Que reviennent ceux qui sont loin
de Pierre Adrian
Gallimard – octobre 2022 – 181 pages
Comme j’ai aimé ce livre !
Si vous ne l’avez pas lu, courez chez le libraire ! Je vous souhaite d’éprouver à sa lecture le bonheur qui ne m’a pas quitté au fil de ses pages, même si la fin se lit le cœur noué.
Au jeu du portrait en couleurs, ce roman serait d’un bleu lascif, comme août, le mois du récit. Il serait traversé de blancs cotonneux, comme souvent le ciel d’été en Bretagne, le lieu du récit, et comme l’écume des cavalcades des marées. Le roman aurait aussi des touches de gris liquide, ce ton qui fait humer la pluie avant même qu’elle ne tombe. Et puis il serait couleur sépia comme une photo de « la grande maison ». C’est une imposante bâtisse entourée de corps de ferme et déjà bien ancienne, cachée au fond du Finistère. Chaque année s’y retrouvent et s’y ressoudent des ribambelles familiales que les vents de septembre éparpillent un peu partout. Le narrateur, lui, est resté de longues années sans y revenir, boudeur, indépendant, un brin provocateur. Et puis le revoilà, jeune adulte, s’en voulant d’avoir abandonné la grande maison si longtemps.
Toujours au jeu des couleurs, ce roman aurait encore une autre nuance de sépia, tachetée d’ombres, comme cette image plusieurs fois entrevue de la grand-mère presque centenaire dont la mémoire s’opacifie, qui ne reconnait plus personne et appelle tout le monde Mon petit chat.
Mais le livre serait aussi doré comme le soleil couchant quand il s’allonge de tout son long, sans gêne, sur le port où l’on va boire des verres, et doré comme les corps de ces cousines, ces cousins, ces enfants de la grande maison qui passent leurs après-midis à la plage.
Et puis ce livre aurait quelques pointes de noir mat et infiniment triste, comme cet inattendu et cruel jeu d’enfants désœuvrés à la fin des vacances et, mille fois plus encore, comme le drame soudain qui va frapper l’un d’eux.

Pierre Adrian
Si ce livre était des sons, on entendrait les rires clairs de tous ces gamins, mais aussi leurs cris impatients, déçus ou capricieux et les sermons plus ou moins convaincus de leurs parents ; on percerait le mystère des chuchotements des adolescents fomentant des plans pour le soir, et celui de leurs messes basses entrecoupées de brailleries sauvages quand ils se préparent à la grande fête du 15 août ; on entendrait les rafales cabrant les arbres et empoignant les rochers de la jetée, et on écouterait le fracas de ces assauts marins sur les blocs qui en ont vu d’autres ; on entendrait gémir la grande maison sous les pas précipités qui dévalent ses escaliers de bois et courent sur les parquets de ses étages ; on l’entendrait même grincer sans raison apparente, surtout à l’heure de la sieste sacrée de la tribu qui exige le silence. Mais la grande maison veut que les choses soient bien claires : certes, elle aime les revoir et les recevoir, ces hédonistes qui l’abandonnent l’hiver, mais il ne faut quand même pas pousser le bouchon trop loin : ici, c’est chez elle et elle grince quand elle a envie de grincer !
Au jeu des parfums, quand le soleil dort encore, les premiers sont les senteurs mouillées du jardin alourdi de rosée. Puis viennent les journées brûlantes qui exhalent l’iode et le sel, collant à la peau, aux cheveux comme aux serviettes de bains et aux vêtements. Dans l’air chaud et humide de la grande maison flottent des odeurs de crème solaire et de sable mouillé que les pieds nus rapportent de la plage. Au petit déjeuner, depuis la vaste cuisine se diffuse jusque dans les pièces les plus reculées de la maison l’odeur du pain grillé, comme pour réveiller enfin les plus paresseux ou ceux qui sont rentrés très tard ; en fin d’après-midi, ruisselle l’odeur des gels-douche sur les corps gorgés de soleil et de saveurs marines.
Hormis à la fin où tout bascule, se déchire et nous déchire, au fond il ne se passe pas grand-chose dans ce roman, et pourtant jamais on ne s’ennuie. Pas une seconde. On poursuit au contraire le chemin avec gourmandise, avec bonheur, image après image. Je me suis souvent surpris à ralentir ma lecture pour prolonger mon plaisir.
Il faut beaucoup de talent et de délicatesse à Pierre Adrian pour faire vivre ensemble, sans aucune fausse note, des éclats de rires, des nuances plus ou moins sombres de regrets et de nostalgie, des plaisirs légers d’été et la violence d’un drame. Pour marier des rites bien ancrés et des mouvements d’humeur presque de révolte contre le socle graniteux qu’ils forment. Pour soupirer un soudain et profond ennui face à la répétition des jours qui se ressemblent et, presque aussitôt, éprouver un plaisir vaguement honteux à se lover quand même dans la routine réconfortante. Et il faut du talent pour faire cohabiter le murmure du temps qui semble quasi-arrêté sous la chaleur d’août avec la rumeur d’abord imperceptible puis de plus en plus insistante des jours pressés : on croit déjà entendre, là-haut, dans les chambres, le roulement sonore des valises qu’on ressort, et les gonds mal huilés des armoires qu’on vide. Il faut du talent pour faire cohabiter la gloire des enfants qui ignorent qu’ils la possèdent et le lent effacement des plus vieux que tous voudraient garder pour toujours, mais qui ne cessent de s’éloigner, chaque été davantage, vers on ne sait où – irrémédiablement. Et il faut encore plus de délicatesse pour nous plonger, sans nous y noyer, dans ce drame soudain qui referme le roman en nous brouillant le regard.
Oui, quel beau livre !
Thierry Martin
L’auteur : trente-deux ans en trois lignes
Pierre Adrian est né en juin 1991. Il a grandi en région parisienne.
Il a fait des études d’histoire et de journalisme.
Il vit actuellement entre Rome et Paris.
Trois ouvrages précédents
La piste Pasolini, premier livre de Pierre Adrian, publié en 2015 aux éditions des Équateurs. Prix des Deux-Magots et Prix François-Mauriac de l’Académie française. Ce n’est pas une biographie, c’est un recueil de sensations, d’images glanées au fil de l’œuvre de Pasolini, mais aussi auprès de certains de ses proches.
C’est surtout un livre sur la géographie de Pasolini, une sorte de journal de voyage : Rome bien sûr, mais aussi Ostie, la tour de Chia, le cimetière de Casarta, dans le Frioul, où il est inhumé.
Des âmes simples, aux éditions des Équateurs – 2016. Prix Roger-Nimier. L’histoire d’un vieux moine qui essaie de ne pas laisser sombrer le monastère qu’il habite, seul, dans le Béarn, ni les quelques croyants, athées, paumés, exclus qui viennent chercher de l’écoute et du réconfort.
Les bons garçons, aux éditions des Équateurs – 2020. Déjà des vacances d’été, à Rome cette fois, en 1975, mais celles-ci se terminent tragiquement. Le fait réel qui a inspiré ce livre – une fête qui a tourné au carnage – est le tristement célèbre « massacre de Circeo. »
Que reviennent ceux qui sont loin : quelques phrases cueillies
« Il y a des gens qu’on ne peut voir à aucune autre époque. Ils sont d’août. »
« À la grande maison (…) les objets étaient immortels (…), c’était nous qui changions. »
« Les ciels étaient toujours bleus dans nos histoires d’enfants. »
« Il fallait jouer le jeu du cercle familial, se soumettre aux rituels de la tribu. Être unis et ne pas laisser un petit, curieux, demander à sa mère pourquoi l’oncle se permettait de sauter la messe du dimanche. »
« Un jour (…), un cousin qui était venu à la messe à vélo ne l’avait pas retrouvé (…). Si l’un de nous se faisait voler sa bicyclette alors qu’il était venu pour prier, cela signifiait peut-être que Dieu n’existait pas. Du moins qu’il s’en fichait. Un doute s’installa. »
« J’ai honte des mois d’août que je suis allé passer ailleurs. »
« Grand-mère… Ma petite grand-mère… »
« Le ciel explosait d’étoiles qu’on aurait voulu moissonner à l’épuisette. »
« J’étais ému par la confiance que [le tout petit neveu] Jean m’accordait. Il me tendait sa main à chaque obstacle, préférant garder son seau (…) en jetant un œil bienveillant sur les crabes capturés. Il ne voulait en perdre aucun pour être sûr de les relâcher tous. »
Jour de pluie continuelle. « Les lampes restèrent allumées toute la journée. J’entendais les enfants courir dans les étages (…) le parquet [qui] craquait, leurs voix fluettes. L’enfermement les confinait à l’hystérie. Jusqu’à ce que l’un d’eux se fasse mal, qu’on pleure. Et une tante disait que ça devait bien finir comme ça. »
Expliquer au petit Jean de six ans que « la vengeance ne réparait pas. Elle était l’honneur des idiots. »
Soir de danse et de bières. « Je ne pouvais profiter d’un moment de fête (…) sans songer en même temps que cela finirait. »