« Le dernier roi soleil », Sophie Des Déserts
– Fayard/Grasset – novembre 2018
Comment passe-t-on du comte d’Ormesson snob, frivole, arrogant, en agaçant plus d’un, à Jean d’O, apaisé, apaisant et aimé de tous ? Et comment passe-t-on des bluettes qu’il publiait dans ses premières années à une édition de ses œuvres dans La Pléiade, de son vivant ?
Sophie Des Déserts, autrefois journaliste au Nouvel Obs et à présent à Vanity Fair, est connue pour la qualité de ses portraits de personnages hors du commun. Après avoir hésité à brosser celui de Jean d’Ormesson – comme il hésita lui-même à se confier à elle – elle s’est finalement lancée dans l’aventure, à la demande de l’intéressé.
Monsieur le comte et l’amour
Jeune homme, il était assez horripilant, monsieur le comte… Et déjà assez désorientant. Certes il était charmant et charmeur, mais « imbu de lui-même » diront ses premières conquêtes (la liste en sera particulièrement longue). Il racontait déjà l’histoire de ses ancêtres dont Michel Lepeletier, marquis de Saint-Fargeau, « l’aïeul totémique, transgressif, régicide, ami de Murat et de Robespierre » nous dit Sophie Des Déserts. Il aimait parler de son enfance errante mais chic, en tant que fils de diplomate, paressant de pays en pays, sans aller à l’école : il n’y entrera qu’en première. Lorsque, quelques années plus tard, il réussit à intégrer la rue d’Ulm, avant-dernier de la section de Lettres, le voilà qui fréquente des trotskistes, mais vit toujours dans le grand et bel appartement de ses parents, rue du Bac. Et il assiste toujours aux messes en souvenir de Louis XVI, au château familial de Saint-Fargeau, il est présent aux chasses à courre. Quelque cinquante ans plus tard, il résumera la situation à Sophie Des Déserts : « J’étais littéralement coupé en deux. Imaginez un peu : pour les amis normaliens, Blum était un social-traître ; pour ma famille, il était un dangereux révolutionnaire. » Dans sa promotion à l’école Normale, Jean d’Ormesson côtoie Michel Foucault et Gilles Deleuze. Il dit : « Quand vous vous retrouvez avec des génies pareils, la seule voie possible c’est le dandysme ».
Étrange remarque…
Dans ce jeune temps, son père le considère comme un faiseur. Il peut être rêche, ce père, lâcher quelques-unes de ces horreurs qui vous marquent pour la vie. Comme il le fit lors des noces d’un « fils de famille », un beau gars racé et de grande taille (Jean d’Ormesson mesurait à peine un mètre soixante-neuf) ; papa regardait le marié et ses frères aussi élancés et fins, et soudain il a dit à Jean : « Toi à côté d’eux… On dirait un roquet au milieu des lévriers… » Humiliation que Jean n’oubliera pas.
Un roquet ? C’est pourtant lui qui rafle les plus belles demoiselles, à commencer par Nine de Montesquiou, superbe fille que tout le monde courtise. C’est de lui qu’elle est amoureuse, mais elle finira toutefois par le quitter. Il raflera même la femme de son cousin dont il était pourtant si proche – presqu’un frère. L’affaire fait un immense scandale dans la famille, obligeant finalement Jean d’Ormesson à renoncer à la belle dont le mari ne voudra plus à son tour. Cet épisode ne lui sera jamais pardonné par le clan et certains membres de la famille n’assisteront même pas aux obsèques de l’Immortel ni à son enterrement. Même si d’après Sophie Des Déserts cette affaire est « la seule ombre apparente d’une longue vie de lumière », Jean est devenu « un paria » aux yeux de la plupart des siens.
Aimer ou écrire ?
Ah ! l’amour… Jean d’Ormesson a dit maintes fois à Sophie des Déserts : « L’amour a été la grande affaire de mon existence. » Un jour, il a ajouté : « Peut-être même la seule… » La seule ? Ce n’était donc pas l’écriture ? Balzac, dans ses dernières heures, à moitié asphyxié par sa maladie, dit à son médecin, le docteur Naquart : « Appelez Bianchon ! Seul Bianchon peut me sauver ! » Balzac mourant appelait auprès de lui l’un de ses personnages, Bianchon, le médecin qui soigna pratiquement chacun des héros de ses livres. Sa vie était avant tout la littérature. Quid de Jean d’Ormesson ?
A cette époque, « il se cherche » dit Sophie Des Déserts. Il essaie en vain de faire des piges pour Le Monde. Il publie enfin son premier article dans Paris Match où il fait l’éloge de la paresse… Des amis de droite et haut placés ou en voie de l’être (Valéry Giscard d’Estaing, Jean-François Deniau, Maurice Druon, Paul Morand notamment) tentent de l’aider. C’est finalement Jacques Rueff, le haut fonctionnaire et célèbre économiste, qui lui propose un « job en or », « un fromage sur un nuage » (dixit Jean d’O), un boulot passionnant, libre. Et « défiscalisé », précise Sophie Des Déserts. Jean devient l’assistant de Rueff pour animer le Conseil international de la philosophie et des sciences humaines, au sein de l’Unesco, travaillant plus particulièrement auprès de Roger Caillois qu’il admirera toute sa vie : Jean d’Ormesson conservera ce poste pendant trente ans.
L’heure de la revanche
Les premiers livres sont banals et se vendent mal. Paul Morand lui dit : « Comment, avec ton intelligence, peut-on écrire de telles platitudes ? » Jean d’Ormesson le sait et en souffre. « Je me souviens comme je souffrais » dit-il à Sophie Des Déserts. Il relit son cher Aragon, Hemingway puis ses propres écrits et il ne cesse de dire « C’est nul, nul… »
Aucun de ses trois premiers livres n’est un succès. En 1966 il publie Au revoir et merci. Beaucoup d’amis se demandent si c’est un vrai « adieu à la littérature ou (une) tentative ultime de faire reconnaître son talent. » Quoi qu’il en soit, là encore les critiques sont réservées. Mais c’était une fausse sortie : Sophie Des Déserts relève qu’il publie, en plein mai 68, « une bluette inspirée de ses escapades chez les Agnelli » (les propriétaires de Fiat). Parlant de ce livre des décennies plus tard, Jean dit à Sophie : « C’est épouvantable, j’ai honte. Jurez-moi de ne jamais lire ça. »
Côté journalisme, ce n’est pas mieux… Mais soudain, à quarante-quatre ans, Jean d’Ormesson « se réveille », dit Sophie Des Déserts. Nous sommes en 1969, le non vient de l’emporter au referendum organisé par De Gaulle. Dans L’Express, Jean-Jacques Servan-Schreiber écrit que, pour la première fois de sa vie, il est fier d’être français. Jean d’Ormesson est outré. Il écrit une réponse qu’il envoie au Figaro qui la publie, bien que l’oncle Wladimir y soit puissant. Or Wladimir est le papa du cousin cocufié par Jean… Mais Wladimir s’est adouci avec l’âge et, léger détail, Le Figaro est aux mains de Ferdinand Béghin (les sucres etc.) qui n’est autre que le père de Françoise d’Ormesson…
Ragaillardi par cet article tonique, Jean veut « un livre défi », quelque chose « qui épate enfin ses amis normaliens, ses maîtres. »
Il publie bientôt un ouvrage fort – peut-être son plus beau livre : La gloire de l’Empire, superbe pastiche d’un livre d’histoire où il retrace l’épopée d’un empire imaginaire qui aurait dominé le monde du Portugal à la Corée. C’est intelligent, érudit, enlevé – assez bluffant. Cette fois, la critique s’enthousiasme et les lecteurs sont là. Et tout s’accélère alors – tout arrive enfin. En quelques années, Jean d’Ormesson se retrouve directeur du Figaro puis, peu de temps après, le voici élu à l’Académie française. Monsieur le comte est entré dans ses années de gloire et les honneurs ne cesseront plus de pleuvoir sur lui. Grand-croix de la Légion d’honneur, Officier de l’ordre national du Mérite, Commandeur de l’ordre des Arts et des Lettres… Jean d’O, lui, ironise si on lui demande pourquoi il a tant cherché les honneurs. Il les « méprise » dit-il. Et si l’on s’étonne de l’affirmation, il répond, de sa voix fluette et avec son inimitable petit air moqueur qu’il n’est pas interdit d’aimer ce que l’on méprise…
Un « grand » écrivain ?
Jean d’Ormesson a eu ses adorateurs mais il a connu aussi de farouches détracteurs. Le plus opiniâtre d’entre eux fut sans aucun doute l’écrivain et critique Bernard Frank, jamais à court d’imagination pour ridiculiser l’Immortel. « Mauriac de poche », «débit d’eau tiède», Frank aligne les slogans assassins. Que ce soit dans les colonnes du Nouvel Observateur où il était chroniqueur, au « Monde » ou dans ses livres, il torpille allégrement. Dans « Solde », son roman paru en 1980, il assène : « De loin, caché dans mon coin, j’ai donc suivi la prodigieuse carrière de Jean, ces carrières qui sont souvent le deuil éclatant de ceux qui n’ont pas de génie. J’ai tout vu, tout supporté : le grand prix du Roman de l’Académie française, les articles favorables dans les hebdomadaires. »
Pourtant, au fil des années, entre le mitrailleur et le mitraillé, une forme de complicité se noue : est-il réellement possible d’être fâché avec Jean d’Ormesson ?
Monsieur le comte se transforme, au moins en apparence, il devient peu à peu Jean d’O, cet homme charmant, si drôle, si cultivé, si apparemment heureux de vivre et qui manie toujours plus l’autodérision, avec une évidente gourmandise. Mais que pense-t-il sincèrement de lui-même et de son œuvre ? Dans son livre Je dirai malgré tout que cette vie fut belle, il intente son propre procès dans un simulacre de tribunal où il est convoqué pour justifier de sa vie. «Toujours snob, hein, toujours mondain ?», fait-il demander à un accusateur. Ou bien : «En tentant de vous faire passer pour une bulle de champagne, vous essayez de vous attirer l’indulgence du tribunal […]». Jean d’Ormesson confesse plus loin dans l’ouvrage : « J’ai écrit des livres plutôt longs et jamais assez ennuyeux pour combattre cet élan vers la légèreté et vers l’indifférence. »
Peut-on être serein sans être indifférent ? Probablement pas : sans l’armure d’une certaine indifférence, le tragique des jours ne conduit pas vers la sérénité. Mais si Jean d’Ormesson, volontiers indifférent, paraissait si serein, l’était-il vraiment ? Ou bien, exprimé à l’envers, était-il aussi indifférent que cela ? – . Était-il réellement devenu Jean d’O, cet homme sage, au regard tranquille, s’humanisant au fil du temps et des épreuves, plus compatissant, plus fraternel ?
Pour Sophie Des Déserts (interview dans L’Express), Jean d’Ormesson « n’est jamais sorti de sa classe. Grâce à l’immense fortune de Françoise, son épouse, héritière des sucres Béghin-Say (dont on découvrira dans le livre de Sophie Des Déserts qu’elle est tout sauf effacée et banale), Jean d’Ormesson a pu avoir une vie entièrement vouée à l’écriture, totalement détachée des contraintes matérielles. Son fidèle majordome, Olivier, lui préparait son bol d’Ovomaltine tous les matins et lui servait ses repas. Françoise lui a laissé la lumière et lui a permis de mener une vie mondaine dans son hôtel particulier de Neuilly ou sa villa en Corse. Grâce à elle, il a fréquenté très tôt la jet-set. Il passait ses vacances avec la famille Agnelli, les propriétaires de Fiat, ou Jackie Kennedy, faisait de la planche à voile avec Pamela Harriman, belle-fille de Winston Churchill [et future ambassadrice des Etats-Unis en France]. En Corse, leur maison, du côté de Saint-Florent, était proche de celle de Maurice Rheims, le célèbre commissaire-priseur. Les familles se voyaient beaucoup. C’était ça, le monde de Jean. »
C’est sans doute à cause de ce mode de vie que Sophie Des Déserts a intitulé son ouvrage sur Jean d’Ormesson Le dernier roi soleil. En version franco-allemande, Karl Lagerfeld pourrait aussi mériter le surnom. Pour sourire un instant, imaginez-les aujourd’hui, un samedi, sur les Champs Élysées jaunes de monde, avançant tous deux, dignes et fiers, parmi les feux de palettes, le mobilier urbain défoncé et les gaz lacrymogènes. L’un porte une de ses chemises bleu lavande faites sur mesure chez un grand tailleur, il est pieds nus dans ses chaussures de marque – Jean d’Ormesson adorait marcher ainsi – tandis que le deuxième, droit comme un crayon, est corseté de noir, outrageusement bagué, arborant son éventail et son catogan poudré. Imaginez-les qui s’apprêtent à aller boire un drink et se figent soudain devant le Fouquet’s saccagé… Les derniers rois soleils, les indifférents suprêmes ou les ultimes provocateurs ?
Thierry Martin