Virgile s’en fout, d’Emmanuel Venet
Éditions Verdier, Collection jaune, février 2022
151 pages 16€.
On peut dire d’Emmanuel Venet soit qu’il est un écrivain exerçant le métier de psychiatre, soit qu’il est un psychiatre qui écrit. Là est manifestement, sinon son problème, du moins la question qui le taraude depuis sa jeunesse. Et c’est précisément l’une des années de cette jeunesse que raconte ce roman dont l’intrigue commence le 1er janvier 1981 et s’achève le 31 décembre.

Manifeste pour une psychiatrie artisanale
Né en 1959, Emmanuel Venet a travaillé comme chef de clinique et assistant dans le service du professeur Jacques Hochmann entre 1989 et 1991 puis il a ensuite exercé en tant que praticien hospitalier. Depuis le 1er avril 2021 Emmanuel Venet exerce à l’hôpital psychiatrique de Saint-Cyr-au-Mont d’Or.
Il a publié des livres nourris de sa réflexion sur la médecine (Précis de médecine imaginaire) ou de son exercice professionnel de psychiatre : Ferdière, psychiatre d’Antonin Artaud, Observations en trois lignes ou encore Marcher droit, tourner en rond. Ce dernier livre qui avait été salué par la critique est un monologue aux allures de pamphlet, empli d’humour. Le narrateur est un homme de quarante-cinq ans atteint d’une forme d’autisme. Aucune des hypocrisies de la société ne lui échappe.
Emmanuel Venet s’intéresse aussi aux ressorts psychiques et psychopathologiques de la créativité et il a publié des articles sur Artaud, sur Michaux, Rimbaud, ou encore Thomas Bernhard. Au total, on peut sans conteste le ranger parmi les écrivains.
Un roman juste, pessimiste mais drôle
L’éditeur Verdier nous dit : « Quarante ans après, le narrateur se remémore sa vie d’étudiant, ses relations amoureuses hésitantes – dont celle qui lui fit vivre la douche écossaise d’un grand amour – mais aussi les remous causés par l’élection de François Mitterrand. » À propos de ce légendaire mai 1981, Emmanuel Venet met en scène les peurs-paniques provoquées par l’arrivée des « socialo-communistes » au pouvoir et les réactions de certains membres de l’entourage du héros, dont sa famille. Sans oublier les fayots, notamment le chef de service de l’hôpital ou travaille le héros qui n’est pas encore interne mais « faisant fonction ». Le chef de service, brillant, archi-compétent, hautain, volontiers méprisant est le mandarin pur jus. Le voici soudain emporté par la vague de fraternité rose et le souffle de jeunesse ventilant le nouveau paysage : dans la foulée, le professeur se « fait teindre et gominer les cheveux et sidère son monde en arborant un blue-jean » … L’auteur nous rappelle aussi les voyages secrets vers la Suisse de valises bourrées de billets encore moites des mains enfiévrées les ayant entassés. Tout cela, se souvient-il, c’était « avant », comme on dit désormais, juste au début du règne de François ; avant l’austérité et bientôt « les années fric » et le triomphe d’une certaine gauche qu’on surnommera bobo. Ces passages m’ont remémoré une anecdote mi-rigolote mi-cruelle. Lors d’un de mes métiers, à Marseille, l’organisme d’État pour lequel je travaillais sous le gouvernement Jospin avait de nombreuses réunions avec un de nos très hauts fonctionnaires français, au demeurant intelligent et charmant, qui était particulièrement impliqué dans l’aménagement du territoire. Eminemment Parisien, il en pinçait aussi pour sa maison de campagne nichée dans un massif montagneux situé entre les Alpes-de-Haute-Provence et le département de Vaucluse, et réputé pour ses mas très chics, tout en chérissant également son riad marocain, dans une localité pas moins élégante. À l’heure où l’on parlait encore beaucoup du fameux axe Paris-Lyon-Marseille, le célèbre axe PLM, les mauvaises langues disaient qu’en réalité, avec lui, PLM voulait dire Paris-Luberon, Marrakech…
Autres temps, autres mœurs ?
Les familiers d’Emmanuel Venet retrouveront dans cet opus sa vision plutôt désenchantée du monde, ses formules qui font mouche et son humour. Bon analyste des comportements humains – on n’est pas psychiatre pour rien – Emmanuel Venet sait croquer ses personnages d’un ton juste. Certains sont particulièrement originaux, telle la belle Alexia Mauer qui lui fait tourner la tête tout autant qu’en bourrique. Avec sa manie d’établir des listes (énumérer les films d’un auteur, la discographie de tel ou tel, et dans l’ordre chronologique, s’il vous plaît), avec ses foucades, ses soudaines disparitions, elle est le pôle attractif et répulsif du jeune héros – double très probable de l’auteur. Original aussi, ce libraire carburant au Pouilly-Fumé qui rencontre des amis, pour ne pas dire des adeptes, dans un bar, le soir, tous attachés, à sa demande, à établir la liste des « cent plus beaux textes écrits en français ».
Et puis voici l’amante attitrée mais devenant de plus en plus intermittente du spectacle du héros, Chantal Magnard, à la « croupe un peu large et aux idées indéniablement étroites ». Elle est encore plus ou moins dans le circuit sensuel du héros, mais en trajectoire descendante, surtout après qu’il a rencontré la belle Alexia. Elle est intéressante aussi, cette Chantal Magnard, bien qu’elle frôle parfois un peu la caricature dans son rôle de fille de grands bourgeois qui voudrait bien devenir l’épouse du héros et faire de lui un cardiologue de province paisible et nanti. A propos de la séparation que le héros envisage donc de plus en plus, Emmanuel Venet lui fait écrire une phrase qui m’a bien fait sourire : « J’avais besoin de prendre du recul, comme on dit quand on souhaite prendre le large en douceur. »
Les mythes ont la vie dure
Ce qui est inhabituel dans ce livre, c’est la part faite aux mythes : Agamemnon, Clytemnestre, Thésée, Phèdre, Romulus, Oreste, Jason – j’en passe. Entrelardant les chapitres du roman, ces pages viennent nous faire revivre les grands récits, parfois sans commentaires aucun, charge aux lecteurs d’en déduire ce qu’il voudra. On ne peut manquer de se dire que ce monde de violences, de jalousies, d’envies folles de pouvoir et de gloire, de vengeance, de meurtre, de passions brûlantes a au fond peu changé. Certains lecteurs ont été décontenancés voire agacés par ces fragments, d’autres – dont moi – ont pris un certain plaisir (pas toujours) à revisiter leurs classiques. Puis parfois, ces pages quasi intruses se concluent par une sorte de morale, comme dans les fables. Ainsi de la fin d’un passage consacré à la fureur de Clytemnestre contre Agamemnon qui avait « accepté d’immoler Iphigénie afin de permettre à sa flotte d’appareiller pour Troie », ce qui entraîna notamment l’assassinat de dame Clytemnestre (et de son amant) par son fils Oreste qui, après bien des pérégrinations post-matricides, prit femme et régna paisiblement. L’auteur écrit : « Preuve que le bonheur, bien qu’exceptionnel, reste une hypothèse envisageable » … Et, plus loin dans le livre, à propos d’Oreste (encore lui) et de son célèbre ami Pylade : lorsque ce dernier épouse Electre, et comme il se doit eut de nombreux enfants, Emmanuel Venet, tout de sombre ironie drapé, écrit : « L’issue heureuse de cette histoire devant moins aux vertus de ses protagonistes qu’à la mansuétude des dieux, on pourrait en déduire que le bonheur s’accueille plutôt qu’il ne conquiert. » Et sans doute instruit par quelques ratés personnels, il ajoute : « Encore faut-il savoir le recevoir (…). »
Commentant un autre passage mythologique, s’agissant cette fois d’un débat entre historiens sur la durée de temps qui a séparé la chute de Troie de la fondation de Carthage, Emmanuel Venet note – nous donnant la clé du titre qu’il a choisi pour son livre : « Mais Virgile s’en fout comme de sa première toge : si on l’avait poussé dans ses retranchements, il aurait sans doute répondu que toutes les histoires s’écrivent ainsi, et particulièrement les histoires d’amour » …
À la toute fin du roman, il nous délivre une autre clé qui semble éclairer toutes ces évocations de mythes. Il fait dire à son héros vieilli de quarante ans et qui se souvient encore d’Alexia : « Et soudain je me sens partie prenante d’un enchevêtrement d’histoires dont je ne sais rien, banalement ignorant de moi-même et du monde, fait de pièces et de morceaux éparpillés dans une mémoire sans sujet et réunis dans un corps sans mémoire. »
Le chat et la souris
« La démarche clinique » passionne à l’évidence ce médecin-écrivain, et plus encore dans ces années 80 où « la médecine probabiliste » commence à s’insérer dans le raisonnement médical. Pour le héros, qui est, je l’ai dit, également médecin, et très probablement pour le docteur Emmanuel Venet lui-même, cette médecine probabiliste « élude l’interprétation des signes et des symptômes au profit de l’analyse des corrélations, et menace d’imposer au monde son simplisme. »
Mais si le goût de la médecine en général est ancré au plus profond de l’auteur et de son double littéraire, la tentation de l’écriture l’est au moins autant. Cette dualité, pour ne pas dire parfois ce drame, trame tout le livre. Parlant du projet de roman qu’il porte, le héros dit à un interlocuteur, par un jeu de miroir avec l’auteur : « C’est l’histoire d’un médecin qui voudrait écrire… mais qui ne sait pas au juste où l’écriture le mène », c’est « un homme qui souffre d’une forme d’écartèlement interne entre la littérature et la médecine… » L’auteur ajoute : « Est-ce que ça intéressera les lecteurs ? Peut-être, on verra bien. » Pour moi, la réponse est oui.
Emmanuel Venet, le psychiatre-écrivain, aime donc jouer avec son héros qui lui-même aime jouer avec l’auteur. Pour s’amuser davantage de la confusion, le héros ajoute : « C’est peut-être, j’en conviens, trop proche de ma propre expérience, pour ne pas dire trop autobiographique », avant de s’en tirer par une pirouette : « Mais de toute manière, la préparation de mon concours [d’interne] m’empêche absolument de m’adonner à l’écriture d’un roman. » Celui que nous lisons…
Le jeu du chat et de la souris ne se limite pas, chez Venet, aux seules formes que peut revêtir cette course-poursuite. Le héros alias l’auteur se pose – nous pose – quelques très bonnes questions sur ce qu’est la littérature. « J’éprouve une formidable et permanente envie de transformer en matière littéraire l’impalpable substance de la vie qui m’anime, sans pour autant me sentir le dépositaire d’un message qu’il me faudrait transmettre (…). Écrire, sur rien, pour rien, sinon pour prolonger la musique entêtante qui me vient d’autrui et m’aide à résister aux chagrins de la condition humaine ». Il ajoute : « Comme chacun j’avance à tâtons dans l’inintelligible (…). Les mots peuvent accueillir des réalités qui les excèdent (…) et parfois, un lambeau de réel se laisse piéger dans la langue (…). »
Jolie définition du roman, non ?
Thierry Martin