« Le diable au corps », MAMAC
LE DIABLE AU CORPS, QUAND L’OP ART ÉLECTRISE LE CINÉMA
jusqu’au 29 septembre 2019
Commissariat: Hélène Guenin, directrice du MAMAC et PaulineMari, historienne de l’art.
« Nous le reprochait-on assez de ne pas tenir en place et d’avoir le diable au corps ? »
(François Truffaut, Les Quatre Cents Coups, scénario)
Au début des années 1960, l’art cinétique s’impose partout en Europe avec un double crédo: déstabiliser
la perception et démocratiser l’art. Peintures à illusions d’optique, reliefs à lumière motorisés, et environnements à vertige offrent des expériences de plaisir et d’inconfort. Ces objets détonnent avec l’œuvre d’art classique. Outre leur agitation provocante, en rupture avec le silence des musées, ils se destinent aux lieux publics et sont édités à bas prix en plusieurs exemplaires.
Baptisé « Op Art », cet art d’avant-garde, si populaire, rencontre un succès retentissant auprès du grand public, au point de connaître un phénomène de récupération inédit. Tandis que les publicitaires, les designers, les grandes enseignes et la mode s’emparent de sa géométrie euphorisante, le cinéma offre à l’Op Art un travestissement inattendu. Art du mouvement et de la lumière, il est à la fois un prédécesseur, apte à sublimer ses jeux visuels, et un suiveur, qui cherche à le vampiriser par désir de modernité. De la comédie au thriller, cinéastes et décorateurs y puisent un langage et des thématiques, produisant ainsi toute une gamme de «réemplois » dans le décor et l’intrigue – scènes de canular et d’effroi, personnage de sadique ou de bricoleur farfelu, mais aussi des expériences limites (des scènes d’hallucination, de psychose). Le cinéma est l’«œil du cyclone»: à la fois un observateur qui commente une esthétique déchaînée et son récupérateur le plus abouti.
L’exposition plonge le visiteur au sein d’une histoire passionnelle entre deux arts aux frictions fructueuses. Les films présentés sont ponctués de persiflages et d’incompréhensions, de sublimation réciproque, d’enfantements pop ou baroques, de collaborations ou de plagiat. Elle se concentre sur trois capitales du cinéma de l’époque, agitées par des scènes op actives: Paris, Londres et Rome. À travers près de 30 films, 150 œuvres et documents, elle explore l’origine comme les non-dits de cette fascination prédatrice, et envisage ce que le cinéma révèle à l’Op Art de sa propre nature. Elle déploie, ce faisant, l’esprit d’une décennie ébouriffée par la modernité, assoiffée d’émancipation et hantée, sans vouloir se l’avouer, par les fantômes de la guerre.
Trois grandes parties scandent cette exploration:
PILLAGE ET COLLABORATION
À partir de 1964, l’Op Art devient une esthétique incontournable. Son puits sans fond de formes
virtuoses, superposition de trames dit « moirage », damiers rétrécissants, loupes grossissantes, pois
sautillants, est déployé dans l’espace public et la presse, s’offrant à la pupille du tout-venant. Les
professionnels n’ont besoin que de carnet et paire de ciseau pour voler ces patterns, issus de principes
géométriques élémentaires.
Si l’Op Art descend dans la rue, il remonte en studio: des cinéastes intrigués par son succès et son graphisme se déclarent ouvertement aux artistes. Ces prises de contact donnent lieu à des collaborations rémunérées et créditées au générique des films. Les artistes sont
embauchés en leur nom pour contribuer aux effets de lumière, création de costumes et séquences filmiques.
CINÉTISER LA RÉVOLUTION
À l’approche de Mai 1968, l’art cinétique résonne fortement avec les revendications révolutionnaires.
Initialement, c’est une avant-garde politisée, qui entend supprimer les médiateurs (institutions,
critiques d’art) pour redonner au spectateur les pleins pouvoirs dans son interaction avec l’œuvre d’art. Des cinéastes de la Nouvelle Vague, française ou étrangère, plutôt que de copier l’Op Art, reconduisent ou réinterprètent à l’écran ces gestes d’émancipation de nature impertinente sinon dérangeante. Car de même que l’Op Art rejette le musée, ces réalisateurs refusent les contraintes asphyxiantes de la production de studio et son esthétique théâtrale.
Des tournages de rue célèbrent la fête et l’émancipation des corps, y compris dans son revers cauchemardesque dont l’Op Art connaît le paradoxe: derrière tout Luna Park se cache une société du spectacle aliénante. De même que le GRAV s’inspire, tout en les dénonçant, des stratégies de fascination visuelle de la publicité, un film comme Pierrot le Fou tire une force chromatique d’une scène aux filtres bleu, rougeet vert dont l’intention est de condamner la standardisation par le Technicolor.
La figure du « bricoleur rêveur » se répand au cinéma, soit sous forme d’hommage à la désacralisation de l’artiste ou bien sur le mode du persiflage en ravalant l’Op Art à la babiole. Cet archétype est un lieu commun de l’époque dont la Nouvelle Vague s’affranchit pour réincarner politiquement la révolution cinétique.
CINÉPSYCHÉ
Expérience cérébrale s’il en est, le cinéma trouve en l’Op Art un support idéal pour exciter les sens et défouler les tabous. De la comédie bourgeoise au thriller psychologique, du jeu badin à l’érotisme déchaîné, ces films déploient une sensualité trouble et soufflent un esprit de transgression. À une époque de recul de la censure, cinémas bis et d’auteur convergent tous deux vers un scénario type : une guerre des sexes où la femme est prise en étau. Sa souveraineté corporelle cède aux turbulences de l’esprit, à mesure que la caméra retourne la fascination érotique en une aliénation des corps.
Mais cet apparent duel porte à la conscience collective tout autre chose: les démons de la guerre.
L’inconscient violent de l’Op Art est utilisé comme un défouloir pour exprimer sous un langage abstrait ce que l’époque n’est pas encore prête à voir et à figurer. Car derrière ces intrigues de libertinage pointent la torture, la manipulation, la soumission à l’ordre, la paranoïa ou le remord. Les cinéastes transforment les expériences de dissociation perceptuelle en jeu de domination et conditionnement psychique qui laissent transpirer les maux de la société. Il en naît des malaises claustro-phobiques, pire (ou mieux): un langage abstrait des traumatismes.
PARTENAIRES DE L’EXPOSITION
LISTE DES ARTISTES, DÉCORATEURS ET CINÉASTES PRÉSENTÉS :
Jean André, Marina Apollonio, John Barry, Bernard et François Baschet, Alain Bernardin, Martha Boto, Robert Bouladoux, Alexander Calder, Gianni Colombo, Carlos Cruz-Diez, Eric Duvivier, Bernard Evein, Assheton Gorton, Pierre Guffroy, Heinrich Heidersberger, Julio Le Parc, Richard Macdonald,
François Morellet, Peter Murton, André Piltant, Piero Poletto, Rodolphe Proverbio, Paco Rabanne, Bridget Riley, Horacio Garcia Rossi, Nicolas Schöffer, Peter Sedgley, Paul Sharits, Francisco Sobrino, Jesús-Rafael Soto, Joël Stein, Ian Stephenson, Michael Stringer, Vassilakis Takis, Jean Tinguely, Luis Tomasello, Grazia Varisco, Victor Vasarely, Jean-Pierre Yvaral. Michelangelo Antonioni, Jean Christophe Averty, Claude Barma, Mario Bava, Serge Bromberg, Henri-Georges Clouzot, Jacques Demy, Stanley Donen, Jacques Doniol-Valcroze, John Dunbar, Marco Ferreri, Jean-Luc Godard, Val Guest, Guy Hamilton, Kenneth Hughes, John Huston, William Klein, Stanley Kubrick, Georges Lautner, Claude Lelouch, Joseph Losey, Joseph McGrath, Ruxandra Medrea, Robert Parrish, Elio Petri, Michael Powell, François Reichenbach, Jacques Saulnier, Claude Sautet, François Truffaut, Michael Winner, Bob Zagury.