Denis Ménochet Et Khalil Ben Gharbia
Denis Ménochet et Khalil ben Gharbia

Presque bonheur et presque ennui

 Peter von Kant, film de François Ozon – en salles actuellement.

Connemara de Nicolas Mathieu – Actes Sud, févier 2022, 400 pages.

Denis Ménochet, Khalil ben Gharbia

Un film, un roman. Deux œuvres qui m’ont, chacune, laissé une étrange impression, entre vrai plaisir, parfois bonheur (le film d’Ozon), et déception, parfois ennui (le roman de Nicolas Mathieu). Ces sensations contraires, parce qu’elles sont communes aux deux œuvres, m’ont donné l’idée de réunir ce film et ce roman dans une seule et même chronique.

Le film Peter von Kant vient de sortir tandis que le roman Connemara est un peu plus ancien puisqu’il a été publié en février de cette année. Bien que je l’aie acheté juste après sa sortie, en février, je ne l’avais pas encore lu. Pour l’anecdote, habitant à la montagne et n’allant pas si souvent que ça « à la ville », résistant aux facilités de commandes par Internet pour continuer de soutenir les librairies en chair et en papier, je fais régulièrement des provisions d’ouvrages quand je « descends ». Une fois de retour chez moi, je prétends les ranger convenablement, en attente de lecture. Mais la vérité est qu’il m’arrive souvent de les fourrer dans des recoins improbables que mon enthousiasme du moment juge éminemment pertinents… Ils ne resurgissent un beau jour que par le plus grand des hasards. Ce qui souligne certes que je suis un piteux archiviste mais traduit également la triste disparation de toute librairie dans la plupart des lieux éloignés des métropoles, dont ma vallée. Hélas !

Si on ne présente plus François Ozon qui a réalisé – prouesse ! – 21 films en 24 ans de travail, on peut encore présenter Nicolas Mathieu, même s’il a obtenu le prix Goncourt pour son livre Leurs enfants après eux qui était, à mes yeux, un ouvrage fort et prenant.

L’opus d’Ozon

François Ozon

François Ozon renoue avec son cher Fassbinder dont il avait déjà adapté pour le cinéma, avec brio, une pièce de théâtre : Gouttes d’eau sur pierres brûlantes. Rainer Werner Fassbinder l’a écrite à l’âge de 19 ans mais ne l’a jamais mise en scène. Avec Peter von Kant, Ozon revisite une autre pièce de l’Allemand, Les Larmes amères de Petra von Kant. Cette fois, le dramaturge et cinéaste allemand l’avait lui-même – et superbement – portée à l’écran, en 1972.

Avec Peter von Kant, Ozon s’approprie le monde fassbinderien de façon assez libre même si les références au maître sont très nombreuses. Mais il change d’univers et de genres : son film ne se situe plus dans le monde de la mode mais dans celui du cinéma et les personnages féminins deviennent masculins. Il a dit, dans une interview, qu’après Huit femmes, il n’avait pas voulu recréer un monde encore exclusivement féminin. Mais la trame de son film reste la même que chez Fassbinder.

L’histoire : Peter von Kant est un célèbre réalisateur. Il habite à Cologne avec Karl qui est à la fois son assistant, son employé de maison et son souffre-douleur. Notons au passage la difficulté de ce rôle, interprété par Stefan Crepon, car il ne dit pas un seul mot de tout le film et ne peut donc communiquer avec nous – et les protagonistes – que par ses attitudes et son regard. Un jour, une grande star, Sidonie, qui, à ses débuts, a travaillé avec Peter et est devenue une amie, lui présente un jeune homme d’origine modeste, Amir, qui rêve de devenir acteur. Il est beau et encore plus sensuel. Peter von Kant en tombe éperdument amoureux. Il lui promet un rôle et le jeune homme se laisse envoûter par le grand von Kant – à moins que, plus prosaïquement, il voit seulement où est son intérêt. Il devient son amant et s’installe chez lui.

Bien sûr, les orages viendront. La passion brûle Peter von Kant obsédé par la volonté de posséder totalement Amir et rongé par la peur de perdre cette bataille quasi maladive. Cette dramatisation occupera la seconde partie du film et c’est là que je me suis senti déçu.

Quelques critiques ont reproché à Ozon une théâtralisation de ce film. Elle existe clairement mais elle ne m’a nullement gêné, au contraire, car j’ai aimé que François Ozon joue des excès de ses personnages. Le huis-clos, certaines outrances de jeu, certaines scènes, ces traits d’humour soudains, inattendus, quasi boulevardiers, certaines musiques ressortissent en effet de la théâtralisation. Mais elle est un parti pris, non une dérive : c’était la volonté d’Ozon.

Ce qui m’a retenu, parfois un peu lassé, c’est une forme de superficialité dans la seconde partie qui, elle, paraît involontaire. Peut-être que le régime effréné d’un film par an a empêché François Ozon de prendre le recul nécessaire pour fouiller davantage ses personnages voire son scénario. Il a pourtant tout le talent qu’il faut pour plus de profondeur – d’ailleurs, il l’a déjà montré.

« Sidonie », Isabelle Adjani

Plus que l’histoire en elle-même, ce qui fait tenir le film – par ailleurs très bien réalisé techniquement, comme toujours chez Ozon – c’est l’incroyable jeu de Denis Ménochet qui interprète Peter. Il est bluffant. Il réussit, malgré son grand corps imposant, sa voix facilement tonitruante, à glisser dans son personnage de subtiles nuances de douceur, de féminité. Il est parfait. Et les apparitions d’Isabelle Adjani qui interprète son amie et star, Sidonie, sont un pur bonheur. Absolument superbe, amincie de 45 kilos, pâle, fragile, évanescente, elle surjoue les Marlène Dietrich, et c’est délicieusement amusant. Elle est une des raisons pour aller voir ce film.

J’ai aussi retrouvé avec plaisir Khalil ben Garbia qui interprète Amir. Je l’ai découvert dans un court-métrage suédois, Nattåget, de Jerry Carlsson qui avait été sélectionné au festival de Venise (sous-titré en anglais, heureusement pour moi). Je l’ai vu ensuite dans la version française (saison 8) de la série norvégienne Skam (Honte, en français), au succès phénoménal, et diffusée chez nous sur France-tv et YouTube. Pour Peter von Kant, Khalil Garbia (son nom de scène) dit avoir travaillé avec un coach sportif et on le croit volontiers à le voir marier son allure virile avec une sensualité langoureuse autant que fougueuse. Une scène où il danse nu est la quintessence de cette détonante alchimie. Les acteurs donnent tout son piment à ce film.

Le journal Le Monde, dans son « Avis » sur Peter von Kant a titré : « Pourquoi pas ? » J’ai trouvé ça sévère car malgré ses longueurs et ses défauts, c’est un long métrage débordant de charme.

Le roman de Nicolas Mathieu

 J’ai récemment découvert une interview, datant de 1958, de Louis-Ferdinand Céline, ce génial écrivain qui, par certaines de ses positions idéologiques et politiques, a révolté beaucoup de monde dont une large part s’est ensuite acharnée à sa perte, qui a au minimum troublé ceux qui séparent toujours le créateur de l’homme, mais dont l’œuvre a continué, malgré tout, d’enthousiasmer d’innombrables admirateurs, y compris parmi les cibles de ses extrêmes virulences *

Dans cette interview, Céline se souvient de ce que pensait George Sand des vieux aristocrates qu’elle rencontrait quelquefois dans les salons, elle, l’arrière-petite-fille du prince de Saxe qui portait sur la société un regard « d’extrême gauche », selon lui. Il reprend certaines des expressions de George Sand en les appliquant à la plupart des auteurs de romans contemporains de son époque : « Ils font des singeries tout à fait inutiles. Ils ne vont pas directement dans le sujet, ils tournent autour. Ils s’avancent des chaises, ils font des petites grimaces, ils font des prologues, mais ils ne vont pas directement au nerf, à l’émotion. » Il ajoute qu’en outre, à l’époque de la télévision, des enquêtes médico-sociales, universitaires ou journalistiques, on n’a plus besoin du roman pour nous apprendre les situations, contrairement au temps de Balzac ou de Flaubert.

Est-ce que Nicolas Mathieu nous raconte ce que l’on savait déjà très bien par d’autres canaux ? Est-ce qu’il va « directement dans le sujet » ? La réponse à cette dernière question est d’autant plus ardue que j’ai passé l’essentiel de mon temps de lecture à me demander quel était au juste le sujet…

Hélène, « l’héroïne », s’il en existe une dans ce livre foisonnant de figures, et Christophe, (le « héros » ? même remarque), ex-coqueluche du lycée quand il avait vingt ans, avec sa petite gueule d’ange et son corps sculpté de sportif, sont issus des classes moyennes voire pauvres. Ils ont désormais quarante ans. Voilà Hélène hissée bien plus haut dans l’échelle sociale : travail de consultante bien payée, jolie maison d’architecte, belle voiture, jolies vacances, beaux restos, deux gamines apparemment débrouillardes. Ces signes de succès ne la motivent plus autant qu’avant, pour ne pas dire plus du tout, d’autant qu’avec son mari ce n’est plus vraiment ça. Christophe, lui, n’a pas « réussi », il n’a d’ailleurs pas cherché à y parvenir. Il fait un boulot de vendeur peu intéressant, il ne pratique plus le hockey dont il était champion. Il a pris des kilos et perdu des cheveux. Il s’est fait plaquer par sa femme. Il élève aussi bien qu’il peut son fils dont il a la garde partielle et qu’il risque de bientôt perdre car l’ex-épouse projette de quitter la région avec l’enfant. Il se désole en outre de voir son père s’enfoncer dans certains brouillards de la vieillesse. En résumé, c’est pas la joie….

Adolescente, Hélène était subjuguée par le beau Christophe, mais lui, par une autre fille – sa future femme et mère de son fils. Vont-ils se trouver vingt ans plus tard ? Et si oui, pour faire quoi de cette rencontre si différée et du fond de leurs univers encore plus éloignés aujourd’hui qu’hier ?

Est-ce une histoire d’amour ? Non, ou alors vaguement : on chercherait en vain les sentiments. Est-ce un regard nostalgique sur l’adolescence ? Un peu, mais bon, on connaît cette chanson-là qui a parfois été très joliment chantée. Est-ce un livre sur le transfuge de classes ? Oui, en partie, mais bon, on connaît aussi cet air, et depuis fort longtemps. Est-ce un roman de la désillusion ? Ce thème, loin de constituer la trame-même du livre qui en aborde beaucoup d’autres, semble néanmoins le plus prégnant. Dans la toute dernière partie du roman, Nicolas Mathieu, comme s’il consentait enfin à resserrer la focale, mobilise son don d’observation et d’analyse pour nous offrir, au travers des yeux d’Hélène, des pages fortes où la lucidité le dispute à l’amertume. C’est assez désespérant mais hélas ! ça sonne très juste. Si l’ensemble du roman avait été de cette trempe, il aurait été excellent. Mais malheureusement, nous voilà repartis sur ces innombrables chemins de traverse où l’on se perd. Alors quoi ? Un galimatias ?

Le mot est violent, on se dit qu’on est trop sévère. Mais tous ces thèmes qui ne cessent de défiler lassent. Il y en a un peu pour chaque sujet : la vie en province ; le fossé entre une enfant douée et des parents qu’agace profondément – et sans doute vexe – leur fille je-sais-tout ; les amies d’enfance et leur maison, leur famille, leurs petits copains ; le monde de l’entreprise et ses tics de langage, ses codes de comportement voire d’ameublement, d’éclairage, et même ses façons de s’habiller : j’en passe… J’ai souvent eu envie de crier : assez ! Mais un bon sentiment a volé soudain au secours du livre : vu tous ces détours, cette palette, presque ce kaléidoscope, il m’a suggéré que ce livre était peut-être, au fond, une vaste fresque sociale, dans ces milieux modestes et dans ces années 90. Emporté par l’indulgence, je me suis dit que ce parti pourrait justifier tout ce saupoudrage, toutes ces avalanches de détails sur n’importe quel événement, n’importe quelle circonstance. Mais la énième description des fringues de l’assistante d’Hélène au bureau, ou l’interminable récit d’une partie de hockey du jeune Christophe m’a refait craquer. Il m’est arrivé de noter en marge de toute une page un rageur « On s’en fout », appuyé d’un voire de deux points d’exclamation. On finit par se dire que ce roman est peut-être tout simplement un livre sans boussole. Puis une autre interrogation arrive, plus sèche encore : est-ce un livre raté ?

Non, même si la lecture fut pour moi souvent un presque ennui. Mais presque ne veut pas dire total. Car Nicolas Mathieu a indéniablement des talents forts. Il y a ces pages de désillusions que j’ai évoquées et heureusement quelques autres. Nicolas Mathieu a notamment une rare capacité à saisir en quelques phrases un lieu, non seulement le décor mais l’ambiance qui y règne et même, pourrait-on dire, son odeur. L’auteur a aussi parfois, j’ai failli dire « Quand il le veut bien », le sens de la formule, et c’est à chaque fois, dans ce torrent d’histoires plombées d’anecdotes, comme une jolie lueur qui donne espoir pour la suite ; mais la lueur est fugace. Au total, je suis resté sur un sentiment d’entre-deux, bien plus sévère que sur le film d’Ozon.

François Ozon nous a montré par la diversité et la force d’autres films qu’il avait ce « plus » d’imagination et de mise en scène qui font les grands réalisateurs ; avec cet opus toutefois il m’a semblé, non pas devenu paresseux, mais moins constant que d’habitude. D’où une certaine déception. Nicolas Mathieu nous a montré dans Leurs enfants après eux qu’il était capable de rages qui nous enragent aussi et nous font témoins à charge des procès qu’il intente. Dans Connemara il dilue son (vrai) talent dans une encre surabondante. Et en plus de ne pas trouver de fil d’Ariane, en plus d’être accablé de tant de détours et d’anecdotes sans intérêt, on ne ressent en fin de compte aucune émotion chez ces personnages – et donc aucune en nous, lecteurs. C’est dommage.

Thierry Martin

*Si vous avez un peu de temps, écouter à cet égard ce que dit de son antisémitisme l’un de ses plus fervents admirateurs juifs, Stéphane Zagdanski : (bonus DVD Arte, 2011) disponible sur You Tube.

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