Pierre Jourde
Pierre Jourde

Winter is coming, de Pierre Jourde

Winter is coming *.

Il est souvent nerveux, ce père, avec de soudaines envies de tout casser. C’est sa nature, il ne le cache pas, et le cours de sa vie n’arrange pas son caractère. Il ne cache rien, Pierre Jourde, ni ses colères dévastatrices, ni le remords torturant d’avoir été parfois trop sévère avec Gabriel, l’un de ses fils, ni ce mélange bouleversant d’amour, de fureur, de tendresse, de regrets, d’illusion et de désespérance devant ce grand et beau jeune homme de dix-neuf ans, son enfant si malade.

Tout a commencé par un peu de sang dans les urines, rien d’alarmant. Puis la sentence est tombée : Gabriel a un cancer rarissime du rein qui ne touche que les métis, comme lui, un cancer qu’on ne sait pas vraiment soigner, qui progresse de façon fulgurante. Douze cas dans le monde, deux en France. Il a fallu que ça tombe sur lui. L’espérance de vie est très courte.

Mais Gabriel ne peut pas mourir, c’est évident, il est trop jeune, trop athlétique, trop gentil, lui qui pour un rien lance un joyeux « Merci papa ». C’est sûr, la maladie va capituler devant ce sourire radieux avec lequel il a traversé sa courte vie. Et puis son album cartonne sur le Net, Winter is coming. Gabriel, le Gazou de ses proches, est devenu Kid Atlaas, compositeur qui commence à rayonner, il se classe deuxième dans un concours, il a l’avenir devant lui. A la rentrée, il va intégrer une école de graphisme car il dessine aussi, et sa copine est jolie, tout ira bien.  

D’ailleurs un des deux professeurs qui le suit, un homme aimable, avenant, semble plutôt optimiste, en contrepoint du second, sec comme un coup de trique – peut-être une partition convenue entre eux deux, se demandera le père, plus tard.

 « Se regarder ne pas savoir »

Pierre Jourde, l’écrivain, le critique littéraire, celui qui sait si bien regarder les autres, si bien imaginer, se dira « après » qu’au fond il n’a pas voulu voir mais qu’il savait, et son ex-femme aussi, la mère de Gazou, et sa compagne actuelle, Hélène, et sans doute toutes celles et tous ceux qui pendant un an vont être à ses côtés, la famille, les amis. Mais ça ne veut rien dire, « savoir », même face aux cicatrices sur le corps de Gabriel opéré et réopéré, même face à ses muscles qui fondent, la maigreur, son teint devenu si pâle qu’il est presque blanc, son crâne sans cheveux, ses yeux creusés, son épuisement au moindre effort. Savoir, c’est-à-dire croire qu’on va perdre son enfant ? Personne ne peut « savoir » ces choses-là.

Et Gabriel continue de sourire, il ne se plaint pas, la dégradation se fait par petits pas, au quotidien. Mais un jour, après qu’un médecin a parlé de « guérison », et alors que le père et le fils vont voir la grand-mère de Gazou, à Melun, la stupeur dans les yeux de cette mamie découvrant son Gazou au moment où elle ouvre la porte, dit pendant une seconde, avant qu’elle ne se reprenne par un courage venu d’on ne sait où, combien le vigoureux jeune homme est devenu quelqu’un d’autre, un fantôme.

Pierre Jourde écrit : « Il n’est pas encore au bout. Il a encore loin à aller, très loin, jusque là où jamais il n’aurait pensé pouvoir aller. Et nous non plus n’aurions jamais imaginé qu’il nous serait réservé de nous avancer, pas à pas, jusque dans ces régions qu’on aurait cru n’exister que sur les toiles des vieux maîtres, celles qui représentent des descentes de croix, au fond desquelles un ciel obscur se déchire. »

On a beau connaître l’issue dès le début, l’architecture du livre, l’apparente rémission de Gabriel à un moment nous font espérer voire croire qu’il va s’en sortir. D’ailleurs, le voici en Martinique dans sa famille maternelle. « Dès l’aéroport Gazou semble s’illuminer. Il retrouve la lumière, les parfums (…) on peut voir sur son visage d’abord hésitant le réconfort profond de celui que la chaleur prend au creux de ses bras comme un vieil ami. » Gazou reprend un peu de poids, son teint retrouve un peu sa couleur miel d’antan, il boit du punch planteur, il rit, il se prélasse voluptueusement dans un hamac. Mieux qu’une rémission ? Et si c’était vraiment une guérison ?

Quelques jours à peine après son arrivée, il faut le rapatrier d’urgence à Paris, en avion sanitaire.

 L’univers (in)hospitalier

Alors la vie d’hôpital happe de nouveau – j’ai failli écrire « frappe ». Radios, scanners, chimio, sondes, tuyaux, appareils en tout genre. Sans parler du cortège d’effets secondaires de toutes ces maltraitances brandies en traitements. Les viscères de Gabriel ont été massacrés lors de la première opération du rein car il y avait des nodules partout, « un vrai bazar là-dedans », a dit un médecin. Et maintenant, ce sont ses vertèbres lombaires qui sont touchées et font marcher Gazou comme un crabe. La maladie n’a pas encore fini de dévaster ce corps si jeune.

Entre deux tortures, il faut attendre. « La vie hospitalière est avant tout faite d’attente. On attend l’arrivée de l’ascenseur. On attend l’arrivée du véhicule sanitaire. On attend en salle d’attente le rendez-vous avec le médecin. On attend au secrétariat. On attend la visite de l’interne. On attend de pouvoir passer l’examen. On attend le résultat de l’examen. »

En salle des urgences, Gabriel fatigue sur son siège. Son père obtient d’une infirmière qui passe « qu’il puisse s’installer sur une des civières qui traînent dans un coin, en attente de corps à transporter d’un service à un autre, d’une chambre à une salle d’examen, d’une salle d’opération à une chambre, d’une chambre à une morgue, d’une salle d’examen à un taxi ».

Attendre. Et chacun y va de son avis, plus ou moins prudent, ou sans fioriture, comme celui d’un des deux professeurs. Mais « en fait il n’en sait rien, dit le père, (…) il va au pire, la dernière fois il a annoncé la catastrophe, et puis c’est reparti. »

Ce jour-là, « au bout de l’ennui, l’examen finalement a lieu, dix minutes à peu près. Repartir, dans la nuit, treize heures après être arrivés. » Gabriel désormais ne quitte plus son « amie fidèle » : la morphine.

Sang d’encre

Bien sûr on a lu d’autres livres parlant d’un tel sujet, mais ce livre-là est à part. L’écriture a beau être retenue, elle est poignante. J’ai traversé ce récit la gorge nouée et j’ai pleuré sur les dernières phrases. On est tout à côté de Gabriel et de ce père, ligne après ligne. « Certains jours, confesse-t-il, à force de ne plus savoir à qui adresser d’absurdes prières, il ne reste plus qu’à apostropher mentalement on ne sait qui, le responsable, celui qui a agencé tout ça, auquel on ne croit pas non plus, simplement pour demander qu’on foute la paix à Gabriel. »

Pierre Jourde ne s’épargne pas non plus, ravagé par la question de savoir s’il a été un bon père, s’il a suffisamment aimé, s’il l’a suffisamment montré. A-t-il assez tenu dans ses bras, lorsqu’il était enfant, ce môme qui était « la discrétion même : celui qu’on ne voit pas, qui ne parle pas fort, qui ne se met pas en avant, qui fait ses affaires dans son coin » ?

« C’est maintenant »

Et puis vient un jour où même le gentil professeur ne sourit plus. « Il n’a plus cette belle énergie avec laquelle il nous galvanisait, et relançait Gazou dans le désir de se soigner. Il sait que nous savons, que le petit théâtre d’illusions a été démonté à présent, que les accessoires sont rangés, la scène est vide. Il ne reste que la mort, elle ne va pas tarder. »

Mais c’est incroyablement résistant, la vie. Même broyé, le corps résiste encore.

« Il ne souffrira pas », dit-on au père et à la mère, à Hélène, aux frères. Mais une nuit, dans sa chambre d’hôpital, Gazou se tord. « Il suffit d’une interne idiote, qui ne sait pas, ou n’ose pas, ou n’écoute pas, ou s’obstine, et adieu la paix rêvée des derniers moments, ta coupe de souffrance, mon fils, il aura fallu que tu la boives. »

Gabriel a de plus en plus de mal à respirer. Alors Pierre Jourde comprend ce que la phrase « Il ne souffrira pas » voulait dire : « Cela signifie [que] ce sera à la mère de Gabriel et à moi de décider du moment où l’on fera mourir notre fils. »

Le râle est encore plus fort. « Sa mère et moi sommes d’accord, c’est maintenant. »

Après l’injection du sédatif, Gabriel soudain se redresse, « yeux grands ouverts ». Pierre Jourde qui ne pourra jamais oublier ces secondes écrit : « Qu’est-ce que tu as vu ? »

Puis la tête retombe. « Quelqu’un a hurlé. C’est moi, c’est ta mère aussi. »

Encore deux spasmes, et c’est fini.

Gabriel venait d’avoir vingt-ans.

Thierry Martin

* »Winter is coming », Pierre Jourde, Gallimard, février 2017.

 

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