"La Colonne Vertébrale Brisée", Frida Kahlo
"La colonne vertébrale brisée", Frida Kahlo

La radicalité dans le rapport entre l’art et le corps

« Alison Lapper enceinte », Marc Quinn

Quelques repères

 Le corps a toujours été présent dans l’art, mais ses représentations n’ont cessé d’évoluer, au gré des fascinations pour ses fonctions, des tabous l’entourant, des religions l’emprisonnant, des idéologies qui ont soutenu ses images et son rôle. Et bien entendu, au gré du regard que les penseurs et les artistes ont porté sur lui. Comme toujours, les artistes n’ont pas seulement exprimé les changements qui bouleversaient la société, ils les ont anticipés, façonnés.

La radicalité contemporaine dans le rapport au corps n’a pas surgi de nulle part, du jour au lendemain. Elle est le fruit d’un très long cheminement, et si l’on n’en retrace pas, même sommairement, les grandes étapes, il n’est pas possible d’en comprendre tous les ressorts cachés. Le cheminement du rapport entre le corps et la radicalité exprime le cheminement du regard sur le monde.

Mais de quoi discute-t-on lorsqu’on parle de « radicalité » en général ?

Il existe plusieurs définitions :

La 1ère est de qualifier de radicalité ce qui est relatif à l’essence de quelque chose, à la racine même. Le terme dérive en effet de radix/radicalis en latin, ce qui signifie « racine ».

La 2ème définition de la radicalité, comme un prolongement de la première, vise ce qui concerne le principe premier, celui qui est à l’origine d’une chose ou d’un phénomène. Est radicale la démarche qui débusque ce mouvement premier, le décortique et, au besoin, lutte contre lui.

De façon logique, on trouve une troisième définition de la radicalité : ce qui produit une action décisive sur les causes profondes d’un phénomène. Dans cette approche, la radicalité caractérise essentiellement un passage à l’acte. Celui-ci intervient lorsque l’idée n’est plus l’objet de discussion tant les avis sont déjà figés et inconciliables : on ne dialogue plus, on entre dans une relation en actes.

Dans une dernière acception du terme, si l’on excepte celles relatives au monde mathématique, la radicalité se lit au travers d’une définition somme toute banale et désormais commune : est radical ce qui va jusqu’au bout, ce qui tire toutes les conséquences d’un choix initial. Le terme prend ainsi le sens de complet, de total, d’absolu, voire d’extrême.

Nous allons voir que la radicalité dans le rapport entre le corps et l’art, notamment contemporain, emprunte à pratiquement chacune de ces définitions. C’est dire que le sujet est complexe.

Il me semble que l’on peut schématiquement distinguer cinq façons dont le corps a été appréhendé au long de l’histoire de l’art : le corps esquissé, le corps idéalisé, le corps révolté, le corps réinventé, le corps illimité.

Voici donc comment sera bâti mon propos. D’emblée, je précise humblement que je ne prétends nullement être exhaustif, car il s’agit seulement d’un exposé, parce que je ne suis pas un historien de l’art et parce que le sujet est particulièrement riche et dense. Je ne vous présenterai que des repères, avec ce que tout choix comporte de lacunes et de subjectivité. Évidemment, ces choix ne minimisent en rien l’importance de tout ce que je ne citerai pas. Les repères que j’évoquerai auront pour objet de comprendre ce qui est en jeu et de ne pas aborder les œuvres radicales d’hier et d’aujourd’hui sous un prisme simplificateur, pour ne pas dire caricatural : n’exerçons pas une radicalité sur la radicalité…

LE CORPS ESQUISSÉ

Depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours, le corps humain, nu ou vêtu, a été un des thèmes les plus traités dans l’art, bien qu’il faille noter, comme le relève François Julien qui est un philosophe français spécialiste de la pensée de l’Empire du Milieu, que le corps a été le grand absent de cette autre grande peinture du monde qu’est la peinture chinoise.

De même, dans l’art africain, le corps a longtemps été peu représenté, non par pudeur car la nudité, pour des raisons socio-politiques, y a longtemps été de rigueur. Le crâne en revanche a occupé une grande place, comme siège bien sûr de la pensée mais encore de toute la personnalité, et comme lieu de pratiques magiques et religieuses. Cette faible place de la représentation du corps dans l’art africain n’empêchait pas une esthétique du corps lui-même, tandis que scarifications et tatouages avaient pour fonctions de garantir la procréation et de protéger.

Dans la Préhistoire du continent européen on trouve également peu de représentations humaines alors que le bestiaire est omniprésent au travers des peintures rupestres. Lorsqu’il était représenté, le corps humain était maladroitement figuré, il apparaissait de manière synthétique et schématisée au moyen de signes abstraits et géométriques : triangles, ovales, traits, rectangles… Le corps représenté avait quelque chose de surnaturel, comme si les artistes avaient voulu incarner dans la forme humaine les images qu’ils se faisaient des dieux et des esprits. Mais peut-être que ces premiers artistes voulaient cacher aux dieux la forme précise des humains, par une forme de superstition ? Ou peut-être exprimaient-ils déjà une volonté non d’imiter la nature mais de rivaliser avec elle, selon le mot de Malraux ?

Dame de Brassempouy »

Lorsque le corps a commencé d’apparaître moins confusément dans l’art de ces époques reculées, c’est au travers du corps des femmes et dans la partie centrale de ce corps car c’est celle-ci qui était toujours sur-représentée : les seins, le ventre, les fesses, les cuisses et le sexe. En revanche, les bras, les mains, les pieds et, de façon moindre, les jambes, semblent oubliés, ou alors ils sont à peine esquissés. C’est, d’une certaine façon, un brouillon de radicalité par rapport à une figuration fidèle des personnages qui sont peints ou dessinés. D’autant que les traits du visage n’apparaissent pas, sauf dans quelques rares cas, telle la célèbre Dame de Brassempouy qui date du Paléolithique supérieur et qui constitue l’une des plus anciennes représentations de visage humain que nous connaissions.

La représentation du corps féminin, largement dominant, était en général réalisée autour du thème de la fécondité.  Entre Tigre et Euphrate, c’est-à-dire en Mésopotamie, tout était analysé comme un message divin et tout geste humain revêtait une fonction sacrée. La fécondité était a fortiori considérée comme un don du Ciel voire une grâce.

S’agissant de l’Égypte ancienne, très religieuse et polythéiste pour l’essentiel de son histoire, les figurations mélangeaient hommes et dieux, et mélangeaient tous ceux-ci avec les animaux. La fascination pour l’animal restait vive et, à un moment, elle a même connu un fort regain dans l’art, comme si les humains, tout en cherchant à se distinguer de l’animal avaient eu du mal à s’en détacher. On pense aux figurations d’hommes ailés à tête de chat, à ces femmes à tête d’oiseau ou à ces lions à tête d’homme.

Puis vint, lentement, le temps du corps retrouvé et même idéalisé.

LE CORPS IDÉALISÉ

L’Antiquité gréco-romaine sera l’âge du triomphe de l’idéal de beauté et de la magnification des corps. C’est en Grèce qu’a lieu la première révolution dans la représentation de la figure humaine. L’artiste grec cherche à rendre compte du corps de l’homme tel qu’il le voit dans la réalité. Avec les progrès des connaissances anatomiques, il veut montrer les muscles, la structure osseuse, l’articulation de ses membres. Mais en même temps, ce corps garde toujours le souci d’une certaine idéalisation.

Selon les époques de cet âge antique, apparait d’abord le souci de la géométrie, c’est-à-dire la symétrie et l’harmonie des proportions, puis se construit une codification de la figuration humaine. Désormais on recherche l’articulation entre le haut et le bas du corps : la ligne des épaules devient parallèle à celle du bassin, la cuisse gauche est en avant, le poids du corps est également réparti sur les deux jambes : il n’y a pas encore de déhanchement. Le mimesis, l’imitation, est poussé le plus loin possible, même si les représentations du corps sont empreintes d’idéalisation au travers de figures de héros, d’athlètes, et de dieux. Les bases du débat entre idéalisme et réalisme sont ainsi posées, tandis que le style de la sculpture évolue vers de plus en plus de maniérisme.

Puis viendra le goût du mouvement du corps qui se remarque par exemple sur les amphores panathénaïques datant du 3ème siècle avant notre ère et qui montrent des hommes qui courent, leurs muscles étant soulignés par des traits fins. Puis viendra l’attention portée à l’expression des émotions.

Dans l’art romain, l’artiste cherchera non seulement la vraisemblance, mais encore la ressemblance, par exemple dans les portraits d’empereurs. La représentation du corps était à la fois réaliste et naturaliste.

Ce corps idéalisé de l’Antiquité va connaître un regain à l’époque de la Renaissance. Cette nouvelle glorification du corps marque une rupture décisive avec la représentation du corps de la fin du Moyen-Age. On recommence à représenter des nus, et de nouveaux progrès dans les connaissances anatomiques permettent une représentation plus fidèle du corps humain. Chacun a en tête l’obsession de Michel-Ange pour la précision anatomique.

« Eva prima Pandora », Jean Cousin l’Ancien

Les femmes, généralement jeunes, n’ont plus l’aspect maigre qu’elles avaient au Moyen-Âge. Au contraire, leur aspect pulpeux est somme toute réérotisé. On pense à Eva Prima Pandora  de Jean Cousin l’Ancien, peinte vers 1549-1550, mais aussi, bien sûr, à la Vénus de Botticelli.

Un peu plus tard, les corps opulents vont laisser la place aux corps musclés, dans une sorte de retour aux canons antiques. À cet égard, les hommes sont très souvent représentés. Le David de Michel-Ange en est évidemment l’exemple le plus marquant – et le plus connu.

Les artistes cherchent à nouveau à figurer l’homme parfait, qu’il s’agisse justement de cette musculature mais plus généralement de ses proportions, sans oublier la forme de son visage dont l’ovale est soigné, et dont le nez est droit. Mais c’est en vérité davantage le souci de l’harmonie et de la beauté qui l’emporte que celui du réalisme. Le célèbre dessin de Léonard de Vinci – dit L’homme de Vitruve – et qui représente un homme, jambes et bras écartés, inscrit dans un cercle et un carré, est un dessin géométrique fondé sur des rapports de proportion.

« Portait of a Man », Angelo Bronzino

A la fin de la Renaissance, le maniérisme, en réaction à l’hégémonie de la perfection classique, envisage une nouvelle représentation. En Italie, les principaux représentants de ce mouvement sont Pontormo, Parmigianino, Bronzino, Arcimboldo. Ils puisent leur source d’inspiration chez Raphaël et Michel-Ange, mais en privilégiant une sorte d’artificialité par des arabesques, une accentuation du mouvement et la gestuelle.

C’est contre cette idéalisation, et encore plus contre cette artificialisation, que vont bientôt se révolter des artistes. D’autant que la figuration du corps va se trouver enfermée dans des carcans par l’Église.

LE CORPS RÉVOLTÉ

La magnification du corps telle qu’on l’a connue avec les Grecs et d’une certaine façon lors de la Renaissance, va connaître un coup d’arrêt. Avec le triomphe de la chrétienté, la glorification de la beauté pour la beauté s’étiole voire s’évanouit. Ce qui importait alors et allait même devenir absolument impérieux, c’était d’illustrer la parole de Dieu. Certes, à côté de la thématique des Évangiles, celle de la mythologie était tolérée et fréquemment utilisée. Mais il n’était pas possible d’aborder librement les messages et encore moins de les traiter à sa guise, notamment après le Concile de Trente, en 1542, lorsque, face à la montée de la critique protestante, l’Église va réaffirmer la fonction rhétorique de la peinture en lui fixant la triple mission d’enseigner, d’émouvoir et de convaincre. C’est l’époque de la Contre-Réforme. S’écarter de cette doxa mettait en péril la liberté voire la vie des intrépides. Toute lascivia comme on dit en italien – cette langueur, cet abandon sensuel des corps – qui pouvait un tant soit peu transparaître du tableau était le signe que le peintre était un débauché, un impur, un suppôt de Satan. Malheur à lui !

« Judith et Holopherne », Le Caravage

Mais la peinture des corps va connaître une révolution au travers d’une des premières formes assumées de la radicalité. On la doit essentiellement à Michelangelo Merisi, dit Il Caravaggio en Italie et Le Caravage chez nous. On a dit de lui qu’il était le peintre des corps extrêmes. En vérité, les corps extrêmes et les scènes violentes étaient depuis longtemps présents dans l’art, mais Le Caravage va apporter à leur représentation une vérité qui n’existait pratiquement pas avant lui.

C’est surtout à la fin du Moyen-Âge qu’apparaissent ces corps extrêmes, avec l’essor du thème de la Passion du Christ car « de toutes ces figures, la plus emblématique est celle de l’Homme de Douleur » nous rappelle la psychanalyste Simone Korff-Sausse, docteur en psychopathologie fondamentale et psychanalyse, et maître de conférences à l’université Diderot Paris 7, qui s’intéresse à ces sujets. Elle nous rappelle aussi que le texte-source de cette représentation extrême est un passage de la Bible que l’on trouve dans la Vision pathétique d’Isaïe au chapitre 53. Le texte parle bien entendu du Christ : « Les multitudes sont épouvantées à son sujet. Tout son aspect est défiguré. Vraiment il n’a plus d’apparence humaine. (…) Il n’a plus ni beauté ni éclat. C’est un objet de mépris et de rebut, homme de douleur pétri par la souffrance. »

Cette vision doloriste a trouvé une figuration centrale, pour ne pas dire absolue, avec l’œuvre majeure que constitue le retable du couvent des Antonin à Issenheim, en Alsace, réalisé en 1516 par Matthias Grünewald en coopération avec Nicolas de Haguenau. Simone Korff-Sausse écrit : « Le Christ crucifié du panneau central de ce polyptyque donne à voir un corps stigmatisé, blessé, couvert de pustules sanguinolentes, la peau bleuie par l’ischémie. Corps d’une laideur terrifiante marqué par une souffrance extrême. Avec [l’artiste] Grünewald, le corps de l’Homme de Douleur, fondamentalement lié à l’idée de l’incarnation, [affirme] la double nature du Christ, divine et humaine. »

Au XVIIème siècle, les corps extrêmes ont donc une déjà longue histoire. Mais, sans oublier certaines œuvres de Michel-Ange ou de Sebastiano del Piombo et aussi d’Annibale Carracci, c’est Le Caravage qui a introduit dans les tableaux le réalisme de la représentation de ces corps. C’était parfois un réalisme sordide, y compris à propos de la violence, c’était un réalisme sans concession à propos de la cruauté et même quelquefois à propos de la laideur. C’en est fini des figures extatiques de la période précédente, terminées, les édifiantes allégories, la beauté normée. Lorsqu’il peint Judith décapitant Holopherne, Le Caravage expose le sang qui coule et même qui gicle de la gorge tranchée ; ce n’est plus une mise à mort suggérée, c’est sa réalité atroce – et d’ailleurs on dit que pour capter la vérité du regard terrorisé de la victime et la vérité du cri qui éclate sur ses lèvres, Le Caravage était allé assister à une exécution publique…

Le chemin était ouvert vers la radicalité dans la représentation des corps. Il a été long et complexe. Il fallait d’abord réinventer le corps.

LE CORPS RÉINVENTÉ

L’art moderne constitue une rupture majeure dans les thématiques et les façons de représenter. Son substrat est la transgression des règles de l’art classique, tel que l’exprimeront par exemple le fauvisme, le cubisme, ou encore l’expressionnisme.

Le corps, manipulé, disloqué, remodelé, parfois éclaté, devient alors un outil, et progressivement l’artiste va mettre en jeu son propre corps. L’objectif n’est plus le souci de la vraisemblance, de la proportionnalité, de l’harmonie. Il faut non seulement parler tout autrement du visible mais il faut aussi chercher à montrer l’invisible. C’est la période de l’affirmation de la radicalité, de l’affirmation d’une nécessaire transgression, ce qui, étymologiquement, veut dire « aller plus loin ». Il faut réinventer le monde, ses fondements comme ses représentations.

Parmi ces courants fondateurs de radicalité, on pense bien sûr au dadaïsme qui remettait en cause toutes les conventions et contraintes idéologiques, esthétiques et politiques. Dans le Manifeste littéraire considéré comme un acte de naissance, s’affirment notamment la défiance à l’égard du progrès, et le goût de jouir d’aujourd’hui, le fameux ici et maintenant qui n’a fait que s’accentuer au fil des années, quasi démesurément. Marcel Duchamp répondait à quelqu’un lui demandant de caractériser son art : « Si vous voulez, mon art serait de vivre ; chaque seconde, chaque respiration serait une œuvre qui n’est inscrite nulle part, qui n’est ni visuelle ni cérébrale. C’est une sorte d’euphorie constante ».

A côté de ce côté jouissif et jouisseur, il y a également le rejet de la beauté qui va obséder bientôt nombre d’artistes. Peut-être ces artistes ont-ils fait leurs le célèbre vers de Rimbaud qui disait qu’un soir il avait assis la beauté sur ses genoux, qu’il l’avait trouvée amère et qu’il l’avait injuriée ?  Ou peut-être – mais c’est possiblement la même chose – parce que la beauté incarnait à leurs yeux une forme d’injonction excluant le plus grand nombre, une sorte de code social pétrifié dans l’uniformité et rejetant les différences. A l’époque moderne de l’art, de la révolution cubiste à l’art brut, en passant par Giacometti et Bacon on assiste à une véritable remise en cause de toute idée de beauté, de vraisemblance et de proportion dans la figuration du corps.

Un autre courant a marqué l’art de ces époques et a contribué aussi au socle de la radicalité : c’est le surréalisme, affirmant lui aussi des positions politiques fortes. On a dit de lui qu’il était « une attitude inexorable de sédition et de défi. » Ce sont les bases mêmes de la transgression en art.

« Dora et le Minotaure », Pablo Picasso

Le surréalisme a joué un rôle non négligeable dans la radicalité du rapport avec le corps. Par son recours à l’inconscient et au rêve, il a mis en lumière des corps hybrides, comme des sortes de lieux intermédiaires entre l’homme et l’animal, entre l’inanimé et l’animé, entre le réel et l’irréel. Dans ces catégories intermédiaires, apparaissent les monstres mi-humains mi-oiseaux des romans-collages et des peintures de Max Ernst ; on pense aussi aux Minotaures de Picasso, aux métamorphoses de Miró, ou aux visages mêlant les réalités chez Magritte.

« Les joueurs de Skat », Otto Dix

S’agissant de conscience, celle des artistes – et heureusement et malheureusement celle d’un bon nombre d’autres femmes et hommes – avait été traumatisée par la première guerre mondiale, avec ces visages à moitié éclatés par les obus, ces corps aux membres amputés – en somme ces humains aux formes inhumaines. Les corps mutilés peints par Otto Dix après la Première guerre mondiale en sont un parfait exemple, comme on le voit notamment dans Les joueurs de Skat qui datent de 1920. On retrouve ce même effroi dans Le Cri d’Edvard Munch. L’homme devient ainsi l’emblème du vécu.

On ne peut pas ne pas se souvenir de ces mouvements lorsqu’on réfléchit à la radicalité contemporaine dans l’art : les racines étaient déjà bel et bien présentes.

Au long de ces décennies cruciales, des artistes majeurs vont révolutionner l’art et affirmer la radicalité, notamment dans le rapport au corps. Pour Margherita Leoni-Figini, autrice qui a notamment rédigé pour le site de médiation culturelle du Centre Pompidou un texte intitulé Le corps dans l’œuvre, trois mots-clés caractérisent ce moment de l’art : défigurer, fragmenter, hybrider.

Défigurer, avec bien entendu Picasso et le cubisme qui, nous dit-elle, « fait voler en éclat la représentation du réel, déforme la figure humaine jusqu’à la monstruosité ». Le corps humain est traité « de manière structurée et géométrique », il « se plie », se tord et fusionne presque avec la toile. La radicalité du corps, chez Picasso, est aussi une désacralisation mi ironique mi drastique, comme par exemple dans son tableau La pisseuse où, à grand coup de pinceaux aux couleurs vives, il nous montre le jet d’urine d’une femme qui s’écoule comme joyeusement sur le sable. Le corps, la vie, c’est aussi cela.

Plus pudiquement, si je puis dire, on retrouvera chez Matisse une même volonté de s’affranchir des règles qui régissaient jusqu’alors la représentation du corps. Dans son Grand nu couché de 1935, ou dans La musique un peu plus tard, il n’est plus question de vraisemblance, de proportionnalité, de logique anatomique. Les membres sont surdimensionnés et là encore l’artiste ne cherche pas à exprimer la beauté. C’est également vrai chez Willem de Kooning.

Défigurer, c’est aussi le travail de Jean Dubuffet, le fondateur de l’art brut, qui s’est intéressé au corps, notamment au travers de la série Corps de dames où la tête n’est qu’une toute petite excroissance, tandis que le corps est gonflé démesurément.

Défigurer fait aussi penser, bien sûr, à Francis Bacon avec sa représentation impitoyable du corps humain, non pas au travers de la figuration mais au travers de l’abstraction, de la « sensation » a dit le philosophe Gilles Deleuze dans un essai qu’il lui a consacré. Les corps ou les visages qu’il peint sont toujours représentés mutilés, torturés, difformes comme déchirés. On ne peut oublier, parmi tant d’œuvres qu’il a réalisées, les Trois études de figures au pied d’une crucifixion, qui, en 1945, ont provoqué un beau scandale à la galerie qui les exposait à Londres. Dans ces trois toiles où domine la couleur orange explosent les sentiments d’horreur, de douleur et de fureur des personnages. Les figures monstrueuses de ce triptyque ressemblent bien moins à des corps humains qu’à des carcasses de viande. Francis Bacon disait d’ailleurs : « Nous sommes de la viande, nous sommes des carcasses potentielles. »

Le deuxième thème choisi par Margherita Leoni-Figini est « Fragmenter ». « Selon les lois canoniques de la représentation, nous dit-elle, l’artiste visait l’expression, le trait qui caractérise une personne dans sa singularité. [Avec] le processus de fragmentation de l’image, il veut « exprimer l’éclatement de la perception du moi et [celle] du sujet moderne. » C’est par exemple Alberto Giacometti et ses figures filiformes, démesurément allongées, comme rongées par l’espace qui les environne. C’est aussi le Japonais Tetsumi Kudo qui, dans les années 50, réalise des œuvres conceptuelles et très gestuelles, comme par exemple des chrysalides/pénis emmaillotés de tissu noir et accrochés au plafond, non pas seulement pour rappeler que, selon ses propos, « Nous sommes enracinés sur terre par notre sexe », mais pour s’insurger avec une rare violence contre ce que toute source de vie est capable de produire en matière de drames.

« Anhtropométries sans Titre », Yves Klein

Enfin, « Hybrider » est le troisième thème que propose Margherita Leoni-Figini. Hybrider parce que le corps, en disparaissant en tant qu’image, devient sur la toile la trace réelle de l’artiste à l’œuvre. La toile a quitté le chevalet, elle est souvent posée sur le sol, elle devient le support d’une création reposant sur le geste et ce geste est unique parce que c’est le corps de l’artiste qui l’imprime, à tous les sens du mot. Ce sont les Drippings de Jackson Pollock, qui vont marquer toute la génération de l’expressionnisme abstrait, ce sont les tracés de Cy Twombly, ce sont les empreintes du corps des « modèles-pinceaux » de Klein, ou celles du corps de l’artiste chez Guiseppe Penone. Ce dernier impliquait son corps dans des sculptures se mêlant au végétal et réalisait des travaux à partir de ses propres empreintes, créant ce que l’on a appelé « une spatialité du toucher. »

Bien entendu, il ne s’agit là que de quelques repères qui mériteraient largement d’être complétés. Comment, par exemple, ne pas dire au moins un mot des fameux actionnistes viennois et de leurs performances, à partir des années 50. Le corps comme centre d’une nouvelle démarche artistique est l’axe même de leur travail. Et comme c’est nécessairement le cas pour toute performance, ce travail rapproche le spectateur de l’artiste avant que ce spectateur devienne bientôt un acteur de l’œuvre, une sorte de co-auteur.

Et comment ne pas évoquer aussi et encore Marcel Duchamp qui, parmi tout ce qu’il apporté pour ne pas dire injecté à l’art, a convoqué son propre corps, dès les années 1920, au travers par exemple de la célèbre photo de Man Ray dans laquelle il interprète le rôle de Rrose Sélavy, ce personnage féminin fictif qu’il a créé et qui est en même temps une œuvre et une source d’œuvres. L’hybridation du genre fera florès quelques décennies plus tard.

Dans la section « Hybrider », on pourrait encore ajouter l’apport du pop art à l’approche du corps humain qui devient une image mécanique reproduite à des milliers d’exemplaires. Dans une thèse soutenue en 1977, Bertrand Naivin écrit que « le sujet deviendra un objet graphique dont la construction plastique autant qu’identitaire se basera sur l’archétype ». « Une réduction du corps en un signe visuel, dit-il, une abstraction, qu’illustreront les Marilyns de Warhol, les pin-up de Mel Ramos, la dramaturgie mécanique de Lichtenstein, l’hédonisme domestique de Wesselmann et le design fétichiste d’Allen Jones. »

Ces différents éléments trop rapidement cités, et pour très incomplets qu’ils soient, permettent de rappeler combien cette période a contribué à affirmer la radicalité dans l’art, et tout particulièrement dans son rapport au corps.

Mais certains artistes iront encore plus loin dans cette radicalité. Ils ont voulu que le corps soit le support même des œuvres, qu’il soit le médium absolu. Ils ont voulu témoigner de tout ce que le corps peut produire. Et ils ont voulu expérimenter dans l’art ce que le corps peut endurer. Il s’agit désormais du corps illimité.

LE CORPS ILLIMITÉ

A l’époque contemporaine de l’art, demeurent les dénonciations avancées à l’âge moderne de l’art mais elles se complètent désormais par d’autres dénonciations comme par exemple les atteintes à la nature et l’impératif de préserver le grand écosystème dans lequel nous vivons.

Mais cette extension du contentieux qui dresse l’art contre la société n’a pas la force dérangeante et somme toute révolutionnaire que prend le corps-support. Et, à propos de supports, on peut noter au passage que l’actuelle omniprésence des médias sociaux a grandement facilité un des rêves de Walter Benjamin envers l’art radical qui était de changer les fondements mêmes du rapport entre l’œuvre et le public, en donnant à ce dernier les outils pour agir. Désormais des millions de gens utilisent ces médias pour créer et exposer à un large public leur production culturelle dont, indubitablement, une part s’apparente à l’art.

Peut-être avez-vous effectué, physiquement hier et virtuellement, hélas, aujourd’hui, la visite que propose le MAMAC autour du thème du Corps dans l’art ? Bien que forcément limitée aux œuvres que possède le musée niçois, cette exposition est très intéressante par le jalonnement qu’elle propose de l’évolution de la radicalité. Elle le fait au travers de quelques thèmes, et notamment L’émancipation du corps, avec des pièces de Georges Segal et de Niki de Saint Phalle, ainsi que Le corps à l’œuvre, avec des pièces de Ben, à nouveau de Niki de Saint Phalle, d’Arman, de Yves Klein.

Majoritairement, ces œuvres datent des années 60, années liées au Nouveau Réalisme et au mouvement Fluxus, l’un comme l’autre ayant connu des moments particulièrement forts à Nice et Ben Vautier, on le sait, n’a cessé de défendre l’esprit Fluxus en France.

Ces courants n’expriment pas encore les corps extrêmes tels qu’on va les mettre en lumière quelques années plus tard. Pour autant, on ne peut nier les jalons qu’ils posent dans cette trajectoire, par exemple au travers des Anthropométries d’Yves Klein. Ce n’est pas la seule révolution. Si le corps devient un activateur d’art (comme le rappelle le Mamac à propos des Tableaux-tirs de Niki de Saint Phalle), l’artiste se place lui-même dans la peinture, avec tout son corps. On pense à nouveau à Jackson Pollock avec son Action painting, lorsque l’action sur la toile dispense de la représentation au profit d’un mouvement physique, et devient sa propre représentation.

« Tableaux-tirs « , Niki de Saint Phalle

 Puisque je viens de citer Niki de Saint Phalle, je voudrais dire quelques mots sur le regard que les femmes ont porté sur cette radicalité et sur le regard qu’elles ont porté sur elles-mêmes.

De fait, les femmes ont joué un rôle considérable dans le rapport entre le corps et la radicalité. Laure Adler, célèbre journaliste et militante féministe, a publié en octobre 2020, un livre intitulé Le corps des femmes et sous-titré « Ce que les artistes ont voulu faire de nous. »

La première partie de cet ouvrage – La femme regardée – s’étend jusqu’au moment où Courbet et Manet vont révolutionner le regard ; la deuxième partie, intitulée Les femmes qui nous regardent, va jusqu’aux années 60. Enfin la troisième, intitulée Ces femmes qui se regardent, débute avec les années 1970, quand s’est opérée une révolution majeure pour les femmes artistes qui vont désormais se représenter elles-mêmes.

Parmi ces artistes femmes, on pense par exemple à Paula Moderson-Becker que le livre de Laure Adler célèbre, et qui était une artiste allemande née en 1876 à Dresde (elle est morte en 1907, peu de temps après un accouchement). C’est justement lorsqu’elle était enceinte qu’elle s’est peinte, ce qui constituait à cette époque une transgression si ce n’est une radicalité.

Frida Kahlo, figure majeure, elle aussi s’est peinte enceinte, mais elle est allée beaucoup plus loin en peignant une fausse couche. D’une façon générale, Frida Kahlo, si sophistiquée dans sa vie quotidienne, transgressait les habitudes et les codes, comme si elle voulait obliger le spectateur à garder les yeux ouverts face à des évidences dérangeantes et aller, à son tour, au-delà de la pudeur.

On pense aussi bien sûr, car elle a été une figure majeure de l’art corporel dans les années 70, au travail de Gina Pane qui s’exprimait à travers de performances qu’elle nommait plutôt « actions ». Gina Pane mettait en scène le seuil de tolérance du corps, elle le blessait. Elle expliquait que « La blessure, [c’est] identifier, inscrire et repérer un certain malaise, [et que cette blessure] est au centre. »

On pense également, à certains égards, au travail d’Annette Messager qui s’est développé dans les années 70, non pas nécessairement en termes de corps radical mais parce qu’elle a intégré dans son œuvre l’univers domestique dans lequel le regard masculin a cantonné la femme, enfermant ainsi sa personnalité dans l’apparence de son corps.

La liste de ces femmes qui ont posé un regard radical sur leur corps est longue et je ne peux pas toutes les citer. Rappelons seulement, pour clore ces trop brefs rappels et souligner le rôle majeur des femmes dans ce mouvement la phrase que l’on prête à Picasso : « Je suis une femme. Tout artiste est une femme.»

Dans les années et décennies qui ont suivi ces moments-clés, le corps radical, si je puis employer cette expression, va connaître bien des façons de s’exprimer et d’être mis en scène. Les mouvements s’enchaînent et évoluent, mais la matrice est la même : l’utilisation du corps comme médium de discours, comme support de l’œuvre.

David Wojnarowicz

On pense bien entendu au body art, à l’art corporel, né aux États-Unis, et qui va rapidement devenir un travail sur les modifications corporelles, qu’il s’agisse, drastiquement, des scarifications ou, moins violemment, des tatouages ou des piercings. On a parlé de rite plutôt que d’art, on a même parfois parlé de simples « phénomènes de mode. » On ne peut toutefois oublier que ce type de pratiques, qu’on les considère comme artistiques ou non, constitue un moment fort dans la mise en scène du corps comme support d’interventions. Quelquefois, ces pratiques vont aller très loin dans l’utilisation du corps, notamment dans les performances. Ce peut être pour afficher encore plus sa résistance à la douleur – et on pense à David Wojnarowicz qui s’est cousu les lèvres – mais on se souvient aussi des pratiques de punition, de flagellation des activistes viennois, avec ce que ces gestes recèlent d’écho chrétien, ainsi que des transformations corporelles de Matthew Barney, sans oublier les œuvres vidéos, le cinéma gore ou encore les photos de Witkin dont, par exemple, son terrible Baiser au formol. Les déclinaisons du body art sont également passées par des pratiques de réutilisation de son corps, comme par exemple le boudin produit par Michel Journiac avec son propre sang – et il y a là aussi un écho à la liturgie catholique.

Bien d’autres approches radicales ont été menées, comme par exemple le mixage d’éléments humains et d’éléments mécaniques ou électroniques : par exemples le travail de Stelarc ou celui de Marcel.lí Antúnez Roca, ou encore celui de David Altmejd ou de Takashi Murakami.

D’autres artistes n’utilisent pas la douleur comme vecteur de langage mais explorent leurs pulsions, notamment sexuelles.

D’autres vont encore plus loin au travers de ce que l’on appelle le self hybrid avec par exemple des cultures de peaux d’artistes, reproduits sur du derme de porc et ornés de tatouages, destinés à être greffées sur des collectionneurs. On pense également aux portraits réalisés par Aziz & Cucher qui sont des photographies effaçant les yeux, le nez, les bouches, afin de faire disparaître toute individualité tout en renvoyant à la pathologie.

S’agissant de self hybrid, on ne peut pas ne pas évoquer Orlan – autre femme majeure dans ce rapport entre corps et radicalité. Son travail a évolué au fil des ans et, depuis les années 90, il fait intervenir des chirurgiens esthétiques pour remodeler la chair de son visage au travers d’opérations-performances.

Toutes ces œuvres et performances que je viens de rappeler ont parfois été classées dans la catégorie dite de l’art post-humain, qui se manifeste, nous disent, avec beaucoup de pertinence deux auteurs, Magali Uhl et Dominic Dubois, lorsque, « la transformation du corps équivaut à une transformation de l’humain, le corps servant de « chair » à l’humanité tout entière ».

Ainsi, la modernité comme la contemporanéité dans le rapport entre le corps et l’art constituent-elles une très profonde transgression de cette loi que le philosophe français, François Dagognet, qualifie de loi « du sperme et du sang. » Désormais, ni ces liquides fondamentaux de vie, ni d’autres, ni la chair ne sont plus tabous car on assigne au corps des puissances de vérité inédites ou des forces d’exorcisme quasi chamaniques. Ces nouveaux mouvements dans l’art n’ont rien à faire de la vieille morale, tout dictée de concepts transcendants. Ils s’intéressent en revanche à l’éthique, notion immanente, qui se forge entre humains libres et qui raisonnent. L’éthique fonde les lois qu’on se choisit et qui au demeurant n’ont rien de définitif. Pour le philosophe Martin Steffens, il se pourrait d’ailleurs bien que cette plasticité de l’éthique par rapport à la morale, toute durcie de sa cohérence, soit le danger de mort qui guette l’éthique. « Si l’éthique, nous dit-il, se vante tant de se distinguer de la morale, c’est précisément pour n’être pas absolue. Renonçant alors de fixer des limites, pour ne pas clore la discussion, elle ressemble à une intelligence qui, afin de ne pas être dogmatique, finira par douter de la vérité elle-même et par se saborder. » Telle est peut-être là l’impasse des mouvements radicaux autour du corps qui font de la transgression le sel de la radicalité et de la radicalité le point d’aboutissement de la transgression.

Une étrange question en forme de conclusion

Il reste une grande question, après ce trop rapide survol de ce riche et complexe mouvement du rapport entre l’art et la radicalité notamment appliquée au corps. Cette question est de se demander pourquoi on en est arrivé à chambouler à ce point le corps, à le mutiler, l’humilier, à en exhiber les fluides et les travers voire les difformités ? À cet égard on se souvient du travail de Lucian Freud et ses Obèses, des infirmes obscènes de Rustin ou encore des infirmes appareillés de Louise Bourgeois, sans oublier certaines œuvres qui ont particulièrement défrayé la chronique, comme par exemple l’installation à Trafalgar Square à Londres d’une œuvre du sculpteur Marc Quinn, intitulée Alison Lapper enceinte et qui représentait le moulage du corps de cette artiste handicapée, nue, sans bras, les jambes difformes, en effet enceinte, et qui a été exposée de septembre 2005 à la fin de l’année 2007.

Tenter de répondre à cette question centrale du pourquoi – qui, j’en conviens, peut paraître à certains assez étrange – sera ma conclusion. Les explications qui ont été avancées sont nombreuses et je ne peux bien entendu pas toutes les présenter. J’en retiendrai seulement trois, ce qui est une sélection arbitraire, il est vrai…

La première tentative d’explication trouve sa source dans le choc de la guerre de 39-45. La radicalité en art et en particulier dans le rapport au corps est le fruit d’un constat amer et même désespéré : les horreurs de ce conflit mondial ont fait douter de l’idée même de civilisation. On se souvient de la phrase de Paul Valéry : « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. Nous sentons qu’une civilisation a la même fragilité qu’une vie. » Pierre Restany, père du Nouveau Réalisme, écrira : « A partir d’Hiroshima, l’histoire de la vie n’a pas changé de sens pour les hommes, elle a perdu son sens… » Les corps souffrants, martyrisés, avilis que nous montrent les artistes, en nous jetant au visage ces incommensurables misères, brandissent devant nos yeux ce que nous avons fait.

Si beaucoup applaudissent à ce courage de montrer, pour d’autres en revanche, il convient de dénoncer cette fascination pour les corps cadavérisés, désacralisés, et même « fécalisés » pour employer un néologisme à la mode – et à cet égard on pense bien sûr à la machine de Wim Delvoye reproduisant plus ou moins exactement la fabrication des excréments humains. Jean Clair, par exemple, se range parmi ces dénonciateurs. Ancien directeur du musée Picasso et membre de l’Académie française depuis mai 2008 il a écrit, en 2004, un ouvrage autour de cette dénonciation. Il y regrette notamment que ce ne soit plus la vue qui compte, alors qu’elle est, dit-il, « le plus intellectuel de nos sens », mais davantage, en somme, l’odorat qui est, lui, « le plus animal ».

Pour ou contre : le débat reste ouvert…

La deuxième explication est de nature psychanalytique. L’œuvre d’art intéresse le psychanalyste depuis les premiers travaux de Freud qui reconnaissait, chez l’artiste, une capacité « exquise », disait-il, à parler des difficultés et des drames humains au point que les trouvailles des artistes ont parfois précédé les siennes.

Pour certains psychanalystes, et par exemple Simone Korff-Sausse que j’ai déjà citée, la représentation des corps extrêmes dans l’art contemporain oscille entre créativité et perversion. Il ne s’agit pas de la perversité qu’on cantonne parfois à l’aspect moral mais de la perversion dite narcissique par laquelle le pervers survalorise son narcissisme au détriment du narcissisme de l’autre. Doté d’un soi grandiose, il est absorbé par son succès et sa beauté, il se sent unique et a un besoin extrême d’être admiré.

Simone Korff-Sausse nous dit aussi que le processus de fragmentation évoquée plus haut pour la période moderne de l’art participe de la pulsion destructrice par excellence, celle que Freud appelle thanatos et qu’il oppose à eros, ou la pulsion de vie. Elle souligne également que les spectateurs-regardants que nous sommes, volontairement ou presque contraints par surprise, sont comme happés par leur côté voyeur, devenant, nous dit-elle, « complices d’un scénario pervers où l’autre est réduit à n’être qu’un objet au service de la jouissance du pervers qui pourra être aussi bien l’artiste que le spectateur ». Cela fait un peu penser à Bill Viola quand il disait vouloir immerger les spectateurs pour développer « le réalisme des sensations et des émotions, des perceptions et des expériences (…), [un] réalisme de la perception d’un objet, non l’objet lui-même. »

Pour la psychanalyste, ces « corps des sécrétions et des déjections », ces corps « où les trous et les protubérances l’emportent sur la surface », [marquent] « un retour vers un plaisir prégénital », s’accompagnant d’un « fantasme d’auto-engendrement », ce fantasme qui tend à nier ce que l’on doit à ses géniteurs, et qui pousse à vouloir être le seul maître de son existence, le seul père et la seule mère de sa propre vie.

Enfin, la troisième explication à ces corps extrêmes peut être considérée comme un acte de foi. Elle nous dit que le corps est le plus grand dénominateur commun entre tous les humains, qu’il est en vérité la seule vraie base sur laquelle fonder une possible fraternité, si ce mot veut dire, au moins, se mettre à la place de l’autre et respecter son altérité. En raison de sa force évocatrice, de sa puissance comme de sa misère, le corps doit se substituer nécessairement à la toile qui n’est qu’un médium superflu, inutile : le seul support qui importe, qui nous implique tout entier, qui parle à chacun, qui nous relie, c’est le corps lui-même. Cette tentative d’explication dit aussi que si ce corps est maltraité dans les œuvres et les performances, s’il affiche ses travers, ses tares, ses plaies, s’il souffre, s’il n’est plus couvert de lys et de roses mais de fluides et d’excréments, s’il dégage des odeurs pestilentielles, c’est parce qu’il dit la vérité non seulement sur ce que nous sommes mais aussi sur ce que nous deviendrons : des cadavres, des charognes. Selon cette explication, c’est ce corps universellement semblable dans sa réalité comme dans son destin qui nous fait frères et sœurs car lui seul peut exprimer ce partage essentiel.

Dans un livre de 1993 intitulé Pour une esthétique grotesque, l’autrice Anik Kouba avance un argument complémentaire. Elle nous dit qu’en vérité les corps dont la radicalité se concentre sur les fluides, se caractérisent par une procédure d’inversion des termes et des valeurs. « Ainsi le haut, écrit-elle, c’est-à-dire tout ce qui est spirituel, idéal, abstrait, qui porterait vers le ciel, le divin, se trouve systématiquement ramené au bas corporel le plus trivial ». Elle ajoute que « dans le même temps que les fonctions naturelles de ce corps (…), souvent considérées comme avilissantes, [rappellent] à l’homme son animalité, [ces fonctions] sont élevées au rang d’une éthique de vie, marquée par la gaieté, l’exubérance, la jouissance. »

Convenons que c’est une assez joyeuse façon de terminer cet exposé sur un sujet qui a parfois pris des aspects macabres.

Thierry Martin

Cet article comporte 1 commentaire

  1. campi jean jacques

    Un Grand Merci Monsieur Martin pour ce « Florilège  » de Corps élevés au terme de la radicalité dans l’histoire de l’art et précisément de la peinture.
    L’autoportrait de Frida l’estropiée, « La colonne brisée » interpelle en premier lieu des illustrations…Choix arbitraire, selon la culture et l’imaginaire de chacun… « Même dans un cercueil, je ne veux plus être couchée »…Corps de souffrance, peignant allongée avec un miroir au plafond…Sa verticalité est bafouée par des traumatismes répétés.

    Le sujet est « complexe » parce que le corps est son reflet ! Mieux le corps est « Intelligent »,
     » Sensationnel »,  » Formidable »… »Bafoué » ! De plus en plus…Bafoué, « érodé », aujourd’hui « déstructuré »…aussi.
    Reiser, grand manquant des arbitrages actuels disait;  » Je dessine le pire parce que j’aime le beau. »
    Hugo, esthète et bon dessinateur nous dit:  » Le beau n’a qu’un type, le laid en a mille… »
    Le laid s’harmonise avec la création tout entière !! il nous présente sans cesse des aspects nouveaux, précise Victor, peintre de la nature tourmentée.
    Allison Lapper est belle…de la voir donner la vie à bras le corps…
    Il y a une « vérité  » du corps dans les déformations des personnages de Bacon…Au delà de la sensation, il donne a percevoir ce qui survient profondément, radicalement, face aux épreuves de la vie de chacun de nous.

    Le Médecin, sur le point de regarder son parcours se demande:
    N’est ce pas UN MONDE EN MOUVEMENT que ce corps qui, en toute fluidité (…et finalement fait d’eau à 95 pour cent), délivre un message universel sinon humaniste.
    La Peau, notre première enveloppe, dans ses multiples fonctions, est le garant tactile de la découverte de l’Altérité; elle donne à voir et à recevoir. Paul Valery définit un lien entre l’ÊTRE et la peau, comme si l’apparence dissimulait l’Essentiel, l’essence même de ce que nous sommes :
    « Ce qu’il y a de plus profond dans l’homme, c’est la peau !  »
    Cette privation actuelle du toucher, du voir entièrement conduira à une nouvelle expression du corps; Le corps Imaginé.
    Quand à la racine du mal…Il nous faudra être radical et ne plus composer insensiblement, avec le sens de la vie.

    Jean- Jacques Campi.

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