« L’ordre du jour », Éric Vuillard
Prix Goncourt, Actes Sud – mai 2017
Ça se lit un peu comme un roman policier, pétri d’intrigues, de suspens, de rebonds. Et c’est extrêmement bien écrit, parfois dans un français qui n’a plus cours, adjectifs ou verbes surannés que l’auteur a peut-être choisis pour coller à l’époque que suit le livre : de 1933 à la fin de la Seconde Guerre mondiale, des tout débuts du Chancelier Adolph Hitler jusqu’à Nuremberg.
J’ai dit « roman » mais Éric Vuillard a dénommé son livre Récit. Le livre n’est ni l’un ni l’autre en vérité, ou plutôt les deux à la fois. Récit par la véracité des faits, roman par leur mise en scène et par les commentaires de l’auteur sur ces moments tragiques. Notons au passage que c’est la première fois qu’un Récit obtient le prix Goncourt alors que son règlement prévoit de ne récompenser que les romans, et que c’est la première fois qu’est couronné un livre étant paru bien plus tôt que lors de la fameuse rentrée littéraire de septembre.
Pouvoir, argent, affaires
Tout commence par une rencontre discrète, organisée par Göring, entre le Führer et quelques très grands patrons : les Nazis ont besoin d’argent pour la prochaine campagne législative. S’ils gagnent, ils promettent de mettre de l’ordre, de juguler ces syndicats horripilants, ces journalistes insupportables : « Ces élections seront les dernières pour les dix prochaines années ; et même – ajoute [Göring] dans un rire – pour les cent ans. »
Les dirigeants de Krupp, d’Opel, de BASF, d’IG Farben, de Siemens, d’Agfa, d’Allianz, de Telefunken, de Bayer sortent leur chéquier. Pour eux, c’est une réunion comme une autre, « un épisode assez ordinaire de la vie des affaires », ni la première ni la dernière où ils aideront un parti au pouvoir. Business as usual.
Lors d’une interview, Vuillard parle d’aujourd’hui, il cite le groupe français Lafarge dont on a dit qu’il avait traité avec Daech. Il déclare : « Ça ne doit pas être le seul à agir ainsi, ce serait très étrange. L’Homo economicus est absolument sans morale. Augmenter les profits, c’est sa loi pure. »
Dans Congo déjà (Actes Sud, 2012), Éric Vuillard reconstituait en détail la conférence de Berlin de 1884 lors de laquelle des diplomates européens bien habillés découpèrent l’Afrique en parts de gâteau (« Regarde ! écrit-il, ce sont les puissances d’Europe telles que Dieu les a faites et telles que moi j’ai épousseté leurs os et tendu leur peau toute blanche. Elles faisaient bien ce qu’elles voulaient de leurs domestiques et de leurs nègres, eh bien moi, je dispose de leurs grandes carcasses héroïques ; j’en fais ce qui me plaît. »).
Et dans la revue America où il écrit un texte sur John Jacob Astor, premier multimillionnaire des États-Unis, à la réputation sulfureuse, Vuillard note : « On ne passe pas de riche à billionnaire sans commettre une sorte de crime. »
Éric Vuillard ne cache pas où il se situe politiquement.
Une boucle qui finit par se boucler…
Ce livre fort et séduisant, au langage sculpté, m’a toutefois laissé songeur de-ci, de-là. Par son architecture d’abord, car après l’entrée en matière fracassante – cette réunion incroyable entre les grands patrons allemands et Hitler – le récit bascule soudain dans la préparation puis la mise en œuvre de l’Anschluss. On apprend des choses comme par exemple ce dîner assez surréel entre Chamberlain et Ribbentrop, à Londres, en présence de Churchill, où le Nazi papote à n’en plus finir pour retarder une possible action du Britannique à qui l’on vient d’apporter un message annonçant que les troupes allemandes ont envahi l’Autriche, la nation d’origine d’Hitler. Face au déluge de mots de Ribbentrop et de son épouse, sciemment déversé, Chamberlain, s’il a compris le sens général de la note, n’ose pas la consulter en détail, « par éducation » dira Vuillard à un journaliste, et encore moins se lever et aller rejoindre illico les membres de son gouvernement – ce qu’il finira par faire, mais sur le tard.
On s’instruit donc, mais on se demande quel est le lien entre l’introduction spectaculaire du livre et ces longs et au demeurant très réussis passages sur l’Autriche qui s’effondre, entre l’attente quasi idéalisée de l’arrivée des Allemands par une partie de la population, pas mal de minables renoncements de hauts responsables, et un diffus sentiment de culpabilité d’être si faibles.
La boucle se bouclera à la fin du livre, sinistrement, tragiquement, lorsque Vuillard raconte comment on a su, après la guerre, que les grands patrons croisés au début de l’ouvrage n’ont cessé, durant le conflit, de puiser de la main-d’œuvre parmi les déportés de tous les camps de concentration – le livre fournit les détails les plus précis. Ça fait froid dans le dos, ça révulse mais cette effrayante retombée sur ses pieds du récit n’a pas effacé dans mon esprit l’aspect étrangement dual du livre, cette architecture un peu flottante.
Un autre aspect de ce livre (dont je redis qu’il est un bon livre au total) m’a également décontenancé.
Un genre littéraire nouveau ?
Récit (puisé aux sources historiques), le livre s’accompagne de détails fictionnels : la façon dont Éric Vuillard voit les séquences qu’il décrit. Quelque chose m’a gêné dans ce mélange : la petite lampe qu’on allume dans un bureau où se trame l’Histoire, la main qui caresse la rampe d’un escalier en descendant les marches d’un hôtel particulier, un geste qui soudain relève des lunettes, et j’en passe. Tout en ressentant cette légère gêne, je me disais Pourquoi pas, au fond ?, essayant de ne pas m’enfermer dans les catégories littéraires habituelles. Pour autant, je n’ai pas été convaincu, comme d’ailleurs chaque fois que je lis un travail somme toute historique sur le fond, doublé de mise en scène inventée.
Dans L’ordre du jour, cette mixité m’a paru d’autant plus étrange que la plume – et certainement le cerveau ! – d’Éric Vuillard est riche, inventive, élégante. La perméabilité entre le récit, ses commentaires et la fiction s’en trouve encore plus surprenante.
Mais je redis Pourquoi pas ? C’est peut-être cela aussi que les jurés du Goncourt ont voulu récompenser, cette novation littéraire.
En tout cas, ces mélanges ne sont pas le fruit du hasard, ni un soudain et incontrôlé emballement de l’auteur en écrivant son ouvrage. Éric Vuillard dit à un journaliste : « Il y a du vinaigre dans la littérature. Le style, l’écriture nous dégrisent des faits d’idéologie, des fables. Finalement, il est possible que la fiction soit plutôt du côté des pouvoirs qui, eux, ont besoin de “ventriloquer” les autres, de raconter une histoire qui leur est favorable… »
Une chose est sûre : cette écriture-engagement ne laisse pas indifférent.
Thierry Martin