La caméléone, chapitres # 14, # 15, # 16, # 17, # 18

Résumé des chaptitres précédents.

10.

Contrairement à ce à quoi s’attendait Zac, l’appartement de Sandy est arrangé avec goût et la barmaid lui offre son cocktail préféré, ce qui laisse supposer qu’elle s’attendait à le voir tomber dans ses filets. Prétexte à sa venue, elle lui présente des coupures de presse au sujet de L.S, mélangées à des photos personnelles qu’elle écarte précipitamment. Zac, à qui les informations sur L.S. n’apprennent rien de nouveau, interroge alors Sandy sur les photos écartées, afin que la jeune fille ne soupçonne pas sa motivation réelle : observer les allées et venues de Lola au Zanzi Bar. Mais l’évocation des photos de famille la fait fondre en larmes et Zac, dérouté par cette émotion, commence à la caresser, la porte sur le grand lit et lui fait l’amour avec rage, tant il pense à Lola. Tristement, mais encouragée par les gestes tendres de Zac, elle évoque alors les souvenirs des paysages de son Montana natal, de sa vie à la ferme, de son père affaibli, de la venue de l’oncle à la voix douce et à l’énergie salvatrice, mais dont la gentillesse se transforme en harcèlement, jusqu’à un viol le jour de ses 13 ans. Elle raconte son adolescence saccagée, sa fuite jusqu’à son arrivée à New York. Zac, troublé par le chagrin de la jeune fille et écœuré d’avoir, lui aussi, cherché à contraindre une femme par la violence, n’a plus qu’une envie égoïste, fuir ce qui le met en face de son propre comportement.

11.

Martin, que ces digressions sexuelles dérangent, n’intervient pas, mais Zac perçoit son impatience et cherche à lui montrer qu’elles ne sont pas inutiles pour qu’il comprenne l’atmosphère dans laquelle évoluait Lola.

Des souvenirs lui viennent en mémoire, le Zanzi Bar déserté par la vamp, son détachement coupable envers Sandy. Il repense à ses longs joggings dans la ville jusqu’à Central Park, où il sent son corps reprendre des forces, et à cet après-midi où rentrant de Park vers Varick, il aperçoit à la hauteur de la 73ème Rue une femme chargeant sa voiture pour, sans doute, un départ en week-end, et qui, étrangement belle, ressemble à s’y méprendre à Lola, sauf qu’elle est aussi blonde que l’autre est brune.

12.

Deux femmes identiques peuvent-elles exister à New York, une question qui amène Zac à la pensée folle qu’elles ne sont peut-être qu’une seule personne, car comme par hasard, elles ont toutes deux disparu de la ville. Fasciné, il souffre à la fois de leur absence et de l’incompréhension que cette interrogation provoque en lui.

Cependant, cette douleur, se dit Zac, si elle lui rappelle la disparition de Claire, la femme qu’il a aimée à Paris et qu’il a soutenue dans la maladie et la mort, n’a pourtant aucune commune mesure avec ce drame passé et pensant au travail que lui a confié Lester, Zac reprend ses recherches d’artistes pour la future exposition parisienne. Il parcourt la ville up and down, explorant les quartiers de Manhattan et c’est au cours de ces longues marches, de Chelsea à Greenwich, qu’il se souvient de L.S., l’artiste mystérieux, et des paroles de la galeriste japonaise à son sujet : « seul son marchand en sait peut-être plus sur lui ». Il se met en quête de la galerie de Tom Roberts et, sans préambule, lui donne les raisons de sa visite. Amusé, celui-ci lui confie que L.S. a un agent qui lui fournit des toiles, mais qui désire que son nom, comme celui de l’artiste, ne soit pas dévoilé. Tom et Zac sympathisent et le marchand lui confie que cet anonymat ne lui pose aucun problème, car les toiles se vendent bien et il n’a pas l’artiste sur le dos ! Les deux hommes conviennent d’un rendez-vous quand Tom aura de nouvelles œuvres à lui montrer.

13.

Martin, que ces histoires de peinture semblent ennuyer, bâille et se cure les ongles car ce n’est pas, semble-t-il, ce qu’il cherche à savoir… Il relance maladroitement Zac qui, malgré tout, lui reconnaît une oreille attentive qui l’aide à retrouver le déroulement de faits dont il a oublié l’existence.

Revivre ces instants avec Tom Roberts permet à Zac de repenser à sa recherche d’artistes new-yorkais, en particulier de L.S., et donne corps à l’événement qu’il a mission de construire. Il se remet à écrire, cherche des titres à donner à l’exposition, heureux de pouvoir offrir à Lester, à son retour du Vermont, de la matière pour l’événement parisien.

Relativement serein, il fait un tour au Zanzi Bar, qu’il avait déserté, et constate que Sandy lui fait la gueule et que Lola est revenue ! Bien que toujours vêtue de latex noir, elle lui semble un peu différente. Son teint est plus coloré, ses yeux bleus semblent pétiller en le regardant… des changements qui troublent Zac et le confortent dans l’idée que, peut-être, la douce femme blonde et Lola ne font qu’une seule personne.

 

Chapitre #14

J’étais furieux d’avoir laissé partir Lola sans chercher à la suivre, sans avoir pu analyser ces petits changements qui n’avaient pas échappé au guetteur que j’étais devenu. Je rentrai chez moi bredouille, conscient de l’occasion ratée. J’essayai de mettre en application le principe que je m’étais fixé : dériver vers le travail lorsque ces histoires de nanas me prenaient trop la tête et écrire sur les artistes de ma future exposition. Je m’efforçai de retrouver les habitudes de mon ancien métier, réfléchir sur ceux qui m’avaient intéressé à New York, reprendre mes notes et à partir de nos conversations, considérer leurs aspirations, leurs questionnements, leurs doutes, tenter de rédiger des petits textes, préambule à la création du catalogue qui accompagnerait cette exposition, qui prenait de plus en plus corps dans ma tête.

L’appartement particulièrement confortable, le bureau équipé de toutes les nouvelles technologies, les espaces immenses dans lesquels je pouvais ébaucher une préfiguration d’accrochage étaient, grâce à Lester, des outils particulièrement favorables à cette élaboration. Une condition cependant : que ces deux femmes ne viennent pas constamment occuper mon esprit. Mais hélas c’était impossible !

Une insidieuse pensée s’était glissée dans ma tête : si Lola était de retour, qu’en était-il de l’autre, la blonde de la 73ème Rue ? Filer là-bas et rôder aux alentours pour vérifier cette hypothèse était une idée lancinante avec laquelle j’engageai une lutte perdue d’avance.

Une fin de matinée, alors que je revenais de Central Park où j’allais courir tous les jours, je fis un léger détour par la 73ème et je l’aperçus, bronzée, toujours aussi fraîche et décontractée. Elle était pratiquement dans la même tenue que la première fois, vieux jogging rose usé, cheveux au vent, bouclés, brillants, une démarche élastique de sportive, mais si sensuelle en même temps… Dieu que cette fille était désirable ! Ses bras étaient chargés de sacs en papier, pleins d’achats. Les légumes se mélangeaient aux fleurs, et elle avait coincé sous son aisselle droite un paquet de courrier que ses mains occupées ne pouvaient retenir. Quelle adorable désinvolture, pas de caddie, pas de panier à provisions, juste ses bras pour contenir l’envie du moment, acheter ce qui l’avait tentée.

Je la suivais à distance, fasciné par sa désinvolture, quand une enveloppe tomba de son petit chargement, sans qu’elle ne s’en aperçoive. La laissant prendre de l’avance, je ramassai ce signe, involontaire caillou du petit Poucet, émerveillé que la chance m’ait offert une telle occasion. Son nom, Jane Summers, y était inscrit ainsi que l’adresse, 130 East 73th Street, qui était bien celle où je l’avais aperçue la première fois.

Réfléchir c’était reculer, je fonçai, profitant de cette trop belle occasion. Je me précipitai, le courrier à la main, et entrai sans hésitation au 130 pour me trouver face à un cerbère aussi rébarbatif qu’il m’avait semblé délicieusement humain lorsqu’il aidait la ravissante occupante des lieux dans le chargement de la petite Volkswagen. Retrouvant mes ruses de journaliste pour ouvrir les portes de ceux qui voulaient me les fermer au nez, je fis mon numéro, jouant à la fois d’autorité et de charme, pour franchir la première barrière d’incommunicabilité et éveiller un doute chez mon adversaire. Inquiet soudain de manquer à ses fonctions alors que je prononçais le nom de la jeune femme et parce que j’avais un pli à lui remettre, il prit nonchalamment son téléphone, transmit le message et devant, sans doute, la réponse affirmative, il m’emboîta le pas pour pénétrer en même temps que moi dans l’ascenseur et m’observer avec la plus grande méfiance.

Au 17ème étage, tout en haut de l’immeuble, la porte s’ouvrit et Jane Summers apparut, auréolée par le soleil qui envahissait la pièce. Elle me regarda, surprise.

– Madame Summers, j’ai un pli à vous remettre, puis-je vous voir quelques instants ?

Je tentai de donner à ma voix toute la neutralité nécessaire tout en jetant un œil admiratif sur le superbe penthouse qui s’offrait à mes yeux.

– Oui, entrez. C’est bon, Mike, vous pouvez nous laisser.

 

Chapitre # 15

A l’évocation de sa rencontre avec Jane, Zac sent les battements de son cœur s’accélérer. Il repense aux premiers regards, aux premiers mots, à toute cette somme de premières fois. Il en oublie complètement Martin, qui sourit et l’écoute avec attention. Zac, un instant piégé par l’air séraphique de son interlocuteur, est sur le point de croire à sa sympathie mais la trop grande concentration de Martin sur ce qui touche Jane réveille sa méfiance. Il s’interroge : Cette espèce d’enfoiré, que cherche-t-il ? Et Jane, pourquoi ne vient-elle pas me voir ?

Il est maintenant persuadé qu’il est retenu ici contre son gré et que ce n’est pas la première fois. Il reconnaît l’endroit, il a déjà habité cette petite chambre ou  une autre identique. Il ne connaît que trop cette grosse limace de Serge et son sale regard et aussi la jolie silhouette de Michèle, rapidement aperçue par la fenêtre grillagée de sa cellule.

– Dites-moi, Martin, vous qui êtes si curieux, vous devez savoir ce que je fais ici et pourquoi je ne peux pas en sortir ?

– Vous êtes en effet retenu quelque temps dans cet établissement pour raison de santé. Mon but est de vous aider à sortir et non pas, comme vous semblez le penser souvent, de satisfaire une curiosité malsaine. Vous m’aidez, je vous aide, ça me semble correct. Pas vous ? Allez, Zac ! Revenons à votre histoire. Jane ouvre la porte et…

Décidément ce type a de la suite dans les idées et lui résister ne sert à rien. Après tout, Zac n’est pas mécontent qu’il l’aide à faire revivre chaque détail de son histoire, alors il poursuit :

« L’appartement de Jane était rayonnant, comme elle. Lumineux, immaculé, il s’ouvrait sur une immense terrasse où étaient installés deux grands lits à l’ancienne, fer forgé noir et coussins en piqué blanc, une sculpture en métal, quelques céramiques, une table basse en pierre, le tout noyé dans une profusion de plantes odorantes et colorées, seringa, jasmin, lilas, lantana qui animaient la gamme des verts des buis, thyms, lauriers. Un délicieux jardin, plus provençal que new-yorkais. L’intérieur, d’un luxe simple, privilégiait le confort. Chambre, bureau, cuisine, tout était visible d’un seul regard mais chaque lieu avait dans sa fonction une touche, une personnalité qui tenaient à des détails, mais d’importance. Pour la chambre, c’était la taille du lit, immense et les deux lampes qui l’entouraient, des Daum, merveilleusement veinés. Une énorme bibliothèque allant du sol au plafond, un trésor pour un amoureux des livres comme moi, délimitait le coin bureau équipé des dernières nouveautés en informatique. Pas de réelle séparation mais un claustra délimitait ce qu’on aurait pu pompeusement appeler le salon. Deux grands canapés blancs se faisaient face devant une cheminée au-dessus de laquelle Jane avait accroché ce que je reconnus avec stupéfaction comme étant… une toile de L.S.

L’hôtesse m’avait laissé faire ce tour du propriétaire sans un mot, sans se soucier de ce sur quoi se posait mon regard. De sa cuisine, elle aussi parfaitement fonctionnelle, elle me proposa un verre.

– Madame Summers, je me présente. Je m’appelle Zacharie Etchegary, je suis français. J’ai ramassé cette lettre que vous aviez laissé tomber dans la rue. Elle a été le merveilleux sésame qui m’a permis de vaincre votre cerbère.

– Mike, un cerbère ? C’est la gentillesse même. Eh bien, en ce qui me concerne, je n’ai pas besoin de me présenter puisque vous vous appropriez mon courrier. J’apporte juste une petite précision, je suis seulement Miss Summers. Je travaille comme lectrice dans une maison d’édition new-yorkaise et la lettre que vous avez là et que j’ai lue avant de la perdre m’annonce qu’un éditeur français auquel j’avais envoyé un manuscrit sous un pseudo vient de l’accepter. Je suis donc particulièrement de bonne humeur et votre intrusion, qui en d’autres circonstances m’aurait été insupportable, est aujourd’hui la bienvenue. C’est avec vous, donc, que je vais fêter cet événement. Du champagne ?

Je n’aurais jamais osé imaginer une entrée en matière plus agréable et cette coupe que nous levions à son futur livre, en mon for intérieur je la dédiai à notre rencontre et à tout ce que cet événement avait d’imprévu et de naturel à la fois.

Jane était cette femme ou cette partie de femme que je désirais depuis mon arrivée à New York. Elle en était la part positive, la part claire. Était-elle l’autre aussi ? Pour rien au monde, je n’aurais rompu le charme de l’instant en posant cette question, même si elle me brûlait les lèvres. Nous nous étions installés face à face sur les deux canapés et alors que je me préparais à meubler la conversation par des explications sur ma présence à New York, c’est elle qui commença à parler d’une façon tout à fait naturelle.

– Zacharie, vous ne pouvez pas savoir à quel point je suis heureuse de ce qui m’arrive aujourd’hui et de pouvoir en parler avec un compatriote car je suis à moitié française, vous savez…

Ne pas s’arrêter aux indices, aux similitudes. Lola était française aussi si j’en croyais Sandy, et surtout d’après le connard qu’elle m’avait jeté à la figure durant la scène des toilettes. Ne pas détailler non plus ce corps nonchalamment installé face à moi pour le comparer à la beauté de celui qu’une combinaison de latex révélait avec une impudique précision. Ne rien dire, se laisser porter par la douceur du moment, écouter.

-Mon gagne-pain c’est de lire des manuscrits toute la journée, ce qui est frustrant quand on veut écrire. Depuis mon plus jeune âge, j’écris des romans que je perds ou sur lesquels je capitule avant la fin. Des actes velléitaires, quoi ! Et puis, à force de lire les autres, on se dit que le bouquin qu’on écrit n’a aucun intérêt et que personne n’en voudra.

De peur de voir notre conversation se tarir et pétrifié par la crainte de succomber à la tentation de lui poser certaines questions, je lui dis bêtement :

– Vous écrivez en anglais ou en français ?

– En français, c’est ma langue maternelle et puis c’est la plus riche. Cette fois, j’ai enfin terminé l’histoire un peu folle et tout à fait imaginaire que j’avais en tête et j’ai envoyé le manuscrit à de bonnes maisons d’édition parisiennes avec une peur bleue de le voir refusé. Et voilà qu’il est accepté. Génial, non ?

Il y avait quelque chose de délicieusement enfantin dans cette femme, d’innocent mais en même temps d’extrêmement mystérieux qui tenait peut-être à la double vie que je lui prêtais, car je ne pouvais m’empêcher de penser qu’elle était aussi Lola. Pourquoi, par exemple, avoir signé son manuscrit d’un pseudonyme comme elle me l’avait dit tout à l’heure si elle ne cherchait pas à cacher quelque chose. Mais si elle était Lola, alors elle se moquait de moi en me recevant avec cette courtoisie et ce plaisir apparent. Cette histoire un peu folle dont elle parlait dans son livre avait-elle un rapport avec le comportement schizophrénique je lui prêtais ? Et l’évoquer, n’était-ce pas une façon de me mettre sur la piste ? Toutes ces questions se télescopaient dans ma tête et rendaient son attitude calme, détendue, encore plus insolite et surtout encore plus captivante.

A vrai dire, être près d’elle, découvrir sa façon d’être, de parler, m’emplissait d’un tel plaisir que je me serais uniquement laissé porter par cette atmosphère délicieuse si je n’avais craint de la voir écourter notre entrevue, aussi je me lançai dans des explications sur ma venue à New York. Je lui parlai de Lester, de mes découvertes artistiques, de la construction de cette future exposition pour Paris. Elle m’écoutait avec intérêt, sans paraître vouloir mettre fin à notre entretien. Elle était délicieuse, ses yeux d’un bleu pailleté – encore une similitude – s’étaient sans aucune gêne posés sur moi dès le début et ne me quittaient plus. Peu m’importait après tout qu’elle fût Lola ou Jane. J’avais devant moi la plus belle et la plus désirable des femmes et je ne pensais qu’à une chose, prolonger le plus possible la douceur d’être à ses côtés.

Cependant, continuer à parler de moi et New York devenait chaque minute plus difficile dans la mesure où je ne voulais pas aborder le sujet de mes errances citadines, de mes longues stations dans les bars de peur que mon interlocutrice, à cet instant si détendue, ne se ferme et me congédie. Je craignais de voir s’installer entre nous un de ces silences qui, s’ils ne sont pas rompus par un contact physique immédiat, laissent une rencontre aller doucement vers une impasse. J’étais conscient qu’un geste retardé risquait de devenir un geste impossible, une occasion négligée de ne plus avoir de chance de se représenter et pourtant j’avais si peur de revivre cette scène des toilettes du Zanzi Bar que malgré ces circonstances bien différentes, j’étais pétrifié et j’accumulais les banalités.

Jane me sortit d’embarras en me proposant tout naturellement de l’accompagner à l’anniversaire d’un ami sculpteur pendant le week-end, ce que j’acceptai avec enthousiasme. Ayant retrouvé ma voix, je la quittai, prétextant un rendez-vous urgent que sa délicieuse compagnie m’avait fait oublier un instant. Cette excuse bidon amena un sourire narquois sur ce charmant visage que je ne cherchai pas à analyser tant j’avais hâte de ne pas gâcher ces derniers instants.

Chapitre # 16

Tous les pores de ma peau, toutes les circonvolutions de mon cerveau me disaient que j’étais complètement amoureux. En descendant vers la ville d’en bas, je me remémorai tout d’elle, son corps, les petits plis autour de ses yeux, sa voix chaude si différente du timbre nasillard de ces beautés américaines qui me laissait imaginer des roucoulades plutôt discordantes au lit. Je marchais d’un bon pas, heureux de vérifier la tonicité de mon corps, l’élasticité de ma démarche et conscient que ces qualités n’avaient pas échappé au regard perspicace de Jane. Que signifiait cette invitation? De la curiosité, une certaine attirance ou simplement la satisfaction d’éveiller en moi un désir non dissimulé, contrairement à l’attitude des hommes de cette ville, qui cachaient leur appétit sexuel sous une apparente indifférence. Peu importait après tout pourquoi Jane m’invitait, elle m’invitait, un point c’est tout. Loin de moi les questions sur Lola, sur L.S., seule m’importait désormais l’exquise pensée que d’ici deux jours à peine j’allais passer une soirée entière avec elle.

Le samedi venu, j’allai la chercher vers six heures chez elle. Mike se fit un plaisir de traîner avant de l’avertir de ma présence dans le hall. Alertée enfin, elle arriva très vite, divinement belle dans une petite robe verte à pois, toute simple, négligemment boutonnée devant et taillée comme ces blouses de nos paysannes, mais dans un tissu soyeux qui caressait négligemment ses formes. Elle avait relevé ses cheveux comme lorsque je l’avais aperçue pour la première fois, maquillé son visage avec soin. Je remarquai la beauté de ses pieds longs et musclés chaussés de sandales vertes, à fines lanières. Cette tenue, peu tapageuse, peu habillée mais élégante et sensuelle allait sans aucun doute, rendre les autres invitées de la party incolores ou outrageusement voyantes.

Un taxi jaune, délabré nous conduisit à tombeau ouvert jusqu’au 47 Canal Street où contrairement aux précautions sécuritaires des beaux quartiers, la porte de l’immeuble était ouverte. Un énorme monte-charge nous jeta dans un bruit infernal qui n’était autre que l’ambiance chauffée à blanc du lieu, bondé, sans climatisation, où il fallait hurler pour se faire entendre, ramper pour atteindre le buffet avec, d’étape en étape, effusions, cris et baisers pour accueillir Jane et tenter de la retenir dans sa progression vers le maître et la maîtresse de maison. J’étais surpris de voir combien cette femme avait de relations, d’amis, enfin de constater son succès, ce qui n’allait pas me faciliter la tâche, moi qui voulais à tout prix capter son intérêt. Jane ne semblait pas attacher d’importance à ces épanchements. Elle avançait vers ce grand garçon à la longue tignasse nouée en catogan et à la peau basanée qui semblait l’attendre avec un plaisir évident. Je la vis l’embrasser, le toucher avec une familiarité déconcertante pour l’amoureux transi et déjà jaloux que j’étais, mais elle manifesta autant de ferveur à la belle femme qui était à ses côtés. Quand je l’eus péniblement rejointe dans la cohue, elle se tourna vers moi.

– Ramon, Mary, je vous présente Zacharie, un ami français qui est à New York pour quelque temps…

Enchanté qu’elle donne déjà à ma présence dans cette ville une certaine durée, je hurlai un «heureux de vous rencontrer» au couple qui était déjà happé par d’autres arrivants. Alors Jane sortit de son sac un petit paquet qu’elle glissa dans la main de Ramon avec un bon anniversaire prononcé d’une voix blanche, faussement indifférente qui me fit redouter le pire. Ramon déchira l’emballage, entrouvrit la boîte et se précipita sur Jane qu’il entraîna vers un couloir où je les perdis de vue.

Je restai interdit jusqu’à ce que Mary, négligeant les autres, fonde sur moi, me fourrant d’office un énorme verre de whisky dans les pattes.

– Zacharie, que venez-vous faire à New York, me dit-elle en m’observant de la tête aux pieds, sans la moindre retenue.

– Je me rappelai alors que Jane, dans le taxi, m’avait dit que Mary était psychiatre et, vacciné contre ce genre de fréquentation depuis Lariboisière, je tentai de m’écarter d’elle pour  me soustraire à son regard inquisiteur, mais elle ne me laissa pas partir.

– Je vous ai posé une question, Zacharie, et j’aime bien qu’on me réponde. Jane m’est aussi chère qu’à Ramon, vous savez, aussi je veux connaître qui l’accompagne.

Conscient d’être l’invité de cette femme, je ne pouvais décemment pas me soustraire à ses questions. Je lui racontai mes rapports avec Lester, ma quête d’artistes inconnus pour monter mon projet parisien, ma rencontre avec Jane en omettant évidemment le stratagème dont j’avais usé pour l’aborder. Elle me décocha un sourire énigmatique et continua à m’observer avec la même impudeur, cherchant à me faire comprendre qu’elle connaissait cliniquement, dirais-je, ma fragilité. Je ne tombai pas dans le piège de la confidence sur ma santé, ayant gardé de mon séjour à l’hôpital une sainte méfiance des psys…

– Maintenant venez, nous allons voir ce qu’ils font !

C’était pour le moins direct mais je ne pouvais pas déceler sur ce visage étrangement beau mais glacial une quelconque émotion qui puisse me donner une indication sur ses sentiments. Était-elle furieuse d’avoir vu disparaître Ramon et Jane de la sorte ? Eux, étaient-ils amants ? Elle, était-elle jalouse ? Et moi, dans tout ça, quel rôle me faisait-on jouer ? Je n’aimais pas la tournure que prenaient les événements mais je la suivis quand même, elle ne me laissait pas le choix.

Le couloir où j’avais vu disparaître Ramon et Jane débouchait sur une immense pièce en verrière qui n’était autre que l’atelier de Ramon. Au milieu du désordre inouï d’une accumulation de vieilles ferrailles, de télévisions éclatées et d’objets de tout acabit où seules les machines, poste à soudure, tronçonneuse, plieuse, ponceuse trônaient, ils discutaient, lui nonchalamment appuyé au petit chariot électrique lui servant à transporter ses sculptures, elle juchée sur un tabouret d’architecte installé à côté de la table à dessin.

Ils n’avaient pas bronché à notre arrivée, qui ne semblait en aucun cas les déranger, et continuaient leur conversation sans faire aucun cas de notre présence. Je remarquai seulement que le petit paquet avait disparu et que le regard de Mary le cherchait aussi.

– Vous exagérez quand même. Tous nos amis sont là et vous vous éclipsez !

– On parlait boulot, simplement. J’en ai marre de tous ces gens à qui je n’ai rien à dire…

Je n’arrivais pas à décerner si Mary en les voyant ainsi, était en colère ou non. Plutôt amusée, me semblait-il. Moi, je n’y comprenais rien. Assez perspicace habituellement face aux comportements des individus, je n’arrivais pas à savoir si j’étais là devant une scène de ménage, devant des amants surpris ou simplement deux copains en train de discuter. Un homme d’une soixantaine d’années entra et fut chaleureusement accueilli. C’est Gédéon, dirent en chœur les trois personnages.

– Il est peintre mais il ne peint que des queues !

Ramon riait beaucoup en disant ça et Gédéon souriait à cette boutade, visiblement sous le charme de ce grand mec au physique d’Indien Apache de western. Je n’étais pas indifférent, quant à moi, à la force des sculptures qui jonchaient le sol de l’atelier, amoncelées sans soin, fortes par leur violence avec pourtant un petit côté déjà-vu qui n’arrivait pas à totalement me convaincre. Moins par conviction que pour plaire à Jane, une preuve s’il en fallait de mon précoce dérapage sentimental, je proposai à Ramon de participer à ma future exposition, ce qu’il accepta avec une apparente indifférence. Jane continuait à sourire, énigmatique, et Mary commenta :

– Vous aussi vous succombez au charme de Ramon, mon cher Français!

Pendant ce temps le doux regard de Gédéon avait lentement glissé de Ramon à moi et me détaillait avec délectation, comme le ferait un enfant face à une friandise. J’avais l’habitude de déclencher chez les homosexuels cette attention gourmande et autrefois je m’en amusais jusqu’à leur laisser croire, avec une certaine perversité, qu’ils pourraient arriver à leurs fins. Une drôle d’attitude, en fait, pour quelqu’un comme moi qui adorais les femmes et n’avais jamais désiré un homme, mais un goût sans doute pour le pouvoir qu’on peut avoir envers ceux dont on sait ne rien risquer…

Il n’y avait pourtant rien de concupiscent dans le regard de Gédéon, juste un besoin de chaleur qui me touchait. J’avais envie de connaître sa vie, de découvrir sa peinture comme je voulais savoir quels étaient les rapports qui liaient Jane à Ramon et Mary. Etaient-ils sexuels ? Dans ce cas, qui était réellement cette Jane sur laquelle se glissait parfois en calque, l’image de Lola ? Ce qui m’avait semblé lumineux dans sa personnalité m’apparaissait soudain comme trouble et impénétrable. Trop de questions se télescopaient dans ma tête et j’avais besoin de me retrouver seul à seul avec elle pour essayer d’y mettre un peu d’ordre. Gédéon, percevant sans doute mon malaise, m’offrit élégamment une porte de sortie :

– Je ne suis pas un jeune artiste, Zac, c’est donc sans l’espoir d’être choisi pour votre exposition que je vous invite à venir voir mon travail, mais j’aimerais votre avis…

– Tu dois y aller, Zacharie, si tu veux je t’accompagnerai. En attendant, je suis crevée, il fait trop chaud ! Si on rentrait…

Oui, oui, on rentre, mon bel oiseau et tout de suite même, tu es merveilleuse de me tendre ainsi la perche ! Voilà ce que voulais crier mais je dis simplement :

– Oui, je vous accompagne.

 

Chapitre # 17

Je le sens mal à l’aise, mon Martin. Est-ce l’évocation de mes succès avec les homos qui l’agace ? Mais son attention ne baisse pas, on dirait un chat guettant un oiseau. Il est tout tendu, n’ose pas bouger et j’entends presque les questions qu’il s’empêche de me poser : il y aurait une histoire de pédé là-dedans que ça ne m’étonnerait pas… Voilà à peu près ce qui tournicote dans sa tête, à Martin, mais il me connaît, maintenant, et il veut à tout prix éviter de me mettre en colère, alors il se tait. Je lui en suis reconnaissant car j’ai tant d’émoi à évoquer ces premiers moments avec Jane que s’il s’aventurait à poser ses grosses pattes sur mon histoire, je crois que je lui casserais la gueule.

Son silence me permet de ne pas perdre le fil, de me remémorer ce délicieux moment où je me retrouvai dans la rue, Jane à mes côtés, loin de l’atmosphère irritante de la soirée.

« La chaleur était étouffante et nous avions décidé de remonter vers chez elle en partie à pied jusqu’à ce que la fatigue nous fasse héler un taxi. J’étais heureux de constater que son pas s’accordait au mien avec souplesse, qu’elle semblait, pour me suivre, ne faire aucun effort et que nous pouvions, tout en avançant vite, continuer à parler avec la même aisance qu’assis sur ses grands canapés blancs. Je la laissai mener la conversation car je craignais de révéler par des questions qui pourtant me brûlaient les lèvres, combien l’attitude de ses amis et ses rapports avec eux m’avaient dérouté et lui dire le malaise dans lequel ils m’avaient plongé.

– Pourquoi as-tu proposé à Ramon de participer à ton expo alors que tu n’aimes ni l’homme ni son travail ?

Jane pour la deuxième fois me tutoyait et ce faisant, elle me perçait à jour avec une perspicacité étonnante.

– Pourquoi dis-tu ça, j’ai trouvé son travail intéressant mais en effet, la personnalité du bonhomme m’a un peu échappé…

Je l’avais immédiatement tutoyée moi aussi pour ne pas perdre cet acquis et j’essayai de poursuivre sur la soirée, mais Jane brusquement changea de sujet et me dit qu’elle avait envie de se retrouver dans sa petite maison de Long Island, loin de toute cette agitation inutile. Et moi donc ! Si seulement elle m’invitait à l’accompagner je serais le plus heureux des hommes.

– Si on y allait demain, Zac ? Pour fêter mon bouquin et pour nous plonger dans la mer, manger du poisson, des clams, écouter de la musique…

N’en jette plus, Jane, pensai-je, sinon je vais hurler de bonheur, me précipiter sur toi, t’embrasser à pleine bouche, toucher ton corps que je désire tant, déboutonner cette petite robe qui te couvre à peine, comme ça, en pleine rue, avec la même violence que lorsque que je me suis jeté sur Lola, mais avec tant de tendresse, tant d’amour en plus. Je dis seulement oui, tout doucement et elle prit ma main et embrassa mes doigts, un à un, puis les passa sur son visage. Nous étions dans la Sixième Avenue, déserte à cette heure, et devant la murette d’un petit snack aux néons déjà éteints, je la pris dans mes bras et avec la même douceur j’embrassai ses lèvres entrouvertes, caressai ses seins tout en lui murmurant l’envie que j’avais d’elle tout entière.

– Attends que nous soyons là-bas. Tu verras, la maison est plaisante. On fera l’amour un jour entier si tu veux, sans s’arrêter. Je te ferai jouir comme jamais, mon petit Français.

Disant cela, elle caressait mon sexe à travers mon jean et fouillait ma bouche avec sa langue chaude et douce pendant que j’embrassais ses seins libérés de leur enveloppe de soie par mes doigts experts. Elle à moitié nue et moi en prise à une érection sauvage, nous étions prêts à faire l’amour contre ce petit mur, en pleine rue, sans nous soucier de qui que ce soit. Elle m’arrêta pourtant brutalement en me disant : Attends, attends…Chaque fois plus vite, plus fort, jusqu’à ce que ce mot devienne un ordre, un refus agressif d’aller plus loin. Ce brusque changement et une froideur soudaine firent resurgir une autre scène, celle du Zanzi Bar, et l’image de Lola s’imposa à nouveau à mon esprit. Qui était-elle, cette Jane, pour mener le jeu de cette façon ?

– Je suis fatiguée, tu sais, alors ce n’est pas une bonne façon de commencer quelque chose et puis nous n’avons plus l’âge de baiser dans la rue…

L’avait-elle déjà fait, malgré ses airs ingénus ? Son langage me semblait soudain plus cru, plus dur. Employant moi-même facilement le mot baiser j’étais toujours un peu choqué, malgré toutes mes expériences, de l’entendre dans la bouche d’une femme qui ne soit pas une professionnelle. Perplexe, je levai le bras pour arrêter un taxi dans lequel elle s’engouffra sans me laisser la suivre. D’une voix redevenue étrangement douce elle murmura :

– Viens me chercher demain, nous allons passer trois jours très chauds ensemble dans ma petite maison de Long Island.

Chapitre # 18

Cette soirée m’avait laissé un goût amer dans la bouche. Être à la fois amoureux et envahi des soupçons les plus fous n’avait rien de confortable et le bonheur de savoir Jane toute à moi pour deux jours se trouvait étrangement terni par la façon dont elle m’avait congédié après m’avoir outrageusement allumé. Encore une fois, qui était cette femme pour changer du tout au tout en quelques instants et avoir, alors qu’elle paraissait si sage, de bien étranges comportements. Trop de questions encombraient ma tête pour me laisser passer une bonne nuit, aussi je décidai d’aller faire un tour du côté du Zanzi Bar, histoire d’en apprendre un peu plus sur Lola que je ne pouvais m’empêcher, dans ces moments difficiles, de rapprocher de Jane.

Rien n’avait changé au Zanzi en si peu de temps. Sandy semblait heureuse de me voir et elle me prépara, avec un petit sourire, ma boisson favorite. Les Marseillais jouaient toujours aux cartes et David régnait derrière son bar, auréolé de sa sympathique désinvolture.

Je me sentais étrangement bien dans ce lieu qui n’était que neutralité et ce sentiment de confort devait se lire dans mes yeux, car David me demanda, avec une certaine chaleur cette fois :

– Alors, Zac, quoi de neuf à New York depuis l’autre jour ?

Je lui racontai ma rencontre avec Jane, mais à voix basse pour que Sandy n’entende pas, puis mes projets pour le week-end.

– Chouette façon de passer ce putain de mois d’août, hein, Zac ! », me dit-il avec un clin d’œil…

J’acquiesçai d’un petit mouvement de tête tout en sirotant mon Martini pour faire passer le temps, incapable de me retrouver seul dans mon loft à attendre le lever du jour. Sandy vint à ma rescousse en me proposant de la raccompagner et j’acceptai un dernier verre chez elle tout en lui disant que j’étais trop fatigué pour toute autre chose… Elle sourit à cette flagrante inélégance mais eut la gentillesse de faire semblant de croire à mon excuse. Mon dernier  Martini chez elle eut raison de ma résistance et je m’endormis à ses côtés, épuisé par mes émotions. Je me réveillai en sursaut vers les dix heures et abandonnai sans explication ma pauvre hôtesse pour courir chercher mon sac à Varick et héler un taxi pour cueillir Jane à onze heures comme convenu.

La petite Volkswagen était déjà devant la porte de l’immeuble, décapotée telle que je l’avais vue la première fois. Par miracle, toutes mes craintes s’étaient évanouies avec la nuit et j’étais entièrement au bonheur de retrouver Jane, que je vis apparaître chargée de paquets et aidée de Mike, qui feignit de ne prêter aucune attention à ma présence. Il portait, comme je l’avais vu le faire la fois précédente, le précieux panier en bambou duquel sortit un  charmant miaulement qui expliquait la délicatesse avec laquelle l’objet était manipulé.

– Tu n’avais pas encore fait la connaissance d’Othello -, me dit Jane avec un sourire charmeur. Il devait courir sur le toit lors de ta première visite. J’espère au moins que tu aimes les chats !

Pourquoi me disait-elle au moins comme si j’avais déjà avec elle un contentieux ? Une façon sans doute de me rappeler que la veille, une ombre s’était glissée dans nos rapports.

– J’adore les chats et en principe, ils me le rendent bien – fut ma réponse qui resta sans écho, car Jane avait mis le moteur en route, ce qui, vu l’âge de la voiture, laissait peu de place à la conversation. En passager docile et heureux malgré la petite remarque, je suivais avec attention le chemin qu’elle empruntait, n’ayant encore jamais mis les pieds à Long Island et curieux de connaître le petit paradis que me promettait ma sirène.

Laissant la 75ème Rue derrière elle, la petite auto se dirigeait vers la 96ème par FDR, à l’entrée duquel il nous fallut poireauter un long moment au feu, ce qui me permit de contempler le ravissant profil de mon chauffeur. Mon pilote emprunta ensuite Triborough Bridge pour rejoindre Long Island Expressway (495) et adopter une vitesse de croisière qui, malgré le bruit, permettait la conversation. Le transport en automobile n’étant pas cependant le plus confortable endroit pour faire connaissance, je me limitai à des considérations d’ordre général non sans glisser, de temps en temps, quelques questions que j’espérais anodines pour essayer d’en savoir plus sur cette agréable personne qui, apparemment, m’accordait ses faveurs. Si la fine mouche n’était pas dupe de mes travaux d’approche, ce que laissait entendre son léger sourire, elle s’y prêtait en tout cas de bonne grâce et m’éclairait petit à petit sur sa vie.

Elle avait hérité cette maison à Long Island de sa mère, qui avait trouvé la mort un soir où ivre-morte, elle avait laissé brûler une cigarette dans son lit, ce qui consuma lentement le matelas et provoqua son asphyxie. Jane me livrait ce douloureux récit d’une voix monocorde qu’elle voulait sans émotion, mais j’observai au coin de son œil une petite perle brillante qui ressemblait bien à une larme. Elle avait abandonné en tout cas son petit sourire ironique pour poursuivre son récit. J’appris que son père était français et médecin. Professionnellement amené à participer à de nombreux congrès de par le monde comme spécialiste en médecine tropicale, il avait rencontré à Dakar Laura, la mère de Jane, qui suivait ce même congrès en tant que grand reporter. Jane s’interrogeait encore sur ce qui avait pu rassembler ces deux êtres, mais le fait était que sa mère, la tumultueuse, la rebelle Laura, était tombée follement amoureuse de cet homme si différent d’elle, chercheur introverti et sage et qu’elle l’avait entraîné à New York où ils avaient vécu des jours et des nuits de folie. Puis le père d’Jane était rentré à Nice où il exerçait, laissant, non sans regret, cette femme qu’il aimait mais qu’il savait si peu faite pour la vie bourgeoise d’un médecin en province. Pourtant un beau matin, Laura, un petit sac à dos sur l’épaule, débarqua à Nice pour lui annoncer tout simplement : « Étienne, je viens t’épouser ! » Lui qui la croyait perdue à jamais ne lui avait pas laissé le temps de changer d’avis et ils s’étaient mariés sur-le-champ. Jane était née de cette passion et était devenue l’enjeu de ce couple si peu assorti. Laura, qui s’efforçait de tenir son rôle d’épouse, compensait ses désirs d’extravagance et de liberté contrariée en élevant sa fille comme un garçon, l’obligeant à pratiquer tous les sports, tout en exigeant d’elle qu’elle suive une formation artistique et qu’elle y soit brillante. Elle s’était efforcée de coller à ce modèle mais elle se préférait dans les yeux de son père, qui la voyait simplement comme une fille intelligente, douce et sensible.

Jane, qui avait dévidé cette histoire d’un seul trait, sans y mettre le moindre accent émotionnel, se tourna alors vers moi et sans plus se soucier de la route me dit : «Toute ma vie, j’ai essayé de répondre à l’amour de mon père et je me suis efforcée d’épater ma mère, c’était épuisant ! »

J’étais si profondément ému par ses confidences que je n’avais pas vu passer le trajet. J’y prêtais à nouveau attention lorsque la petite Volkswagen quitta l’autoroute pour s’engager vers The Sunrise Highway où Jane se mit à conduire plus doucement. C’est plein de cops, enfin de flics, me dit-elle en souriant.

Son ton avait perdu de sa gravité pour redevenir enjoué et rieur et je me laissai aller au bonheur de l’instant, conforté par la confiance qu’elle m’avait accordée et séduit par la beauté du paysage. Nous empruntions de petites routes qui couraient au milieu de champs de pommes de terre, ponctués de tours et de vieilles maisons construites en lattes de bois. Je suivais sur la carte posée sur mes genoux la configuration étrange de cette île qu’on appelait Long Island, ancien territoire des Indiens dont certains villages et petites villes avaient gardé le nom, Amagansett,  Sagaponack, Montauk… Parvenus à Wainscott un endroit plus riant que ne laissaient penser les récits de Dickens, Jane, comme un cheval qui sent l’écurie, se mit à accélérer pour arriver plus vite au bord de l’océan.

 

 

 

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