« Les aventures d’un sous-locataire », de Iouri Bouïda
Traduit du Russe par Véronique Patte
Gallimard, Du monde entier, septembre 2021
Troublante coïncidence avec l’actualité du drame ukrainien causé par l’attaque de l’armée de Poutine : je viens de finir un roman qui m’a été offert voici quelques mois et qui se passe en Russie.
J’ai lu pas mal de critiques – dans l’ensemble favorables et quelques-unes flatteuses – sur ce roman. Ce livre, avec son imagination échevelée, ses personnages à profusion autour de Stalen, le héros, les mille et une aventures qu’il nous fait traverser, son humour, ses aspects glauques mêlés à des moments de fête débridée, m’a moins séduit par ce feu d’artifice que par deux éléments forts. Le premier est le moment où se situe ce livre dans l’histoire russe : les années extravagantes à l’issue de l’effondrement de l’Union soviétique. Ce que l’auteur décrit, comme ce qu’il nous laisse entendre des années qui vont suivre, est vraiment intéressant. Le second élément est ce que nous dit Iouri Bouïda du peuple russe.
Mais quelques mots quand même – bien sûr – sur l’auteur et sur la trame du livre.
Iouri Bouïda est né en 1954 en Prusse orientale. Diplômé de l’université d’État de Kaliningrad, il a travaillé dans plusieurs journaux et magazines et a été le rédacteur en chef de la maison d’édition russe Kommersant (j’ignore s’il l’est encore).
Il a commencé à publier des livres dans les années quatre-vingt-dix, à Moscou, des nouvelles et des romans traduits en de nombreuses langues et dont certains ont reçu des prix littéraires. En France son roman Le Train zéro a été adapté, en 2020, au théâtre Gérard-Philippe de Saint-Denis, par Aurélia Guillet.
Un livre complètement foutraque
L’adjectif revient souvent sous la plume des critiques du roman. Pourtant, le résumé de Gallimard est d’une étonnante retenue (j’y reviens dans un instant). Il nous dit : « Quand Stalen Igrouïev arrive à Moscou dans les années quatre-vingt-dix, il rêve comme tant d’autres de devenir écrivain. Mais il est plus enclin à passer du temps auprès des femmes et à s’adonner à la boisson qu’à se mettre véritablement à écrire. Puis il rencontre celle qui l’inspirera : Phryné. Femme-monde, initiatrice de trente ans son aînée et miracle de la nature sur qui le temps glisse sans laisser de traces, elle devient une compagne idéale et sa muse, et va bouleverser le cours de son existence. » Une histoire d’amour, en somme…
Notons au passage que cette Phryné dont Stalen tombe éperdument amoureux est la digne héritière de la célèbre Phryné grecque, l’hétaïre athénienne qui « était la femme de Praxitèle et son modèle lorsqu’il sculpta la statue d’Aphrodite de Cnide », nous dit Iouri Bouïda lui-même. Elle possédait le « corps idéal ». Pendant très longtemps, cette beauté extraordinaire et inaltérable a protégé de tout ennui ces deux Phryné si distantes l’une de l’autre. Et ni les temps de l’Antiquité grecque ni ceux de la Russie soviétique n’étaient avares de pièges et de risques… Peut-être était-ce, comme semble le croire le héros, parce que les Grecs et peut-être les Soviétiques « pratiquaient la kalokagathie, autrement dit, ils considéraient que l’éthique et l’esthétique, le bien et le beau, ne pouvaient exister séparément. » Assertion toute platonicienne que les uns ne manqueront pas de dénoncer avec virulence tandis que d’autres la méditeront possiblement, d’une façon quasi pieuse.
Un résumé gallimarien tout en retenue, disais-je. En vérité, ce roman, au-delà de la part indéniable d’amour fou de Stalen pour Phryné, a quelque chose de prodigieusement luxuriant. La chute de la moindre goutte d’eau provenant de l’imagination inépuisable de Bouïda génère aussitôt des forêts tropicales. Qu’il se produise un fait somme tout banal, et voilà l’auteur qui nous attire sur les plus improbables chemins ; une simple rencontre, et en voici dix, vingt supplémentaires, parce qu’un détail a fait penser à quelqu’un d’autre et encore à des tiers. Sans parler des obsessions de Bouïda, à commencer par les femmes et l’alcool, sans négliger les ruelles de Moscou ni les fastueuses galeries du métro où il s’enchante autant qu’il y titube. On ne cesse de glisser du sordide à l’onirique, et l’on festoie – discrètement – avec des mafieux disons de haut vol…
Ce déluge d’excentricités est souvent drôle. Un seul exemple que relève pertinemment Bookycooky dans sa critique (Babelio, octobre 2021) : Stalen, un jour, loue une limousine noire avec chauffeur pour se rendre à un mariage. La voici qui entre majestueusement dans la petite cour de son immeuble, zigzagant entre les carcasses de voitures rouillées et les sacs-poubelles, en évitant autant que possible des rats dodus que coursent des chats faméliques. Près d’un tas de gravats, une vendeuse de cigarettes, la quarantaine aussi blonde que maigre, en short et collants jaune citron, un verre de vodka à la main, discute trigonométrie avec sa voisine éméchée qui vend des jeans de fabrication artisanale…
On assassine beaucoup aussi dans ce livre, avec une rare créativité sanguinaire. Bref, oui c’est un livre foutraque, mais encore c’est un livre truculent, avec ses moments intellectuels impromptus, sa poésie, ses excès, nimbés de permanentes vapeurs éthyliques. Comme souvent dans la littérature russe. Mais Iouri Bouïda n’est pas dupe ; il fait dire à Phryné qui vient de lire un projet de livre du héros : « Sans humour vos histoires sembleraient too much… » Astucieuse mise à distance. Et, de fait – et heureusement –, ce livre clairement border line, pour rester dans les anglicismes, ne manque pas d’humour.
Mais pourquoi un tel titre au roman ? Pourquoi le héros se sent-il un « sous-locataire » ?
« Un sous-locataire dans la vie comme dans la littérature »
C’est ce que nous affirme Iouri Bouïda dès la page 11.
Stalen (et l’auteur aussi, à n’en pas douter) a énormément lu. Phryné tout autant. Le roman est comme imbibé de littérature : Pouchkine, Gogol, Dostoïevski, Tchekhov, Boulgakov mais aussi Garchine, Sologoub, Biely, sans oublier Stendhal, Poe, Faulkner – j’en passe. Même les personnages les plus modestes lisent – un peuple entier semble s’adonner avec passion à la lecture : quel bonheur !
Stalen précise qu’il n’est pas un « adorateur » de ces auteurs ou d’autres encore, car « en général, je n’adore pas, je crois. » Et cette vie en littérature est si intense, si immersive que l’écriture est, nous dit-il sa seule « langue ». C’est ainsi que le héros se considère comme à mille lieues des idéologies politiques, des factions, des soumissions comme des dissidences : vrai credo ou habile façon de se préserver des foudres ?
Cette passion de la littérature est aussi une clé de l’excentricité du livre. Stalen explique (p. 191) : « Ce n’est pas un hasard si dans la littérature russe le thème du rêve et de la folie occupe une place bien plus importante que dans n’importe quelle autre littérature. » Dans la Russie postcommuniste, même les truands et les oligarques, (certains, sûrement des persifleurs occidentaux, voient mal la différence) aiment la littérature et vont jusqu’à acheter les services de nègres payés en dollars – dont Stalen lui-même, nécessité pécuniaire oblige.
L’homme russe et le monde soviétique
Bouïda, qui probablement éprouve au fond de lui de la tendresse pour ses compatriotes ballottés de régimes dictatoriaux en régimes pas moins autoritaires, n’y va pourtant pas de main morte dans ses portraits. Le Russe ? « [Il] fait des courbettes et des mimiques pathétiques, il jure fidélité, embrasse les bottes de son maître (…). Non qu’il ait une nature d’esclave, il s’agit plutôt de l’instinct de conservation qui lui a appris à manipuler la réalité, à s’adapter corps et âme à ses besoins (…). Il ne se demande pas qui a raison et qui a tort, la seule chose qui l’intéresse, c’est la réponse à la question : qui est le plus dangereux ? » (p.191).
À la page 347, un personnage au moins aussi loufoque que les autres dit à Stalen : « (…) Il n’y a que le Kremlin et le bâton qui rassemblent les hommes contaminés pas la concupiscence dans un semblant de peuple. » Et comme Stalen s’étonne du mot concupiscence, le personnage lui explique : « Le pouvoir soviétique (…) a tout fait pour priver les gens de leur histoire en la remplaçant par un misérable magasin. C’est là tout notre héritage, si on fait abstraction de l’alphabétisation générale, des usines et des vaisseaux spatiaux. Et il n’y a rien à attendre de l’intelligentsia, elle est depuis longtemps dépravée, sa couardise intellectuelle innée se transforme résolument en une panique dans sa vision du monde… »
De toute façon, nous dit ce personnage, « le pays est si vaste, qu’ici les mots et les pensées n’ont aucun sens. Son histoire non plus, d’ailleurs. » Fermez le ban.
« Les années sauvages »
Stalen se demande pourquoi on a très vite surnommé les années quatre-vingt-dix « les années sauvages. » Dans une lettre que lui a écrite un lecteur (car le héros a fini par être publié), celui-ci se souvient que, durant ces années, sa mère citait souvent un vers de Georgi Ivanov et pleurait : « C’est invraisemblable jusqu’au grotesque ; le monde était entier – et il n’est plus. » Il ajoute : « En fait, ce monde n’a pas disparu. Il a perdu son intégralité, il a énormément changé, mais il a survécu à tout, il s’est transformé, il a cessé d’être fondamentalement soviétique et il vit. »
Ces « années sauvages » sont à l’évidence une clé essentielle de la Russie de Poutine aujourd’hui. Stalen fait dire à ce lecteur – est-ce par prudence que Bouïda ne le dit pas lui-même en tant qu’auteur ? – : « Je me souviens bien de la seconde moitié des années quatre-vingt-dix et je ne souhaiterais pas revivre cette époque, mais cet univers spontané, naturel, fier, insoumis, tout ce qui résistait à la cruauté et à la férocité, me revient souvent à l’esprit. »
Soudain, après Gorbatchev et surtout Eltsine, un vent inconnu a fait voler en tous sens les certitudes, les habitudes, les censures, les pratiques. On publie des revues par dizaines, on se rue sur les baskets, le coca, on court les « marques », on singe le monde occidental. On veut de la liberté, de l’alcool, une voiture, de la fête et surtout de l’argent. Certains vont savoir y faire au moment où l’État se délite et où Eltsine lance des privatisations massives. Des fortunes colossales se bâtissent, et des réseaux aussi, soudés de secrets, forgés de services mutuels. Iouri Bouïda nous décrit très bien certaines situations résumant ces années de folie, mais dans son style d’auteur échevelé. Et c’est un des intérêts du livre, car le roman permet ce que l’essai savant (il y en a eu beaucoup sur ces années-là) réfrène par crainte de ne pas paraître sérieux…
On sent bien dans le livre que la future et drastique reprise en main de ce chaos généralisé est déjà en train de s’organiser. Les années Poutine sont pour bientôt. On sent bien que cette reprise en mains sera conduite autant au nom de motifs politiques, financiers, économiques qu’au nom – le mot va paraître bien étrange – de « valeurs ». C’est que le récit de Toutes les Russies, dans leur immensité, fondées sur un absolu conservatisme chrétien, et réunies sous la férule d’un seul maître recommence à s’écrire. L’obsession de préserver les valeurs traditionnelles d’un empire russe idéalisé ne fait que débuter. On peut d’ailleurs relever au passage que la culture – il faut y mettre des guillemets dans ce cas – va être totalement instrumentalisée à cette fin. Ainsi Vladimir Medinski, qui en février a été désigné pour mener les négociations avec Kiev (j’ignore si c’est toujours lui) et qui est l’auteur de nombreux ouvrages et ex-ministre de la culture va, en usant de tous ces attributs, être un des plus fervents à déconstruire les principales images associées au régime, identifiant et conspuant des boucs émissaires. Tous des menteurs ! Il n’a pas non plus ménagé sa peine pour glorifier « la grande guerre patriotique », expression qui désigne en Russie le conflit avec l’Allemagne nazie. À l’heure de la guerre contre l’Ukraine et des prétextes qui sont brandis pour tenter de la justifier, je suppose que ça vous rappelle quelque chose…
« À quoi bon un monde sans la Russie ? »
Ce roman, souvent déconcertant, pointe parfaitement les faiblesses, le charme et les folies de ce grand peuple russe et de sa tumultueuse histoire récente, tout comme il sait débusquer les ferments de ce qui va advenir quelques temps après les « années sauvages ». Ce n’est pas seulement un livre « foutraque », encore moins une facétie.
En guise de conclusion, non pour vous faire trembler, mais pour rappeler quelques données, il n’est pas inutile de savoir qu’il faut à peine 200 secondes pour que le plus moderne des missiles russes à tête nucléaire atteigne Paris. 202 secondes pour arriver à Londres. 103 pour Berlin. L’apocalypse à vitesse hypersonique.
Bien sûr le Kremlin sait que l’Occident ne mettrait pas beaucoup plus de temps à détruire Moscou et Saint-Pétersbourg, pour ne parler que de ces villes et, comme l’a dit un jour Poutine « Cette guerre n’aurait que des perdants ». Mais dès 2018 il a prononcé deux phrases stupéfiantes. La première est de demander « À quoi bon un monde sans la Russie ? », laissant entendre que si elle venait à disparaître dans un tsunami atomique, la planète n’aurait de toute façon plus beaucoup d’intérêt ; la seconde phrase a recouru au vocabulaire de la martyrologie qui, faut-il le rappeler, n’est pas l’apanage des seuls premiers chrétiens et des islamistes d’aujourd’hui : « Nous, a dit Poutine, [nous mourrons] comme des martyrs, nous irons au paradis ; eux, crèveront » (propos rapportés par Le Monde).
On peut imaginer que Stalen, s’il a entendu ou lu ça, a dû ouvrir en toute bonne conscience une énième bouteille de vodka et la lever haut vers le ciel. Je crois l’entendre rire en disant que si le paradis est la destination premium des attaquants et des fanatiques de tout poil, il doit falloir non pas quelques autres bouteilles mais des océans de vodka pour pouvoir trinquer avec ces innombrables sous-locataires du lieu…
Thierry Martin