Yuval Noah Harari, En 2017.
Yuval Noah Harari, en 2017.

L’œuvre-phénomène de Yuval Noah Harari

Éditions Albin Michel – 1ère édition en 2015

Comment ne pas parler, même tardivement, du livre « Sapiens, une brève histoire de l’humanité » de Yuval Noah Harari ? L’auteur, né en Israël en 1976, diplômé d’Oxford, est à l’origine un universitaire spécialisé dans l’histoire militaire du Moyen Âge. Ayant accepté, à la demande de ses étudiants, de faire un cours d’« Histoire globale », il a finalement décidé d’en tirer un ouvrage. Peu d’éditeurs pariaient sur un tel livre et sur ses 500 pages. Et pourtant, peu à peu, il est devenu un bestseller mondial.

Sapiens, une brève histoire de l’humanité, a été complété plus récemment par Homo deus, une brève histoire de l’avenir puis par Vingt-et-une leçons pour le vingt-et-unième siècle. Aujourd’hui, l’ensemble des trois ouvrages a été publié dans une trentaine de pays et s’est écoulé à près de 17 millions d’exemplaires, dont plus de 8 millions pour Sapiens : ce sont des chiffres rarissimes dans l’histoire de l’édition. Si le bouche-à-oreille a énormément contribué au succès phénoménal du livre, l’existence d’un fan club de départ particulièrement éminent est aussi une raison de ce succès hors normes. De l’ex-président Barack Obama à Mark Zuckerberg, en passant par Bill Gates, des artistes célèbres ou encore Hubert Védrine, l’ancien ministre des Affaires étrangères de François Mitterrand, les louanges n’ont cessé de pleuvoir.

De quoi nous parle donc Yuval Noah Harari dont le talent premier, et salué par tous, est la capacité à se promener entre les disciplines : l’histoire, la biologie, l’anthropologie, la sociologie, la philosophie, l’économie… ? Dans ses livres, ce mixage de savoirs produit une vision d’ensemble dense mais présentée en termes simples, nourris d’images frappantes, parfois de graphiques, et marquée d’humour : Harari est un chercheur opiniâtre et un pédagogue hors pair.

Sapiens : une bête de scènes

Yuval Noah Harari

Yuval Noah Harari se penche sur le parcours d’Homo sapiens dont on sait depuis 2017 qu’il existait déjà voici 300 000 ans et qu’il a cohabité pendant des milliers d’années avec d’autres hominidés. Un  métissage a d’ailleurs eu lieu et l’on trouve environ 2,2 % d’ADN néandertalien chez les populations européennes et asiatiques modernes : chez nous, donc.

Harari s’intéresse à Sapiens au moment où il devient le seul survivant de tous les hominidés, il y a à peu près 70 000 ans. Quelque temps auparavant, la Terre était encore habitée par au moins six espèces différentes.

Pourquoi et comment le genre Homo Sapiens – le nôtre – a-t-il réussi à dominer la planète ? Comment passe-t-on de cet animal parmi d’autres animaux au statut de maître de la Terre alors que notre génome ne diffère que de 1,2 % de celui des chimpanzés ?

Pour Yuval Noah Harari, nous avons effectué ce parcours sidérant pour quelques raisons simples : la découverte du feu, bien sûr, la fabrication d’outils sans cesse plus efficaces, la révolution agricole, mais bien davantage la capacité de Sapiens à coopérer avec les autres, à créer des réseaux et à forger des mythes. En somme, à inventer des histoires. « Le facteur déterminant qui nous a propulsés des marges au centre, dit Harari, c’est la fiction. » Pour lui, c’est, sinon la clé, au moins un passe-partout dans le trousseau. La création de la monnaie, la diffusion des religions, l’avènement de État-nation, les différentes formes d’humanisme – les fictions nous dit-il – ont forgé notre monde « moderne ».

Commentant son livre dans les médias (ici en l’occurrence à Télérama), Harari explique que « toutes les grandes réalisations humaines, de la construction des pyramides à la conquête de la Lune, sont nées de coopérations à grande échelle et s’enracinent dans des histoires, des mythologies : Dieu et le paradis, l’argent, la nation ou la justice… Aucune de ces choses n’a d’existence objective. Ni les Nations Unies ni les droits de l’homme ne sont des faits biologiques, ils ne sont pas inscrits dans notre ADN. Il s’agit d' »histoires », certes bénéfiques, [mais] que nous avons inventées et qui nous permettent de cimen­ter notre ordre social, tout comme les sorciers « primitifs » le faisaient en croyant aux esprits. De même que les « sorciers » d’aujourd’hui croient sincèrement à la toute-puissance de l’argent et à l’existence des sociétés anonymes à responsabilité limitée ». S’agissant de l’argent, il est en effet assez incroyable que nous acceptions sans hésiter de céder notre appartement, l’argenterie de Mamie ou notre voiture contre de vulgaires bouts de papier. Puissance des mythes partagés…

Si les mythes créés par Sapiens ont évolué au fil des âges, il continue d’en fabriquer : aujourd’hui « on pourrait citer les États-Unis ou Apple… » dit Harari, et, surtout, et partout, « le consumérisme selon lequel il suffit d’acheter quelque chose pour résoudre ses problèmes (…) et qui transcende toutes les frontières. Peu importe que vous soyez chrétien, juif, musulman ou hindou, que vous viviez en France, en Israël ou en Chine ».

Un homme sans Dieu

L’affaire que rappelle Harari est celle de la métamorphose stupéfiante d’un simple mammifère qui deviendra nous. Le voici hier sans feu ni lieu, puis avec feu mais toujours sans lieu, c’est un nomade, il est vêtu de haillons, il a probablement peur de tout, c’est un cueilleur de champignons et de baies mais il tire aussi des flèches sur les autres animaux afin de manger à sa faim. Et puis, le temps d’un battement de cil à l’échelle cosmologique, le voilà au vingt-et unième siècle, sûr de lui, habillé en sportwear, le voilà sédentaire et fier de son drapeau national. Accroché à son smartphone, il regarde des séries ; certains prennent l’avion comme d’autres le tram ou le métro, et à la place des flèches autrefois tirées sur les mammifères pour les tuer et se nourrir, le voici capable de lancer des missiles sophistiqués sur ses voisins – pour on ne sait trop quelles raisons d’ailleurs, si l’on y réfléchit. C’est en effet une évolution sidérante.

Pour l’auteur il n’y a pas de Dieu qui cimente et guide cette prodigieuse carrière, pas d’humanisme spontané, encore moins de « droits naturels ». Pour Yuval Noah Harari, Homo sapiens, sur sa petite planète née du Big Bang, n’est que le très lent fruit d’une lutte pour la survie, selon les lois de l’évolution par la sélection naturelle : c’est un animal courageux et même intrépide qui a su conquérir le monde par son intelligence, sa curiosité, sa sociabilité, sa flexibilité, et son talent pour le « storytelling ».

Dans ces conditions, aux yeux de l’auteur, Sapiens n’a bien sûr pas d’âme qui nous différencierait radicalement de tous les autres animaux. Parmi les théologiens, même ceux qui ne contestent pas que la Terre et la vie sur celle-ci n’ont pas 6000 ans comme le dit la Bible mais 4 milliards et demi d’années comme le prouve la science, même ceux qui ne contestent pas – ne contestent plus – la réalité de l’évolution par la sélection naturelle, même ceux-là adjoignent quand même une âme aux hominidés. L’apparition de ladite âme reste au demeurant un grand mystère. Elle s’est produite, nous explique-t-on, quelque part au cours du cheminement de nos très lointains ancêtres, après une intervention surnaturelle décisive. Pourquoi en cours de chemin plutôt qu’en tout début de parcours ? Peut-être parce qu’il a dû paraître ardu d’affirmer que le protozoaire que nous fûmes tout jeunes avait une âme, tout comme le poisson que nous avons été un peu plus tard, puis le reptile, puis l’oiseau, puis, après quelques autres pérégrinations, un singe, puis bien plus tard des hominidés – dont finalement Sapiens, c’est-à-dire vous et moi. Harari évoque ironiquement cette introduction extraordinaire d’une âme chez les hominidés, qui se serait donc produite subitement, un beau jour. Il demande : « C’était quand, exactement, ce beau jour ? » Il nous laisse imaginer le premier bébé soudainement pourvu d’une âme. Il a certes été fabriqué comme tous les bébés, au moyen des gamètes d’un homme et d’une femme, mais de cette copulation somme toute très classique est né un bébé d’un tout nouveau genre : un bébé avec âme. L’image prise par Harari peut faire sourire, faire réfléchir ou choquer, elle n’en pose pas moins une question pour le moins majeure. Et l’on peut se demander ce qu’il a bien pu se dire, ce bébé avec âme, une fois grandi, en regardant ses parents, ses frères, ses sœurs, ses amis qui, eux, n’en avaient pas ? Et comment allait-il se débrouiller pour la transmettre à ses descendants, hors de tout patrimoine génétique et allant peut-être s’accoupler à une femme qui, si ça se trouve, n’en possédait pas encore une ? Vastes questions… On peut noter au passage que si l’on tient absolument à ce que Sapiens ait une âme, il est peut-être plus simple de considérer qu’elle n’appartient pas qu’à lui, mais au cosmos lui-même, ce qui nous renvoie à l’anima mundi chère à Platon : âme globale, universelle qui irriguerait tout ce qui peuple les galaxies.

Homo sapiens, pour Harari, n’est pas nécessairement plus heureux aujourd’hui qu’hier. Il dit dans une interview : « Nous avons souvent traité du bonheur comme s’il dépendait de facteurs matériels – la nourriture, l’hygiène ou la richesse. Et pourtant, le plus souvent, il est d’abord lié à nos attentes. Or, si notre situation s’améliore, nos attentes augmentent, ce qui ne rend pas les hommes plus satisfaits que leurs ancêtres… Le capitalisme et le consumérisme, à la différence des systèmes religieux et idéologiques précédents qui nous invitaient à nous satisfaire de notre condition, nous répètent que nous devons sans cesse en vouloir plus. »

Et comment le voit-il évoluer, Yuval Noah Harari, cet Homo sapiens consumériste, sans Dieu, mais révérant de nouvelles icônes, l’argent, la technologie, cet homme finalement seul et violent avec les autres animaux – une grosse centaine de pages d’Homo Deus est consacrée aux souffrances que Sapiens fait subir aux autres animaux –, vers quel destin se dirige-t-il ? Va-t-il s’auto-exterminer ? Ou bien dépasser ses limites biologiques, et créer un être « surintelligent » qui pourrait représenter la fin d’Homo sapiens ? La vision de Harari est surtout développée dans Homo deus.

Vers un homme-Dieu ?

Pour Yuval Noah Harari, il est quasi certain que les hommes essaieront de fusionner biotechnologie et intelligence artificielle, de « développer des supercapacités cognitives et mentales, allonger la durée de vie et relier des cerveaux humains à des ordinateurs. » Il rappelle que Google a récemment créé une société de biotechnologie, Calico, dont « l’objectif est de triompher de la maladie, de la vieillesse et de la mort. »

Dans son entretien avec Télérama, il pose une question assez terrifiante : « De nombreux experts estiment que d’ici quarante ans une grande partie des emplois humains seront assurés par l’intelligence artificielle et que la question politique du XXIe siècle sera : qu’allons-nous faire de ces milliards de gens « inutiles », qui n’auront aucune fonction dans l’économie ? Ce qui me préoccupe, c’est que nous laissons un petit groupe d’entreprises privées, Google, Facebook ou IBM, décider de ces orientations majeures. Si l’on veut s’opposer à ces projets de transhumanisme, qui prônent l’usage des sciences et de croyances pour améliorer nos caractéristiques physiques et mentales, on ne peut se contenter de pousser des cris d’horreur. »

Dans une autre interview, donnée à la Revue des médias de l’Ina, il ajoute : « Malgré tout ce qui se dit sur l’extrémisme islamiste et sur l’intégrisme chrétien, le lieu le plus intéressant au monde d’un point de vue religieux n’est ni la Syrie ni la Bible Belt, mais la Silicon Valley. C’est là que des gourous hi-tech nous concoctent de toutes nouvelles religions qui n’ont que peu de choses à voir avec Dieu et qui ont tout à voir avec la technologie. »

Avec une ironie glaçante, il demande à son interlocuteur : « D’où pensez-vous que les grands changements du XXIe siècle émergeront : de l’État Islamique ou de Google ? C’est vrai, ISIS [acronyme anglais pour l’Etat islamique] sait poster des vidéos sur YouTube. Bravo. Mais hormis dans l’industrie de la torture, combien de nouvelles startups syriennes ou irakiennes se sont fait connaître ces derniers temps ? »

A l’issue de ces deux livres passionnants (Sapiens et Homo deus), et en prenant connaissance des interviews et des conférences d’Harari, je me suis demandé si cet Homo deus bien probable était la négation de l’homme ou son accomplissement. Une chose est certaine : qu’il ait été créé par un dieu ou qu’il soit le seul produit de la sélection naturelle, Homo sapiens a en lui cette capacité de métamorphose. S’il en arrive à se modifier radicalement, ce peut être par une sorte de perversion de son intelligence comme ce peut être par influence satanique ou par volonté divine : je ne vois pas d’autres options. Et pour rester dans l’ambivalence, on peut soutenir qu’en se « déshumanisant » pour devenir un cyborg, Homo sapiens renierait l’essence même de ce qu’il est, comme on peut soutenir aussi qu’en se « déifiant », il ne ferait que poursuivre le cheminement biologique et historique qui lui a permis d’émerger puis de surpasser toutes les autres espèces.

Homo deus sera-t-il le début de notre fin ou juste une nouvelle étape dans notre bien mystérieuse trajectoire ?

Thierry Martin

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