Yves Hayat « Le Parfum, cet obscur objet du désir »
Nous avions décidé, Thierry Martin et moi, de visiter ensemble l’exposition d’Yves Hayat au Musée International de la Parfumerie à Grasse, et peut-être d’instaurer un dialogue afin de comparer notre ressenti par rapport à l’exercice qu’Hayat a réalisé avec succès, tant son œuvre colle à ce lieu dévolu au parfum, à son histoire, à sa fabrication et à sa culture, aux divers sens du terme. Si nous avons gardé l’idée d’une visite commune, nous avons finalement opté pour des textes autonomes, celui de Thierry Martin écrit à chaud, le mien rédigé après un assez long temps de réflexion.
Yves Hayat au musée de la parfumerie de Grasse,
par Thierry Martin
Odeurs mêlées
Ça sent la poudre de riz et la poudre à canon, c’est sucré comme les roses à parfum et âcre comme la poussière des ruines : on est dans l’univers d’Yves Hayat.
Cette exposition à Grasse amplifie la logique du parcours de cet artiste, depuis plus de vingt ans, où se superposent les enduits de nos vies : la brutalité et la solitude, nos pulsions de toute puissance et nos misères secrètes, nos penchants pour la frivolité et nos barbaries.
Pour tenir ce discours, Hayat fut l’un des premiers à oser recomposer des images, à jouer avec le numérique, à accoler les fragments. Le métier de publicitaire qu’il exerça refait quelquefois surface dans son travail d’artiste et on l’a, ici ou là, critiqué pour cela. Cette critique est étrange voire anachronique aujourd’hui où les disciplines s’entrecroisent, où les technologies irriguent de plus en plus les arts, où l’aspect « esthétisant » dont il convenait, on l’avait compris, de prononcer le mot avec un certain mépris, a quasi mué en ode à la perfection des formes, dans tous les domaines. D’ailleurs, faudrait-il faire moche et bâclé pour être en vue ?
Le travail d’Hayat est souvent didactique, presque surjustifié dans sa juxtaposition du luxe et de l’horreur, du plus extrême raffinement et des formes les plus massives de la destruction : je parle de toutes ces images de villes détruites, de ces êtres errant entre les obus, le regard affolé, en lambeaux de chair autant que de vêtements. Oui, Hayat insiste beaucoup mais hélas il faut encore qu’on nous montre, qu’on nous dise, qu’on nous réexplique qu’on est en vérité cinglés pour tout fracasser avec tant de fureur et se pavaner, une fois les bombes lâchées, dans des fringues griffées, imprégnées de parfum de marque. Alors, certes, elles ne sont pas très affriolantes, ces images que renvoie le miroir, mais le miroir n’y est pour rien.
Trop pub pour les uns, trop léché pour les autres, ce travail n’en a pas moins été exposé à travers le monde.
Pour ma part, si je n’aime pas tout ce que fait Hayat, je ne compte plus les pièces qui m’ont intéressé, touché, interpellé, fait réfléchir. C’est déjà magnifique de pouvoir être capté par tant d’œuvres issues d’une trajectoire (celle d’Hayat commence à être ample). Et puis, soit dit en passant, qui pourrait prétendre qu’il soit possible de tout aimer de la vie, de tout aimer en chacun, à commencer par le fond de soi-même, si l’on y regarde bien. Cette suggestion d’examen de conscience qui convoque la photo brute, la retouche numérique, des traces anciennes et des fragments de notre temps, qui mêle le classicisme à la contemporanéité, qui distord des formes, et qui en somme recadre les sujets qui fâchent, est le fondement-même du travail d’Yves Hayat.
« Le Parfum, cet obscur objet du désir »,
par Hélène Jourdan-Gassin
Quand on sait que Luis Buñuel et Jean-Claude Carrière ont donné ce titre : Cet obscur objet du désir à leur adaptation libre de La Femme et le Pantin, le roman de Pierre Louÿs, et qu’ils l’ont extrait d’une citation du roman, mais en modifiant « ce pâle objet du désir »initial en « cet obscur objet du désir », on ne doute pas qu’Yves Hayat, dont l’œuvre est une perpétuelle mutation et réinterprétation des idées et des images, ait choisi impunément ce titre pour réunir les différentes thématiques de son travail sous l’égide du parfum.
Hayat, dont l’idée majeure est une confrontation permanente entre le luxe et la désolation, joue les équilibristes dans ce temple du parfum qui sublime cet élixir sacré, aux vertus mystérieuses qui, depuis la nuit des temps, laisse sa fragrance habiter l’histoire, envoûtant les hommes, dont la seule parade est de l’enfermer dans les plus humbles comme les plus somptueux flacons.
Pourquoi équilibriste ? Parce qu’à cet objet de luxe, estampillé par les plus grands, Chanel, Guerlain, il oppose des paysages de guerre, des villes en ruine, des fleurs qui saignent, des icônes qui pleurent ou ferment les yeux sur le devenir du monde. Il confronte sur d’immenses magazines de cellophane glacée les beautés de la mode aux laideurs de la guerre. Dans Places de la révolution, il détourne un orgue à parfums pour lui faire jouer une autre partition que le langage des fleurs. Avec Hommage à Bern et Hilla Becher, il applique aux alambics du musée, clin d’œil à la modernité, le protocole rigoureux (vue frontale, centrage du sujet) des photographies des Becher sur les bâtiments industriels…
De salle en salle, dans ce précieux musée du parfum, Hayat exprime par son désir boulimique pour les images, ce questionnement contemporain de l’artiste sur l’art et sa finalité. Si cette bataille entre la beauté et la destruction qui apparaît en filigrane dans toute son œuvre a permis à la critique de le classer dans l’art politique ou sociologique, ce qui le rapproche encore de Buñuel dont le film traitait aussi de sujets politiques, tels l’éducation chrétienne, la bourgeoisie, les attentats, ce n’est qu’un des aspects de son travail car il n’y a pas chez Hayat, la sécheresse de l’analyse, mais bien au contraire, un regard aimant qui caresse ce qui s’abîme, se brûle, se transforme, inexorablement.
Les Memento Mori d’Hayat nous rappellent notre impermanence avec la grâce que donne la maîtrise de l’image et l’élégance du trait. Ses représentations du temps qui passe, sont prégnantes, même sil faut chercher l’allégorie dans les ruines plutôt que dans les crânes qui habitent nos vanités classiques et contemporaines.
D’octobre 2017 au 7 janvier 2018
Musée International de la Parfumerie – Grasse
www. museesdegrasse.com