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« Le monde n’existe pas » de Fabrice Humbert

Gallimard, décembre 2019

Fabrice Humbert

Connaissez-vous Fabrice Humbert ? Peut-être avez-vous lu, voici quelques années, L’origine de la violence (Éditions Le passage), le roman qui l’a rapproché du grand public. En quelques mots je vous en rappelle la trame : c’est l’histoire d’un jeune professeur qui, lors d’un voyage scolaire à Buchenwald avec ses élèves voit sur une photo, derrière un nazi qui parade, un déporté qui, bien qu’affreusement amaigri, ressemble étonnamment à son père. Était-ce le père de son père ? Mais celui qu’il connaît a un tout autre visage et personne, dans la famille, n’a jamais évoqué la déportation.

Remonter le fil de son histoire familiale est une des préoccupations de Fabrice Humbert ; on retrouve cette recherche dans La fortune de Sila (même éditeur) et également dans Eden utopies (Gallimard). C’est bien sûr une façon de traquer son identité.

Fabrice Humbert qui est professeur de français dans un lycée franco-allemand à Paris – en vérité un lycée international – dit lui-même : « Je suis dans tous mes livres ». Il dit aussi, très joliment, que ses livres, voire tous les livres, sont certes en large partie le fruit d’un hasard mais que « c’est un hasard qui à moment va trouver la nécessité de l’inconscient ».

Père de deux enfants (tout petits), il écrit « depuis toujours » à Ramatuelle où il effectue un ou plusieurs séjours chaque année, dans une maison familiale. Il dit : « La lecture dans mon enfance et mon adolescence était une compensation de la réalité ». Il ajoute que « Écrire, ensuite, ça a été combler les manques et [encore] compenser ». 

Fabrice Humbert

Cet homme sympathique et volontiers rieur, qui pratique assidument la boxe et qui a l’apparence calme des grands nerveux (ce qu’il est, confesse-t-il) écrit des romans marqués par quelques thèmes majeurs : la famille et l’identité, on l’a vu, la violence, la thématique du héros ou pseudo héros. A la recherche d’un seul fil rouge dans les sept livres qu’il a écrit, il dit que finalement ses ouvrages sont reliés par « une réflexion sur la façon dont on peut vivre ensemble ». Lorsqu’il s’exprime hors livre, Fabrice Humbert ne cache pas être angoissé par une forme de déliquescence de notre civilisation, tout comme il est « obsédé » par la fuite du temps.

Quelques-uns de ses thèmes fétiches et certaines de ses obsessions récurrentes se retrouvent dans Le monde n’existe pas.

 La fabrication des idoles et des monstres

De quoi parle ce roman ? Tout commence un soir, à Times Square, où le narrateur, Adam Vollmann qui a environ trente-cinq ans, voit apparaître sur les écrans géants qui tapissent les buildings la photo de son ami d’enfance, Ethan Shaw. Celui-ci est en fuite, traqué par toutes les polices car il est accusé d’avoir violé et tué une jeune fille de seize ans, Clara Montes.

Ethan, c’était le héros du lycée Franklin dans la petite et assez sordide ville de Drysden, Colorado, où Adam Vollmann a passé quelques années d’adolescence. Ethan était aussi son héros et plus encore, son idole, en vérité son grand amour secret bien que platonique. S’il était « superbe », sportif brillant recherché par toutes les filles et fascinant même les gars rugueux voire dangereux du lycée Franklin, Ethan Shaw était pourtant assez timide, avare de confidences et même plutôt taiseux. Adam Vollmann a pensé assez vite qu’au fond le héros de son école était une fiction, un personnage mis en scène par les autres, un magnifique jeune gars qui sait le pouvoir de sa séduction mais qui est dépassé par elle et se sent obligé de faire croire que son physique hors normes correspond à la personnalité qui est supposée aller avec. Pour tous ses fans ce jeune homme était trop beau et trop bien bâti pour ne pas être intrépide, macho comme le milieu ambiant, en tout cas d’une nature dominante, sans complexes ni mystères. Adam Vollmann regarde ce visage à présent placardé sur les murs digitaux de Times Square, certes un peu vieilli – dix-huit ont passé – mais parfaitement reconnaissable : à qui correspond-il ? Les parts secrètes d’Ethan qu’Adam avait décelées pourraient-elles receler la capacité de violer et de tuer une toute jeune personne ? Est-il possible qu’Ethan désormais marié, petit entrepreneur à Drysden où il est revenu après quelques années new-yorkaises, soit bel et bien ce monstre que les radios, les télés et les réseaux sociaux clouent, en boucle, au pilori ? Et si le monstre était tout autant une fiction que l’ancienne idole ?

Adam Vollmann, journaliste au célèbre New Yorker, convainc son rédacteur en chef de le laisser partir pour Drysden qu’il déteste pourtant pour y chercher la vérité et démonter la mécanique folle de la fabrication d’un monstre.

Monde d’illusions

 La petite ville a peu changé, les gens ont peu bougé, mais personne ne reconnaît Adam Vollmann. Il est vrai qu’à l’époque de son adolescence il portait un autre nom et il avait un autre physique. C’était un garçon menu voire chétif, avec une peau pâle, presque maladive. Il avait honte de lui, et il était d’ailleurs l’objet de sarcasmes, de quelques bastonnades et de « rumeurs ». Il a quitté un jour Drysden pour New York et il a fait ce qu’il fallait pour gommer ce vieux soi – si l’on peut le gommer réellement : sport, musculation, bronzer sa carnation, changer d’identité et de look.

Si les autres sont restés à peu près ce qu’ils étaient, ils ont néanmoins progressé dans le mensonge. Un des trois lascars qui jadis le harcelait – et qui ne le reconnait pas quand Adam l’interroge en tant que journaliste – lui raconte en détail les circonstances de ses retrouvailles avec Ethan Shaw lors de son retour de New York ; mais son épouse dément, peu après, catégoriquement cette version. La mère de la jeune Clara Montes – devenue « la petite fille de l’Amérique » dans le monde médiatique –, loin d’être sotte mais aussi laide, vulgaire et repoussante que Clara était belle, délicate et sensuelle, n’est pas plus crédible : elle parle de sa fille comme d’une « vraie pute », tout en la pleurant plus qu’abondamment… Et dans le lycée privé et onéreux où cette mère de famille pauvre dit à Adam l’avoir inscrite, personne n’a jamais entendu parler de Clara Montes. En tout cas pas au début de l’enquête d’Adam Vollmann car une fille qui, quelques jours plus tôt, lui affirmait ne pas savoir de qui il s’agissait se met soudain à larmoyer sur les réseaux sociaux en parlant de sa grande amie Clara, égrenant des souvenirs forcément magnifiques avec cette adolescente forcément adorable et bien entendu excellente à l’école. Elle en fait une autre idole en somme, promise au plus brillant avenir.

Au fur et à mesure de son enquête, Adam découvre que tout ce qu’on lui dit est faux, que tout est fiction. Peut-il même croire en ce que dit la femme d’Ethan qui sait apparemment où il se cache, dans ces vastes forêts avoisinant Drysden qu’il connaît mieux que personne ?

Certes l’appétit démesuré d’à peu près tout le monde aujourd’hui pour accéder au fameux quart d’heure de gloire prévu par Warhol peut expliquer bien des choses dans ce travestissement drastique de la vérité et dans la façon de se mettre soi-même en scène, très avantageusement, cela va de soi. Adam finit par se demander si ne se cache pas derrière ce sidérant écran de fumée dont on le nimbe une autre fiction, bien plus noire et que chacun s’ingénierait à maquiller ? D’ailleurs le voici soudain l’objet de violences physiques de la part de gens masqués. A-t-on compris qu’il n’était plus dupe et qu’il pouvait faire état de ses doutes devenant peu à peu des certitudes ? L’a-t-on finalement reconnu et veut-on lui faire à nouveau payer la méfiance et le rejet qu’il suscitait durant ses jeunes années ? Menace-t-il des intérêts de toute première importance ?

Se perdre dans ses souvenirs

L’expression Se perdre dans ses souvenirs m’a toujours laissé songeur : et si l’on pouvait non pas se perdre mais se trouver dans ses souvenirs ? A force de se remémorer ses années d’adolescence à Drysden, c’est-à-dire de dénaturer et de recomposer son passé, à force de chercher un Ethan idéal qui n’existera plus jamais tel qu’il était, Adam Vollmann se trouve et se perd tout à la fois. Il en arrive à imaginer des réalités qui ne sont que des fantasmes – ou le resurgissement de vieilles terreurs –, il en arrive, dans ce Monde qui n’existe pas, à tout mélanger : la vérité, si elle peut se manifester encore dans la virtualité où nous sommes de plus en plus plongés, l’illusion, le regret, les faits bruts à tous les sens du terme, la permanence des peurs, et l’évanescence des rêves.

L’ancien élève assez froussard qui ne s’appelait pas encore Adam Vollmann fait pourtant front : « J’ai peur et je ne partirai pas », dit le narrateur. Sous-entendu : tant que je n’aurai pas démonté cette mécanique folle de fictions et de mensonges – ou peut-être tant que je n’aurai pas retrouvé l’idole de mon adolescence qui par définition, ou plutôt par une sorte de nécessité, ne peut être autre que celui qui m’a tant marqué.

 J’ai trouvé parfois que l’auteur chargeait un peu la barque, comme on dit dans le langage populaire. Mais le voyage qu’il nous fait faire dans sa drôle d’embarcation est prenant, intéressant, inventif, même si la fin m’a déçu. Il reste que c’est à la fois un thriller bien construit, un livre sur ce que de tristes sires appellent ici ou là la post-vérité, une ode aux illuminations des jeunes années, avec ce que cela comporte toujours de faux-semblants et de mélancolie.

Thierry Martin

 

 

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