre précédent entretien par cette étonnante banalité : Voilà qui est révélateur.
Lisa me sembla légèrement irritée. Elle mit fin, en tout cas, à notre entretien avec une hâte inhabituelle. C’est à cet instant seulement que je remarquai le soin qu’elle avait apporté à sa tenue et à son maquillage, un détail qui pouvait laisser supposer qu’elle avait envisagé une possible prolongation de la soirée, hors consultation s’entend.