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« Les versions du sujet », André Pessel

Étude de quelques arguments sceptiques au XVIIe siècle
de André Pessel
Paru chez Klincksieck Collection(s) Critique de la politique, mars 2020

André Pessel

Voici un essai posthume et fort intéressant d’André Pessel, né en 1935 et mort en 2019.
André Pessel a été professeur de khâgne au lycée Louis-Le-Grand, à Paris, enseignant à l’école normale supérieure où il était devenu maître de conférences à la demande de Jacques Derrida et de Louis Althusser. Plus tard, il a été nommé inspecteur général de l’éducation nationale. Il était aussi – et c’est la raison pour laquelle, il y a déjà assez longtemps, je m’étais intéressé à son travail – un spécialiste du philosophe que j’admire le plus : Spinoza.
Tout au long de sa vie André Pessel s’est en outre impliqué dans la société civile : il fut notamment membre du Conseil d’orientation des programmes de La Cinq (1998) et de plusieurs commissions sur le numérique ; il participa également au Conseil d’administration de l’Agence française de lutte contre le sida, ainsi qu’à des actions dans le milieu carcéral.

Avant l’important travail d’André Pessel sur les Sceptiques et les Libertins à l’âge classique, d’autres ouvrages avaient étudié ces courants de pensée. Notamment celui, assez ancien et qui est une référence, de René Pintard, en 1943, ou ceux plus récents (1995) de Richard Popkin, Histoire du scepticisme. Signalons aussi la parution, en 2001, chez Albin Michel (collection Idées) d’un ouvrage collectif de belle qualité, coordonné par Pierre-François Moreau et intitulé Le scepticisme au XVIe et au XVIIe siècle – Le retour des philosophies antiques à l’âge classique.
Mais l’originalité de l’essai de Pessel est de s’attacher aux différentes « versions du sujet », comme l’indique le titre un peu énigmatique voire un peu rébarbatif.

Pourquoi « Versions du sujet » ?

Comme l’écrit Patrick Juignet dans le site Philosophie, Science et Société (11 octobre 2018), le Sujet « est devenu la notion à tout faire de la psychologie, de la psychanalyse, de la morale, de l’éthique, de la politique, du droit, de la linguistique et même de la critique littéraire. Il est le nom moderne d’une entité floue combinant la personne, l’individu, l’ego, le moi, le Je. » Il est le « supposé point de source de la pensée, l’origine de l’autonomie consciente, de la souveraineté et de la liberté individuelle, voire l’agent unique des actes, le pilote virtuel de l’individu autonome ». Mais si « la modernité s’est construite sur l’idée que l’homme est un sujet souverain, (…) elle n’a par ailleurs cessé de démontrer la vanité d’une telle prétention en mettant en évidence les multiples déterminations, biologiques, psychologiques, sociales, économiques, épistémiques, dont il dépend et qu’il méconnaît ».

André Pessel prend ce parti relativiste d’emblée : « Nous parlons (…) des versions du sujet et de la déclinaison de l’ego car il y a plusieurs figures du sujet (…) et le moi n’est pas nécessairement dans la position de la première personne, ni le centre de la perspective » (on peut rappeler à cet égard que dans quelques langues, dont le japonais, le « je » ne ramène pas explicitement la centralité du sujet vers soi).
Le Sujet est donc finalement assez peu cernable, et en toute « personne » (pour prendre un terme moins connoté) les idées elles-mêmes sont indissociables de celle en qui elles se forment. Montaigne professait qu’il faut « tâter de toute part comment une pensée est logée en son auteur. » Pessel ajoute : « Selon le prestige de l’identité, on a un sujet multiple. »
Du fait de ces nombreuses versions du sujet, le scepticisme est pluriel « et il se déplace. »
Non pas un catalogue mais une étude des formes de la pensée sceptique

L’autre intérêt de l’essai d’André Pessel est de ne pas livrer un catalogue de ces courants de pensée français des XVIe et XVIIe siècles mais d’en étudier les formes diverses, en réhabilitant leur puissance active. L’âge classique avait relégué ces travaux au rang de productions de « libertins » émanant de minores comme on appelle parfois les auteurs de deuxième ou troisième ordre. A propos de « libertins », rappelons au passage que dans sa version d’origine, un libertin – du latin libertinus, « esclave libéré », « affranchi » – est celui qui remet en cause les dogmes établis. C’est un libre penseur ; d’où le qualificatif de « libertin d’esprit » qui n’est pas nécessairement le « libertin de mœurs. » Le libertin d’esprit s’affranchit notamment de la métaphysique.
L’essai d’André Pessel procède à l’exhumation du fondement subversif qui sous-tend ces courants de pensées. Il nous fait traverser les œuvres des sceptiques, athées ou chrétiens, de Jean-Pierre Camus (Evêque de Belley, 1584-1652) et Pierre Charron (1541-1603) à Gabriel Naudé (1600-1653), et de Montaigne (1533-1592) à François de La Mothe Le Vayer (1588-1672). Ce dernier, figure centrale, était une sorte de porte-parole du scepticisme de Montaigne. Il écrivit sous une multitude de pseudonymes dont les soi-disant titulaires étaient localisés à d’improbables adresses étrangères, et il masquait également les noms des interlocuteurs qui ont émaillé ses « Dialogues » (en son temps, René Pintard s’était attaché au déchiffrage de ces masques). Bien que fort dissimulé, La Mothe Le Vayer aurait largement pu être inquiété mais ce ne fut pas le cas. Certains ont pensé qu’il devait cette paix à la protection de Richelieu à qui il aurait prêté sa plume en matière de politique étrangère.
Refoulés hors de la prestigieuse histoire de la philosophie, bien des penseurs sceptiques ont pourtant payé très cher leurs réflexions et prises de positions. Les uns ont subi des interdits, des procès, et les moins prudents, c’est-à-dire ceux qui étaient politiquement les plus explicites, ont été victimes d’abominations allant de tortures aux monstrueux bûchers. Car il a été vite perçu qu’il y avait dans cette pensée sceptique plus qu’une menace, un danger vital pour les institutions politiques et religieuses dont les pouvoir étaient cimentés par des dogmes. Interroger ces fondements, pis, les remettre en cause pouvait faire vaciller l’ensemble : ce fut d’ailleurs le cas un peu plus tard. Courageux, créatifs, ces penseurs ont pourtant été longtemps dédaignés par l’approche classique qui ne voyait ces textes que comme des éclats de violence ou de simples « curiosités ». Au mieux, on peut dire que les classiques les ont plongés dans le silence.
André Pessel redonne voix à ces silences. Il montre comment les sceptiques, au travers de leurs modalités de suspension du jugement et au travers de la déclinaison des figures de l’ego, ont démystifié la prétention à la vérité absolue, la postulation de l’évidence, la croyance en la certitude (Nietzsche dira bien plus tard : « Ce n’est pas le doute qui rend fou, ce sont les certitudes » …).
Pessel s’appuie en quelque sorte sur la démarche des sceptiques et libertins eux-mêmes : pour eux en effet, le sujet du savoir est dépendant des situations.

La Raison n’est pas raisonnable
Au sein du rationalisme classique qu’on peut présenter comme le triomphe des normes de vérité que l’ordre de la raison impose dans tous les domaines (sciences, arts, mœurs, méthodes), le plus illustre penseur est clairement Descartes (1596-1650). Le cartésianisme fut l’un des grands ennemis des sceptiques, notamment après la disparition de l’auteur. Pourtant, Descartes était moins assuré qu’on ne le croit généralement de l’opérationnalité systématique de la raison, conscient que nos jugements sont prisonniers de la coutume. De même, il était plus nuancé qu’on ne le dit quant à la prévalence du fameux « bon sens ». Il disait : « Il faut travailler sérieusement à s’élever jusqu’au bon sens. » La méthode universelle qu’il professait était pour lui davantage un idéal qu’un acquis.
Mais la Raison conçue selon sa pratique dogmatique fut l’un des repoussoirs des Sceptiques et des Libertins. Pour eux, la Raison n’accède pas à la nature qui n’est qu’une « branloire pérenne ». Elle est une réalité fluctuante et imprévisible, elle est la source de nos malheurs ; elle n’est en rien la réalisation d’un ordre immuable.
La Mothe Le Vayer prend l’exemple des figures en terre glaise : « Notre esprit […] tournant la matière qu’il se propose [de travailler] en cent façons différentes, lui donne toutes les formes qu’elle est capable de recevoir, de même qu’un potier fait ce qu’il veut de la terre argileuse, la remuant à sa fantaisie, selon les lois de son métier. »
La Raison n’est pas davantage « raisonnable » car elle ne parvient que peu à tempérer les passions. En revanche, sure d’elle-même, elle peut conduire à tous les excès et – donc – à la bêtise. Elle est d’autant moins digne de confiance que les penseurs dits classiques l’utilisent souvent à rebours de ce qu’elle devrait générer, en évacuant l’analyse et une certaine forme d’approche scientifique au bénéfice de principes d’ordre, de hiérarchies, de volonté de tout contrôler. Voilà qui révulse les Sceptiques.
Alors, autant « profiter de la vie » dirait-on aujourd’hui. C’est-là un des axes de la pensée libertine du XVIIe siècle. Contrairement à l’âne de Buridan qui finit par mourir de faim à force d’hésiter entre des bottes différentes d’avoine, le Libertin goûte à toutes, mais avec mesure. C’est la variété qui le séduit. François La Mothe Le Vayer incite chacun à participer à ce festin « d’une main si généreuse, ou si libertine, qu’elle ne peut suivre que le seul caprice de [ses] fantaisies, et cela avec une licence si indépendante et si affranchie qu’elle fait gloire de n’avoir (…) plus important objet que [sa] propre satisfaction ».

La poétique des Sceptiques et des Libertins

Peut-être pour ne pas tomber dans une quelconque forme du classicisme qu’ils exècrent, les Sceptiques s’expriment dans leurs écrits de façon plus littéraire que ceux qu’ils attaquent. Ils usent et parfois abusent des fables, des métaphores, quelquefois de l’emphase. Cette approche induira d’ailleurs plus tard une sorte de schisme dans ce courant, avec notamment Humes qui rejettera l’idée de se libérer de la Raison par l’imagination. Vrai débat…
En commentant ses écrits La Mothe Le Vayer notait : « J’ai simplement suivi l’humeur bizarre qui me possédait dont il n’y a personne qui n’ait souvent ressenti combien les saillies sont difficiles à modérer. Elle me fait quelques fois passer brusquement d’un sujet à un autre selon que ses caprices sont violents. »
Un des intérêts et un des charmes du Scepticisme – ou, au contraire sa faille majeure pour ceux qui n’en pincent que pour la Raison – est la fluidité permanente du discours, le goût du verbe et de l’image, l’impossibilité, au demeurant assumée, de porter des jugements, y compris envers soi-même. Ce qu’on appelle en grec l’épochè (« arrêt », « interruption », ou encore « suspension du jugement ») est pour les Sceptiques l’aboutissement suprême de la réflexion.

Thierry Martin

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