« Le Lac aux Oies Sauvages », Diao Yinan
avec Hu Ge, Tang Wei, Liao Fan
Synopsis
Un chef de gang en quête de rédemption et une prostituée prête à tout pour recouvrer sa liberté se retrouvent au cœur d’une chasse à l’homme. Ensemble, ils décident de jouer une dernière fois avec leur destin.
Révélé au public international en 2014 avec «Black Coal» qui lui valut l’Ours de Berlin, Diao Yi’nan se positionne comme le fer de lance d’un cinéma chinois entre tradition, polar et film d’auteur. Le film a été présenté en sélection officielle au dernier Festival du Film de Cannes
Son quatrième film offre au spectateur un spectacle visuellement époustouflant. Tour à tour, poétique, surréaliste, le film est une succession de prouesses de mise en scène.
Sur le thème d’une chasse à l’homme où vont se croiser truands, policiers et prostitués autour du lac des oies sauvages, le réalisateur explore une histoire d’amour impossible avec pour arrière plan la Chine d’aujourd’hui, avec des scènes aussi sublimes qu’originales et poétiques, où les femmes devront s’unir pour survivre.
Le film démarre sur une séquence dans laquelle on découvre les deux personnages principaux, Zhou Zenong (Hu Ge) et Liu Aiai (Kwai Lun-mei) sous une pluie battante, un homme et une femme, en arrière plan un bar éclairé de l’intérieur fait penser au célèbre tableau «Nighthawks» d’Edward Hopper. Les deux protagonistes qui ne se connaissent pas, sont constamment séparés par un cadrage en perspective qui les projette sur des lignes de fuite opposée nous laissant présager l’impossibilité de leur réunion. La pluie et la nuit plantent l’ambiance mélancolique et quasi désespérée de l’action à venir.
Un système de flashbacks va planter la situation et présenter les personnages. Zhou Zenong pénètre dans un hôtel déserté, sombre, passe par une suite de couloirs pour enfin rentrer dans une pièce remplie d’hommes semblant suivre un cours où l’on détaille toutes les techniques pour voler des motos sans se faire prendre par la police. Scène plutôt amusante où le héros de l’histoire reste en retrait avant d’en être le centre. Le gang de truands se répartit les zones de la ville pour effectuer leurs larcins. Zhou Zenong qui règne sur le meilleur quartier se voit discuter sa suprématie. La situation va vite basculer dans la violence jusqu’au bain de sang pour prendre la tête du marché du vols de motos.
La mort par erreur d’un policier va provoquer la fuite du héros et sa rencontre avec une prostitué qui officie sur les rives du Lac aux Oies Sauvages. Surnommées les «baigneuses», ces prostituées sont entre les mains de la mafia locale.
S’en suivent, des courses poursuites en scooters, des réunions de danseurs aux semelles lumineuses sur du Boney M, des usines insalubres, des décors délabrés, une fille au pull rose acidulé, une autre que l’on découvre dans une armoire, le tout baigné de lumière fluo, des néons déglingués…
L’occasion est donnée au réalisateur pour déployer une succession de thèmes liés au film de genre transposé dans la Chine d’aujourd’hui.
Tout ici rappelle les codes du polar. La tentative de rédemption, le désir sacrificiel du héros, se sachant traqué par la police et sa tête mise à prix, il tente le tout pour le tout pour assurer une vie honnête et décente à sa femme, avec l’aide de son gang, mais pourra t-il faire confiance à ses proches ? La trahison n’est jamais loin.
Le réalisateur redouble de virtuosité dans sa mise en scène. Le héros est filmé dans des intérieurs sombres, dans des angles de pièces, comme déjà pris au piège et emprisonné. Il contraste cette noirceur avec des scènes aux couleurs vives, fuchsias, ou enchaîne des scènes de poursuites avec des scènes poétiques composées d’ombres chinoises ou des silhouettes qu’on devine derrière des drapés. Il décline des scènes traditionnelles de repas, ou de karaokés au son de Boney M, qui précèdent des scènes de poursuites dans lesquelles on ne sait plus qui tirent sur qui.
La poésie n’est jamais très loin et sert de paravent pour décrire les pires bassesses de cette société chinoise gangrenée par le vice, lorsqu’il nous montre le défilé des hommes venant choisir une «baigneuse» sur les plages du lac et une sorte de balai aquatique camouflant cette nouvelle forme de prostitution.
Diao Yi’nan fait preuve d’une totale maîtrise dans l’utilisation des couleurs, du cadrage, du rythme, du montage. On le doit en partie à son directeur de la photographie, Dong Jingsong, avec qui il avait déjà collaboré dans «Black coal».
A souligner la musique de B6, artiste chinois de musique électronique qui soutient la tension des scènes d’action.
Le réalisateur chinois mêle à souhait différents genres cinématographiques tantôt hongkongais (on pense à Wong Kar-wai) ou taïwanais et surtout puise énormément dans le film noir.
On pense aux techniques hitchcockiennes dans l’utilisation du plan resserré sur des objets anodins, signe d’une action pas encore survenue, ainsi apparaissent à plusieurs reprises de gros plans sur le sac à main de la «baigneuse», ou sur le briquet et les cigarettes.
L’ambiance sombre presque désespérée, la mélancolie, la rédemption du truand, la vision nocturne de la ville sont des thèmes récurrents dans le cinéma de Jean-Pierre Melville qui a maintes fois inspiré les réalisateurs contemporains. Le physique du héros ténébreux, solitaire et taciturne n’est d’ailleurs pas sans rappeler Alain Delon dans «Le Samouraï». Dans cette chasse à l’homme, plane aussi l’ombre de «M le maudit» de Frtitz Lang dans la mise en parallèle du gangster et de la police qui contrôlent la ville et le parti pris esthétique teinté de «La dame de Shanghai» d’Orson Welles.
Déjà abordé dans «Black Coal», Diao Yi’nan propose une vision de la Chine moderne au vitriol sous des attraits d’une beauté graphique fracassante. En revisitant le film noir, il y dénonce un pays gangrené par la pègre et livre ici un discours féministe inattendu, une idée de la sororité chinoise.
Sorti le 25 décembre 2019
Isabelle Veret